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Secousse sismique dans le droit des accidents du travail et maladie professionnelle. Par Xavier Premel, Avocat.
Parution : mercredi 1er février 2023
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Deux arrêts de la Cour de cassation réunie en assemblée plénière viennent remettre en cause les solutions antérieures en décidant que le déficit fonctionnel permanent n’est pas indemnisé par la rente versée aux victimes d’accident du travail et maladie professionnelle (Cass. ass. plén., 20 janvier 2023, n° 21-23.947 et 20-23.673, B+R).
Les arrêts rendus par l’Assemblée plénière de la Cour de cassation sont un important revirement de jurisprudence.
Pour preuve, ces deux arrêts sont accompagnés de la communication la plus large possible : rapport annuel, bulletin, notice explicative.

C’est l’occasion de rappeler dans quel contexte s’inscrit aujourd’hui la réparation des accidents du travail et maladie professionnelle.

Le régime actuel est le fruit d’arbitrages complexes entre responsabilité sans faute de l’employeur et insuffisance de l’indemnisation octroyée aux victimes (I). Le déficit fonctionnel permanent sera désormais extrait du principe de réparation forfaitaire (II). Cette évolution confirme la tendance jurisprudentielle pour une réparation intégrale (III).

I. Le régime de réparation des accidents du travail et maladies professionnelles.

La loi historique de la matière arbitrait pour une réparation forfaitaire en contrepartie d’une responsabilité sans faute de l’employeur (A). Cette réparation, peu favorable pour les victimes, sera meilleure en cas de reconnaissance d’une faute inexcusable de l’employeur (B), sans toutefois permettre une réparation intégrale des préjudices subis (C).

A) Le principe d’une réparation forfaitaire en contrepartie de la responsabilité sans faute de l’employeur.

La Loi du 9 avril 1898 [1] prévoit un compromis dans la réparation des accidents du travail et des maladies professionnelles :
- l’employeur assume une responsabilité sans faute dans la réparation de ces pathologies,
- en contrepartie, leur réparation n’est que forfaitaire.

La victime ne pourra donc pas obtenir réparation de l’intégralité de son dommage.
Elle pourra seulement prétendre au versement d’une indemnisation forfaitaire, le plus souvent sous forme de rente.
Ainsi, le montant de cette indemnisation est limité par différents dispositifs (on parle de « réparation forfaitaire » car elle ne couvre pas la totalité des préjudices) :
- Le montant de la rente est le produit d’un taux et d’un salaire de référence déterminés par un barème forfaitaire [2] ;
- Le salaire de référence est nécessairement compris entre un salaire minimum et un salaire maximum. Le montant dépassant le salaire maximum ne sera pas pris en compte dans le calcul du montant de la rente.

Ce dispositif verrouille l’action de la victime, qui ne peut pas demander réparation de son accident dans les règles du droit commun.

Concrètement, la victime est obligée de demander réparation via le régime des accidents du travail et des maladies professionnelles : « aucune action en réparation [des ATMP] ne peut être exercée conformément au droit commun » [3].

B) La reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur, seul moyen de s’abstraire de la réparation forfaitaire pour obtenir une meilleure réparation.

L’une des manières d’obtenir une meilleure réparation est de faire reconnaître la faute inexcusable de l’employeur.
Les postes de préjudice pouvant donner lieu à réparation en cas de faute inexcusable sont énumérés par l’article L452-3 du Code de la sécurité sociale :
- Le préjudice causé par les souffrances physiques et morales,
- Le préjudice esthétique,
- Le préjudice d’agrément,
- Le préjudice résultant de la perte ou de la diminution de ses possibilités de promotion professionnelle.

Le Conseil constitutionnel a étendu le champ des préjudices dont la victime de faute inexcusable peut demander réparation [4].
Dans cette décision, il juge que la victime peut demander réparation de « l’ensemble des dommages non couverts par le livre IV du Code de la sécurité sociale ».

C) La faute inexcusable offre une meilleure réparation, mais pas de réparation intégrale.

La formulation du Conseil constitutionnel aurait pu ouvrir la voie à la réparation intégrale des préjudices subis pour les victimes de faute inexcusable.
Mais la Cour de cassation a fermé la voie à cette hypothèse sur le fondement de l’impossibilité d’indemniser deux fois le même préjudice.
Le débat s’est déporté sur le point de savoir quels préjudices sont indemnisés par le livre IV du Code de la sécurité sociale.
Si certains préjudices sont déjà indemnisés par une disposition du livre IV du Code de la sécurité sociale, ils ne pourront pas l’être autrement.
On considèrera que ces préjudices sont réparés par l’application des barèmes forfaitaires.

II. L’évolution relative au déficit fonctionnel permanent.

Avant les arrêts du 20 janvier dernier, la Cour de cassation jugeait que le déficit fonctionnel permanent était réparé par la rente de l’article L452-2 du Code de la sécurité sociale (A). Désormais, elle jugera que ce préjudice n’est pas réparé par la rente (B).

A) La position de la Cour de cassation avant les arrêts du 20 janvier dernier.

Le déficit fonctionnel permanent est défini comme :

« toutes atteintes aux fonctions physiologiques, la perte de la qualité de vie et les troubles ressentis par la victime dans ses conditions d’existence personnelles, familiales et sociales » [5].

