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Le double délai pour agir en garantie des vices cachés. Par Sandra Fuhrmann et Julie Brioude, Avocats.
Parution : lundi 30 janvier 2023
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La chambre commerciale de la Cour de cassation a rendu un arrêt qui n’a pas manqué d’attirer notre attention. C’est l’objet de notre analyse ci-après.
Cass, com., 29 juin 2022, n°19-20.647.

En mai 2009, la société Engie a confié à un entrepreneur la réalisation d’une centrale de production d’électricité. Pour ce chantier, l’entrepreneur a acheté des panneaux photovoltaïques à un fournisseur, étant précisé que lesdits panneaux étaient composés de connecteurs, conçus par un fabricant.

Trois mois après la mise en service de la centrale, sa productivité s’est avérée limitée par la défaillance de certains connecteurs. La cause de la défaillance a été révélée en septembre 2012.

Après l’intervention d’un expert judiciaire - nommé en 2013 - la société Engie a assigné, en 2015, l’ensemble des entreprises intervenues en réparation de ses préjudices.

La Cour de cassation était, notamment saisie du recours de l’entrepreneur, lequel, condamné à indemniser Engie, reprochait aux juges du fond [1] d’avoir rejeté son appel en garantie contre le fabricant au motif qu’il serait prescrit.

Elle avait, plus généralement, à se prononcer sur le régime de prescription applicable à la garantie des vices cachés [2] exercée à titre récursoire par un entrepreneur pris dans une chaîne de contrats [3] ; et de manière plus pratique sur le délai dans lequel était réellement enfermé l’entrepreneur pour exercer son recours contre le fabricant.

La réponse à cette question est, en réalité, plus difficile qu’il n’y paraît.

La prise en compte du seul délai visé à l’article 1648 du Code civil - lequel dispose que « l’action résultant des vices rédhibitoires doit être intentée par l’acquéreur dans un délai de deux ans à compter de la découverte du vice » - est, en effet, insuffisante ; d’autres doivent être pris en compte, lesquels varient selon la nature des parties et la date de conclusion des contrats.

La chambre commerciale a jugé que le point de départ du délai de deux ans courait, à l’encontre de l’entrepreneur, « à compter de la date de l’assignation délivrée contre lui ».

L’arrêt est surprenant en ce qu’il ne vise que le délai biennal de la garantie des vices cachés de l’article 1648, sans mentionner les délais de la prescription de droit commun [4].

L’arrêt offre, plus précisément l’opportunité de s’interroger sur l’ensemble des délais auxquels la garantie des vices cachés doit se soumettre, notamment dans des hypothèses de chaîne/groupe de contrats.

I. Les délais applicables aux acquéreurs, en l’absence de chaine de contrats.

Il sera, d’emblée, précisé que la garantie des vices cachés n’est applicable que dans le cadre d’une relation contractuelle de vente ; l’action n’est pas ouverte au maître de l’ouvrage à l’encontre de son constructeur, et ce, en raison de la qualification du contrat, lequel est un contrat d’entreprise et non de vente.

C’est, en effet, le premier apport dégagé par l’arrêt de la chambre commerciale de la Cour de cassation du 29 juin 2022 : « dans leurs rapports directs, l’action en garantie des vices cachés n’est pas ouverte au maître de l’ouvrage contre l’entrepreneur ».

A. Délai n°1 : le délai biennal à compter de la découverte du vice.

Il résulte du premier alinéa de l’article 1648 du Code civil (issu de l’ordonnance du 17 février 2005), que l’action doit être exercée par l’acquéreur, à l’encontre de son vendeur, « dans un délai de deux ans à compter de la découverte du vice ».

Si le point de départ de ce délai n’a nullement fait débat entre les chambres de la Cour de cassation, en ce que sa détermination repose sur une question factuelle soumise à la seule appréciation des juges du fond ; la première chambre civile et la troisième chambre civile n’ont pas manqué d’opposer leurs positions respectives s’agissant de la nature dudit délai, la dernière ayant récemment confirmé que le délai visé à l’article 1648 était de forclusion [5].

Le débat profitera, cela dit, aux plaideurs qui pourront tantôt soutenir la suspension du délai de prescription, tantôt s’y opposer (la suspension n’étant pas applicable au délai de forclusion).

