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Clauses de "bad leaver" sous haute surveillance. Par Eole Rapone et Juliane Dessard Jacques, Avocats.
Parution : mercredi 1er février 2023
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Les clauses de bad leaver [1] se retrouvent à nouveau sous le feu des projecteurs par une décision de la Cour d’appel de Paris du 12 mai 2022 qui requalifie une clause de bad leaver en sanction pécuniaire prohibée par le droit du travail.

Les clauses de bad leaver avaient déjà récemment été mises sur le devant de la scène par trois arrêts du Conseil d’Etat du 13 juillet 2021 [2].
Le Conseil avait considéré que ces clauses constituaient un indice pouvant conduire à une requalification en traitements et salaires des gains de cession d’instruments d’intéressement au capital.

Au-delà de cette récente jurisprudence, les arguments pour contester ce type de clause peuvent également se fonder sur des articles introduits dans le Code civil par la réforme du droit des obligations de 2016 : la violence économique prévue par l’article 1143 ou le déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties à un contrat d’adhésion prévu par l’article 1171 [3].

Au regard du contexte généralement tendu dans lequel l’exercice de ces clauses s’inscrit (tension liée au départ d’une personne clé, enjeu de détermination du prix de cession des titres, appréciation et qualification du départ ainsi que de la décote en résultant, etc.), leur validité juridique est un enjeu fondamental. La reconnaissance du caractère réputé non écrit d’une clause de bad leaver, sanction applicable à la suite de sa requalification par la Cour d’appel de Paris [4] en sanction pécuniaire prohibée, bouleverse l’architecture contractuelle initialement convenue entre les parties et illustre les potentielles conséquences désastreuses d’une rédaction de clauses peu précise ou éclairée.

I. Le risque qu’une clause de bad leaver soit réputée non écrite.

A. L’intérêt de la clause de bad leaver : régir les conditions de départ des personnes clés.

Prenant la forme d’une promesse unilatérale de vente exerçable à un prix déterminé ou déterminable en fonction d’événements préalablement définis, la clause de cession forcée de titres (dite de «  bad leaver ») a pour objectif de prévenir le départ prématuré d’un ou plusieurs membres clés (associés, dirigeants, associés-salariés) de la société.

Très répandues dans les pactes d’associés, les clauses de bad leaver permettent le rachat des titres détenus par des personnes clés à un prix d’acquisition soumis à une décote variant selon les circonstances et l’horizon de temps de leur départ de l’entreprise.
Schématiquement, plus le départ sera proche de la date d’acceptation de la clause de bad leaver et interviendra dans des conditions de départ qualifiées de « fautives » (licenciement, démission, violation d’accords…), moins le prix de rachat des titres concernés sera favorable à la personne quittant l’entreprise. L’horizon de temps de ce type de clause est souvent de cinq ans [5].

Lorsque la personne concernée est à la fois salarié et actionnaire, la tension entre ces deux fonctions peut exister : selon les circonstances, le prix décoté de la cession forcée de ses titres peut être apprécié comme venant « sanctionner » son départ en tant que salarié et non seulement en tant qu’associé. La confusion dangereuse entre les deux qualités est venue nourrir la jurisprudence relative aux sanctions pécuniaires prohibées par le droit du travail.

B. Les clauses imposant une sanction pécuniaire sont réputées non écrites en droit du travail.

Le principe fondamental de l’interdiction des sanctions pécuniaires par l’employeur est posé par l’article L1331-2 du Code du travail qui dispose que « Les amendes ou autres sanctions pécuniaires sont interdites. Toute disposition ou stipulation contraire est réputée non écrite ». Outre le caractère réputé non écrit, le fait d’infliger une sanction pécuniaire prohibée est puni d’une amende de 3 750 euros [6].

La notion de sanction pécuniaire s’éclaire à la lecture de l’article L1331-1 du Code du travail qui définit la sanction comme :

« toute mesure, autre que les observations verbales, prise par l’employeur à la suite d’un agissement du salarié considéré par l’employeur comme fautif, que cette mesure soit de nature à affecter immédiatement ou non la présence du salarié dans l’entreprise, sa fonction, sa carrière ou sa rémunération ».