La Cour de cassation considérait que le déficit fonctionnel permanent était réparé par les dispositions du livre IV du Code de la sécurité sociale.
Plus précisément, par la rente prévue à l’article L452-2 :

« la rente dont bénéficiait M. Z en application de l’article L. 452-2 de ce code indemnisait d’une part les pertes de gains professionnels et l’incidence professionnelle de l’incapacité, et d’autre part le déficit fonctionnel permanent, de sorte que les dommages dont la victime demandait réparation étaient déjà indemnisés au titre du livre IV du code de la sécurité sociale » [6].

Le problème pour les victimes est que la rente ne permet qu’une réparation forfaitaire.
En conséquence, les préjudices indemnisés par la rente ne sont pas véritablement réparés.
Les arrêts du 20 janvier dernier apportent une évolution sur ce point précis : le déficit fonctionnel permanent sera désormais extrait de la réparation insatisfaisante octroyée par la rente.

B) La position de la Cour de cassation après les arrêts du 20 janvier dernier.

Désormais, la Cour de cassation jugera que le déficit fonctionnel permanent n’est pas indemnisé par cette rente :

« l’ensemble de ces considérations conduit la Cour à juger désormais que la rente ne répare pas le déficit fonctionnel permanent » [7].

En décidant que le déficit fonctionnel permanent n’est pas réparé pas la rente, elle abstrait ce poste de préjudice de l’article L434-2 du Code de la sécurité sociale.
Il s’ensuit que le déficit fonctionnel permanent est rejeté parmi les préjudices dont le salarié peut demander réparation indépendamment, sur le fondement notamment de la décision du Conseil constitutionnel du 18 juin 2010 précitée.
Les victimes de faute inexcusable pourront demander une réparation intégrale du déficit fonctionnel permanent.

III. Une évolution lente mais stable vers la réparation intégrale du préjudice.

Le régime de la réparation est devenu caricatural (A).
Les juges ne peuvent pas rester sourds devant la situation des victimes. Le mouvement jurisprudentiel tend donc à la réparation intégrale. Mais c’est un arbitrage qui relève du Parlement (B).

A) Le régime de réparation est devenu caricatural.

Privées de la possibilité d’obtenir réparation intégrale de leur préjudice, les victimes d’accidents du travail et maladie professionnelle se trouvent contraints d’engager la responsabilité de leur employeur pour faute inexcusable, dont la définition extrêmement large favorise la reconnaissance.
Seule une cause étrangère ou la faute de la victime permettent en pratique de limiter la responsabilité de l’employeur.
Devant la sévérité de la réparation en l’absence de faute inexcusable, les juridictions (au premier chef, la Cour de cassation), plus attentives au sort des victimes qu’au moment de l’adoption de la loi historique, se trouvent contraintes d’élargir les hypothèses de reconnaissance de faute inexcusable.

Ont par exemple été établies :
- Des fautes inexcusables de droit [8] ;
- Des présomptions de faute inexcusable [9].

Le contentieux de la faute inexcusable prend d’autant plus de place que la réparation forfaitaire est inadaptée.

B) Une évolution lente mais stable vers la réparation intégrale.

En décidant que le déficit fonctionnel permanent n’est pas réparé par cette rente, la Cour de cassation fait un pas vers la réparation intégrale du préjudice subi.
Le mouvement à l’œuvre dans la jurisprudence est stable depuis plusieurs années. Il prend du temps à se développer et souffre de soubresauts.

Si le Conseil constitutionnel a paru consacrer le principe de la réparation intégrale pour les victimes de faute inexcusable, la Cour de cassation a limité ses effets.
Avec le temps, on voit que l’interprétation très stricte de la Cour de cassation tend à s’assouplir.

Si la Cour de cassation ne reconnaîtra pas de principe de réparation intégrale, c’est parce qu’elle a conscience que ces arbitrages sont du ressort du législateur.

Consacrer une réparation intégrale serait une atteinte aux prérogatives du Parlement.

Après le rappel de ces éléments, les deux arrêts du 20 janvier dernier apparaissent davantage comme la réplique d’une secousse qui s’est déjà produite.

Xavier Premel, Avocat, Barreau de Rennes. https://www.premel-avocat.fr

[1La loi historique de la matière, dont l’esprit est toujours en vigueur.

[2Article L434-1 du Code de la sécurité sociale.

[3Article L451-1 du Code de la sécurité sociale.

[4Cons. const., décision n° 2010-8 QPC, du 18 juin 2010.

[5Cass. 2e civ., 28 mai 2009 n° 08-16.829.

[6Cass. civ. 2, 04-04-2012, n° 11-15.393, FS-P+B+R+I.

[7Cass. ass. plén., 20 janvier 2023, n° 21-23.947 et 20-23.673, B+R.

[8« le bénéfice de la faute inexcusable de l’employeur est de droit pour le ou les travailleurs qui seraient victimes d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle alors qu’eux-mêmes ou un représentant du personnel au comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail avaient signalé à l’employeur le risque qui s’est matérialisé », Cass. civ. 2, 08-07-2021.

[9Pour les salariés embauchés en CDD, contrat temporaire ou stagiaire lorsqu’ils sont affectés à des postes présentant un risque particulier sans avoir eu de la formation à la sécurité renforcée imposée par le Code du travail : art. L. 4154-3 du Code du travail.