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Discriminations à l’embauche : recevabilité d’une preuve fondée sur des statistiques ethniques. Par Frédéric Chhum, Avocat et Mathilde Fruton Létard, Elève-Avocate.
Parution : dimanche 5 février 2023
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Dans un arrêt du 14 décembre 2022 (n°21-19.628), la chambre sociale de la Cour de cassation a confirmé la position de la Cour d’appel de Chambéry qui a retenu l’existence d’une discrimination à l’embauche, en se fondant sur une analyse statistique des embauches de personnes ayant un patronyme à consonance extra-européenne, faite par le salarié à partir du registre unique du personnel et de l’organigramme de la société.

1) Faits et procédure.

Un salarié d’une entreprise de travail temporaire a effectué plusieurs contrats de mission au sein d’une société tierce en raison d’un accroissement temporaire de l’activité sur la période du 9 juin 2015 au 8 décembre 2016, puis du 4 septembre 2017 au 1er mars 2019.

Le salarié a occupé au cours de ses missions les postes de pré-monteur et monteur.

Le 6 mai 2019, le salarié a saisi la juridiction prud’homale d’une demande de requalification de ses contrats de mission en contrat à durée indéterminée et d’une demande en paiement de dommages-intérêts au titre d’une discrimination à l’embauche.

La Cour d’appel de Chambéry, dans un arrêt du 20 mai 2021, a considéré que le salarié a en effet été victime de discrimination à l’embauche et a condamné l’employeur à lui payer des dommages-intérêts à ce titre.

La société a alors formé un pourvoi en cassation.

2) Moyens.

La société fait valoir que :

- Les conclusions d’appel doivent formuler expressément les prétentions des parties et les moyens de fait et de droit sur lesquels chacune de ces prétentions est fondée ; que la cour ne statue que sur les prétentions énoncées au dispositif et n’examine les moyens au soutien de ces prétentions que s’ils sont invoqués dans la discussion. Or, en l’espèce, le salarié n’avait pas précisé le motif de discrimination dans le dispositif ;

- La seule comparaison du pourcentage de salariés ayant un patronyme à consonance européenne et de salariés ayant un patronyme à consonance extra-européenne embauchés par une entreprise, indépendamment du nombre de candidatures reçues, du profil et qualification des candidats et de la nature du poste à pourvoir, est insuffisante à laisser supposer une discrimination à l’embauche systémique à raison du nom ou de l’origine des salariés et, a fortiori, une discrimination à l’encontre d’un salarié ;

- Le patronyme du salarié n’est pas de consonnance extra-européenne ;

- La société a recruté en contrat à durée indéterminée plusieurs intérimaires que le salarié rattachait au groupe des « salariés à patronyme extra-européen » ;

- Dès lors que le choix de l’employeur entre plusieurs candidats est fondé sur un motif étranger à l’origine ou au nom de famille du candidat retenu, les autres candidats ne peuvent s’estimer victimes d’une discrimination fondée sur leur origine ou leur nom de famille.

3) Solution.

La chambre sociale de la Cour de cassation rejette le pourvoi de la société aux motifs que :

« Ensuite, ayant retenu que le salarié produisait une analyse faite à partir du registre unique du personnel communiqué par l’employeur sur la période du 26 mars 2018 au 31 décembre 2018 et sur l’organigramme de la société à partir desquels il avait fait des analyses statistiques et avait conclu que, parmi les salariés à patronyme européen recrutés sous « contrat à durée déterminée intérim », 18,07% s’étaient vus accorder un contrat à durée indéterminée contre 6,9% pour les salariés à patronyme extra-européen, que les salariés en « contrat à durée déterminée intérim » à patronyme extra-européen représentaient 8,17% de l’ensemble des salariés en « contrat à durée déterminée intérim » mais seulement 2,12% de l’ensemble des salariés en contrat à durée indéterminée pour les mêmes postes, 80,93% des salariés à patronyme européen étaient sous contrat à durée indéterminée pour seulement 21,43% des salariés à patronyme extra-européen, la cour d’appel, qui n’était pas tenue de procéder à une recherche qui ne lui était pas demandée, a pu en déduire que ces éléments pris dans leur ensemble laissaient supposer une discrimination à l’embauche.

Enfin, ayant retenu que l’employeur n’apportait pas d’analyse réfutant celle faite par le salarié, mis à part quatre exemples qui portaient sur une liste de vingt-deux noms, étant précisé que, sur ce point, l’analyse du salarié portait sur le fait que, sur 269 salariés en « contrat à durée déterminée intérim », vingt-deux avaient un patronyme extra-européen, la cour d’appel a estimé, dans l’exercice de son pouvoir souverain d’appréciation, que l’employeur ne justifiait pas d’éléments objectifs étrangers à toute discrimination ».

4) Analyse.

Dans cette décision, la chambre sociale de la Cour de cassation valide donc le procédé de preuve d’une discrimination consistant à établir des statistiques d’embauche à partir du registre unique du personnel et de l’organigramme de la société.

Cette décision peut sembler surprenante étant donné que les statistiques ethniques sont en principes interdites en France.

Cependant, cette décision est cohérente avec le mode de preuve des discriminations retenu par le Code du travail : le salarié doit seulement présenter des éléments de fait laissant supposer l’existence d’une discrimination directe ou indirecte. C’est ensuite à l’employeur qu’il incombe de prouver que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à tout discrimination.

Par ailleurs, cette décision favorable aux salariés s’inscrit dans un mouvement général de lutte contre les discriminations.

Ainsi, la branche du travail temporaire a signé un accord relatif à la prévention des discriminations et la promotion de l’égalité et la diversité en date du 18 novembre 2022.

Cet accord est en cours d’extension.

De plus, le gouvernement a présenté le 30 janvier 2023 le plan national de lutte contre le racisme, l’antisémitisme et les discriminations liées à l’origine concernant le monde du travail. Ce plan prévoit 80 mesures axées autour de cinq ambitions : mesurer la réalité du racisme, de l’antisémitisme et des discriminations, oser nommer la réalité de la haine, mieux éduquer et former, sanctionner les auteurs et accompagner les victimes. Le plan prévoit notamment la création d’une amende civile dissuasive pour sanctionner l’auteur d’une discrimination.

Sources.

- Cass. Soc., 14 décembre 2022, n° 21-19.628
- Libération [1]
- Légifrance
- Prisme emploi [2]
- Gouvernement.fr [3]

Frédéric Chhum avocat et ancien membre du Conseil de l\'ordre des avocats de Paris (mandat 2019 -2021) CHHUM AVOCATS (Paris, Nantes, Lille) [->chhum@chhum-avocats.com] www.chhum-avocats.fr http://twitter.com/#!/fchhum