Pour être qualifiée de sanction pécuniaire, la mesure adoptée doit être prise par un employeur à l’égard d’un de ses salariés et doit affecter sa rémunération. Il résulte de la combinaison de ces articles qu’un employeur ne peut pas valablement adopter des pénalités pécuniaires défavorables à un salarié en réponse à un comportement qu’il considère comme fautif.

À titre d’exemple, la jurisprudence considère que constitue une telle sanction interdite le fait d’exclure, sur le fondement d’un comportement reprochable, certains salariés du bénéfice d’un avantage consenti sous la forme d’une mesure générale et applicable à l’ensemble du personnel [7]. Il en va de même de la privation d’une prime de fin d’année pour faute grave [8] ; de la réduction des horaires de travail ne correspondant ni à un déclassement, ni à un changement d’affectation, et utilisé comme mesure disciplinaire [9] ; ou de la retenue sur une prime d’objectif fondée sur des dysfonctionnements du comportement du salarié vis-à-vis de sa hiérarchie et de la clientèle [10].

À la lumière de ces éléments, une clause de bad leaver obligeant un salarié à céder ses actions à un prix décoté du fait d’un départ pour faute du salarié peut s’analyser en une sanction pécuniaire prohibée. Sur un terrain proche du mécanisme des clauses de bad leaver, la Cour de cassation a par exemple considéré comme non écrite une stipulation privant un salarié de la faculté de lever ses stock-options en cas de licenciement pour faute grave estimant qu’elle constituait une sanction pécuniaire prohibée [11].

II. Les précautions de rédaction des clauses de bad leaver.

A. Les précautions quant aux causes de mise en œuvre de la clause.

Pour être qualifiée de sanction pécuniaire, la clause de bad leaver doit sanctionner le départ fautif d’un salarié détenant des titres de la société, c’est-à-dire la clause dont l’activation est déclenchée par un licenciement pour faute, que celle-ci soit simple, grave ou lourde. Dans ces cas, la décote appliquée vient sanctionner un comportement fautif du salarié.

En revanche, lorsque la clause de bad leaver peut être mise en œuvre non seulement dans des cas de licenciement pour faute mais également dans « toutes les hypothèses de licenciement autre que disciplinaire » [12], la jurisprudence estime que la clause ne constitue pas une sanction pécuniaire dans la mesure où elle englobe aussi des cas de licenciements non fautifs et plus généralement toute perte de la qualité de salarié « pour quelque raison que ce soit ».
Dans ce type de situation, l’élément déclencheur de la clause de bad leaver n’est pas la prise en compte d’une faute, mais la perte de la qualité de salarié, quelle qu’en soit la cause.

Une solution équivalente est retenue par la jurisprudence [13] lorsque la mise en œuvre de la clause de bad leaver n’est pas limitée à la faute professionnelle dans le cadre du contrat de travail mais s’étend également à des manquements liés à des objectifs ou obligations souscrits en qualité d’investisseur (par exemple, violations de clauses de « propriété intellectuelle » ou de « non-concurrence/exclusivité »).

Cependant, la récente décision de la Cour d’appel de Paris du 12 mai 2022 même si elle relève que la clause de bad leaver jouait dans des cas autres que le seul cas du licenciement pour faute (notamment en cas de démission ou violation du pacte d’associés par le salarié actionnaire), l’a qualifié de sanction pécuniaire prohibée en relevant que le Président de la société par actions simplifiée concernée avait notifié au salarié «  son licenciement en invoquant des fautes graves » dans un premier courrier puis dans un courrier subséquent (un mois après le premier) la mise en œuvre du pacte d’associés et l’exercice de clause de bad leaver.

En conséquence, pour éviter que la clause de bad leaver ne soit qualifiée de sanction pécuniaire prohibée, il conviendra d’être vigilant non seulement dans la rédaction des cas d’exercice de la clause mais également, d’un point de vue pratique, dans les circonstances dans lesquelles celle-ci est mise en œuvre et le lien de causalité qui peut être établi entre un licenciement pour faute, d’une part, et un prix de rachat des titres qui en résulte, d’autre part.

Outre ces précautions, une attention toute particulière doit également être portée à la qualité de la personne qui dispose du pouvoir d’exercer la clause de bad leaver.