B. Délai n°2 : les délais de droit commun.

1. Pour les contrats conclus avant l’entrée en vigueur de la loi du 19 juin 2008.

Dans un arrêt du 8 décembre 2021 [6], la troisième chambre civile de la Cour de cassation a rappelé « qu’avant la loi du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en matière civile,la garantie légale des vices cachés […] devait également être mise en œuvre à l’intérieur du délai de prescription extinctive de droit commun  », soit :
- 30 ans lorsqu’aucune partie n’est commerçante [7],
- 10 ans lorsqu’au moins une partie l’est [8].

2. Pour les contrats conclus à compter du 19 juin 2008.

Depuis ladite réforme, les délais de prescription extinctifs de droit commun sont, en matière civile, comme commerciale, de 5 ans [9].

Cette même loi a également introduit un nouveau délai, butoir, destiné à limiter toutes actions civiles [10] aux vingt premières années « à compter du jour de la naissance du droit » [11].

Il existe, toutefois, une différence d’appréciation entre les chambres de la Cour de cassation :
- alors que la troisième chambre civile juge que toutes les actions en garantie des vices cachés exercées à l’encontre de contrats conclus à compter du 19 juin 2008 devront l’être dans le délai de deux ans à compter de la découverte du vice, dans la limite de vingt ans à compter de la vente [12] ;
- la première considère - alors même que les contrats (faisant l’objet de la demande principale) ont été conclus après le 19 juin 2008 - que « l’action de l’acquéreur […] doit être intentée contre son vendeur dans un délai de deux ans à compter de la découverte du vice, tout en étant enfermée dans le délai de la prescription quinquennale qui court à compter de la vente conclue entre les parties  » [13].

II. Les délais applicables aux vendeurs intermédiaires contre les fournisseurs/fabricants, en cas de chaîne de contrats.

A. Délai n°1 : le délai biennal de deux ans à compter de la découverte du vice.

En toute logique,

« l’entrepreneur ne pouvant agir contre le vendeur et le fabricant avant d’avoir été lui-même assigné par le maître de l’ouvrage, le point de départ du délai qui lui est imparti par l’article 1648, alinéa 1, du Code civil est constitué par la date de sa propre assignation  » [14].

C’est, d’ailleurs, également l’apport de l’arrêt du 29 juin 2022 de la chambre commerciale, cité en préambule.

B. Délai n°2 : les délais de droit commun.

1. Pour les chaînes de contrats dont le premier maillon est antérieur à la loi du 17 juin 2008.

Sans surprise, les positions diffèrent entre les chambres de la Cour de cassation :
- pour la première chambre civile et la chambre commerciale, les actions en garantie sont «  enferméess dans le délai de prescription fixé par l’article L110-4 du Code de commerce, lequel, d’une durée de dix ans ramenée à cinq ans par la loi n°2008-561 du 17 juin 2008, court à compter de la vente initiale  » [15] ;
- la troisième chambre civile estime, quant à elle, que «  sauf à porter une atteinte disproportionnée au droit d’accès au juge, le constructeur dont la responsabilité est ainsi retenue en raison des vices affectant les matériaux qu’il a mis en œuvre pour la réalisation de l’ouvrage, doit pouvoir exercer son action récursoire contre son vendeur […] sans voir son action enfermée dans le délai de prescription courant à compter de la vente initiale. Il s’ensuit que, l’entrepreneur ne pouvant agir contre le vendeur et le fabricant avant d’avoir été lui-même assigné par le maître de l’ouvrage, […] le délai de l’article L110-4 I du Code de commerce, courant à compter de la vente, est suspendue jusqu’à ce que sa responsabilité ait été recherchée par le maître de l’ouvrage  » [16].

Cette dernière solution semble, selon nous, la plus orthodoxe en ce qu’elle semble veiller à ce que l’ensemble des intérêts des membres de la chaîne de contrats soient préservés (surtout, en réalité, les droits du maillon intermédiaire).

2. Pour les chaînes dont l’ensemble des contrats sont postérieurs à la loi du 17 juin 2008.

Il semblerait, pour l’heure, que seule la troisième chambre civile se soit prononcée sur l’encadrement des délais, dans hypothèse où l’ensemble des contrats de la chaîne sont postérieurs à la loi du 17 juin 2008.

Elle a, en effet, récemment affirmé - au terme de son arrêt du 25 mai 2022 [17] (précité) - avec une clarté telle que l’on se limitera à reprendre son libellé :

« pour les ventes conclues après l’entrée en vigueur de la loi n°2008-561 du 17 juin 2008, il est jugé que l’encadrement dans le temps de l’action en garantie des vices cachés ne peut être assuré que par l’article 2232 qui édicte un délai butoir de vingt ans à compter de la naissance du droit.
[…]
Il s’ensuit que le délai de cinq ans de l’article L110-4, I, du Code de commerce ne peut plus être regardé comme un délai butoir et que l’action en garantie des vices cachés doit être formée dans le délai de deux ans à compter de la découverte du vice ou, en matière d’action récursoire, à compter de l’assignation, sans pouvoir dépasser le délai butoir de vingt ans à compter de la vente initiale
 ».

La chambre commerciale, dans son arrêt du 29 juin 2022 était, en réalité, également concernée par l’hypothèse ci-avant présentée. Elle n’était, toutefois, pas expressément saisie de la question et s’est, vraisemblablement, contentée de rappeler le délai biennal de l’entrepreneur pour former son appel en garantie (lequel court, pour rappel, à compter de la date de l’assignation délivrée contre lui).

Il sera, toutefois, relevé, que la date de la vente originaire remontait à 2009 et que, par conséquent, le délai quinquennal de l’article L110-4 du Code de commerce était dépassé depuis 2014. Or, la chambre commerciale n’a tiré aucune conséquence d’un tel constat.

Pourrait-on, pour autant, analyser cette « omission » comme un abandon (en cours) de sa précédente jurisprudence ?

Il reste à espérer que l’attente d’une position explicite (tant de la chambre commerciale, que de la première chambre civile) soit écourtée par la réforme à intervenir du droit des contrats spéciaux, dont le projet semble entériner la position de la troisième chambre civile en codifiant expressément le délai butoir de garantie de vingt ans à compter de la vente.

Sandra Fuhrmann et Julie Brioude - Avocats au Barreau de Lyon Fuhrmann Avocat - Droit immobilier http://www.fuhrmann-avocat-lyon.fr/

[1Cour d’appel de Versailles, 28 mai 2019, n°17/07321.

[2Protection offerte à un acquéreur, dans un contrat de vente, contre le(s) défauts caché(s), d’une certaine gravité de la chose, antérieur ou concomitant à la vente.

[3Pluralité de contrats qui portent sur un même objet et/ou qui concourent à un même but.

[4Articles L110-4 du Code de commerce en matière commerciale et 2232 du Code civil en matière civile.

[5Cass, 3ème civ., 10 novembre 2016, n°15-24.289 ; Cass, 3ème civ., 5 janvier 2022, n°20-22.670 ; Cass, 1ère civ, 25 novembre 2020, n°19-10.824 ; Cass, 1ère civ., 20 octobre 2021, n°20-15.070.

[6Cass, 3ème civ., 8 décembre 2021, n°20-21.439.

[7Ancien article 2262 du Code civil.

[8Ancien article L110-4, I du Code de commerce ; Cass, 1ère civ., Civ 1, 11 décembre 2019, n°18-19.975.

[9Articles 2224 du Code civil et L110-4 du Code de commerce.

[10Sauf celles relatives à l’état des personnes.

[11Article 2232 du Code civil.

[12Cass, 3ème civ., 1er octobre 2020, n°19-16.986 ; Cass, 3ème civ., 8 décembre 2021, n°20-21.439 ; Cass, 3ème civ., 25 mai 2022, n°21-18.218.

[13Cass, 1ère civ., 8 avril 2021, n°20-13.493.

[14Cass, 3ème civ., 16 février 2022, n°20-19.047 ; Cass, 3ème civ., 25 mai 2022, n°21-18.218.

[15Cass, 1ère civ., 9 décembre 2020, n°19-14.772 ; Cass, com., 16 janvier 2019, n°17-21.477.

[16Cass, 3ème civ., 16 février 2022, n°20-19.047 ; Cass, 3ème civ., 6 décembre 2018, n°17-24.111 ; Cass, 3ème civ., 25 mai 2022, n°21-18.218.

[17Cass, 3ème civ., 25 mai 2022, n°21-18.218.

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