B. Les précautions quant à la qualité de l’auteur de la mise en œuvre de la clause.

Comme nous l’avons vu précédemment, une sanction prohibée ne peut exister au titre de l’article L1331-2 du Code du travail que si elle émane de l’employeur. Ainsi, tout lien avec l’employeur dans le cadre de l’exercice d’une clause de bad leaver peut être utilisé pour démontrer l’existence de l’un des éléments constitutifs d’une sanction prohibée. Tel pourrait être le cas, par exemple, si la clause prévoit que les bénéficiaires de la clause de bad leaver (les autres actionnaires) peuvent se substituer à la société employeur dans l’exercice de la cession forcée des titres à prix décoté [14].

La confusion entre le bénéficiaire de l’exercice de la promesse (les autres actionnaires) et l’employeur du salarié ayant consenti la promesse (la société), pourra plus facilement être établie dans les situations où le bénéficiaire cumule différentes qualités (actionnaire majoritaire, signataire du pacte, représentant légal, salarié de la société…).

Les faits relevés et les conséquences qu’en tire la Cour d’appel de Paris dans sa décision du 12 mai 2022 [15] illustrent une situation de confusion des fonctions créatrice d’ambiguïté dans la détermination de l’auteur de l’exercice de la clause de bad leaver. Pour retenir l’existence d’une sanction pécuniaire prohibée, la Cour note que l’auteur de l’exercice de la clause de bad leaver cumule trois fonctions au sein de la société (associé majoritaire, salarié et président de la société) et que c’est en sa « qualité de président de la société » qu’il avait notifié au salarié concerné son licenciement pour fautes graves et mis en œuvre la clause de bad leaver. Cette appréciation des faits par la Cour ne semble toutefois pas totalement cohérente avec l’extrait de la clause de bad leaver qui est reproduite verbatim dans cette même décision et qui prévoit que son exercice n’est ouvert qu’à l’investisseur (et non à la société employeur).

En attribuant l’exercice de la clause de bad leaver au Président de la société (représentant légal de cette dernière) dans les faits, la Cour établit que la sanction émane de l’employeur pour pouvoir la qualifier de sanction prohibée par le droit du travail.

Cet arrêt est cependant à manier avec précaution car il émane d’une Cour d’appel dont il n’est pas certain que la position soit partagée par la Cour de cassation. Dans l’intervalle d’une clarification par la Cour de cassation, il invite à une attention renouvelée dans la rédaction des clauses de bad leaver (notamment les situations pouvant déclencher son exercice) mais également dans les conditions et circonstances de mise en œuvre de celle-ci (notamment la qualité de la personne exerçant l’option lorsque celle-ci a plusieurs qualités au sein de la société dont les titres sont concernés).

Eole Rapone Juliane Dessard Jacques Avocats au Barreau de Paris Emeriane Avocats www.emeriane.com

[1Une clause obligeant un salarié à céder ses actions à un prix décoté du fait d’un départ pour faute du salarié.

[2CE, 13 juillet 2021, n° 428506, 435452, 437498.

[3T. Bortoli, C. Monkam, M. Seraille, « Pratiques contractuelles encadrant les situations d’incapacité ou d’inaptitude du dirigeant », BDA 11/21, 1er juin 2021.

[4CA Paris, 12 mai 2022, n° 20/05597

[5The Galion Project, Galion Term Sheet New Editions, Series A, Version 2.1, Septembre 2019.

[6Article L. 1334-1 du Code du travail.

[7Cass. soc., 19 juillet 1995, n° 91-45.401.

[8Cass. soc., 11 février 2009, n° 07-42.584.

[9Cass. soc., 24 octobre 1991, n° 90-41537.

[10Cass. soc., 4 juin 1998, n° 95-45.167.

[11Cass. soc., 21 oct. 2009, n° 08-42.026.

[12Cass. soc., 7 juin 2016, n° 14-17.978.

[13CA Paris, 21 octobre 2021, n° 18/21284.

[14S. Schiller, J.-M. Leprêtre, P. Bignebat, « Décote de prix des actions en cas de licenciement : oui, mais… », JCP E, n°39, 29 septembre 2019, LexisNexis.

[15CA Paris, 12 mai 2022, n° 20/05597.