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Position dominante : imputabilité au producteur en position dominante des agissements abusifs mis en œuvre par ses distributeurs.
Parution : lundi 6 février 2023
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Les agissements, tels que ceux imposés par une clause d’approvisionnement exclusif, arrêtés unilatéralement par un producteur en position dominante, mis en œuvre par ses distributeurs, et ayant la capacité de restreindre la concurrence, sont un abus de cette position imputable au producteur.

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Dans un arrêt préjudiciel du 19 janvier 2023 particulièrement motivé, et qui fera date, la Cour de Justice de l’UE renforce de manière significative le pragmatisme de sa jurisprudence en matière de concurrence, en admettant pour la première fois qu’un abus de position dominante au sens de l’article 102 TFUE puisse être mis en oeuvre par « délégation ». La Cour européenne confirme par ailleurs que les agissements d’une entreprise dominante sont visés par cet article, dès lors qu’ils ont la « capacité » de restreindre la concurrence.

Max Vague
Docteur en droit,
Maître de conférence des universités,
Avocat

En l’espèce, par décision du 31 octobre 2017, l’Autorité italienne de la concurrence (Autorità Garante della Concorrenza e del Mercato) avait infligé une amende de 60 668 850 euros à la société Unilever Italia, pour avoir abusé de sa position dominante en violation de l’article 102 TFUE, sur le marché italien de la distribution de glaces en conditionnements individuels, destinées à être consommées à l’extérieur dans divers points de vente. L’abus sanctionné résultait d’agissements commis matériellement non pas par la société Unilever, mais par les distributeurs indépendants de ses produits, consistant à imposer des clauses d’exclusivité d’approvisionnement aux exploitants desdits points de vente. Le recours formé par la société contre cette décision ayant été rejeté par la juridiction italienne de première instance, le Conseil d’Etat italien (Consiglio di Stato) saisi en appel a demandé à la CJUE de préciser à titre préjudiciel, si l’article 102 TFUE doit être interprété en ce sens :
• que les agissements adoptés par des distributeurs faisant partie du réseau de distribution d’un producteur en position dominante peuvent être imputés à celui-ci ;
• que le constat d’un abus de position dominante résultant des clauses d’exclusivité stipulées dans des contrats de distribution suppose établi qu’elles ont pour effet d’exclure du marché des concurrents aussi efficaces que l’entreprise dominante.

La réponse de la Cour européenne à cette double demande préjudicielle s’articule autour de deux affirmations.

Dans le réseau de distribution d’un producteur en position dominante, les agissements des distributeurs décidés unilatéralement par le producteur, tels que ceux imposés par une clause d’approvisionnement exclusif, peuvent lui être imputés.

Fondement de l’imputabilité

La CJUE s’interroge d’abord sur le fondement de l’imputabilité au producteur des agissements décidés unilatéralement par lui-même, et mis en oeuvre par les distributeurs de son réseau. L’existence d’un accord de distribution entre un producteur et différents distributeurs juridiquement autonomes est-elle suffisante pour fonder une telle imputation ? Ou bien le producteur doit-il avoir la capacité d’exercer une influence déterminante sur les décisions commerciales, financières et industrielles des distributeurs, allant au-delà de celles qui caractérisent habituellement les relations entre les producteurs et les intermédiaires de la distribution ?

La CJUE observe que dans la mesure où la mise en oeuvre des décisions prises dans le cadre d’un accord de distribution implique leur acceptation au moins tacite par toutes les parties, elles ne résultent pas en principe d’un comportement unilatéral, mais s’insèrent dans les relations que celles-ci entretiennent entre elles, et relèvent donc en principe du droit des ententes visé à l’article 101 TFUE.

Toutefois, cette conclusion n’exclut pas, selon la Cour, qu’une entreprise en position dominante puisse se voir imputer le comportement adopté par les distributeurs de ses produits ou services avec lesquels elle n’entretient que des relations contractuelles, et qu’il soit constaté que cette entreprise a commis un abus de position dominante au sens de l’article 102 TFUE. Il en est ainsi car il incombe à toute entreprise détenant une position dominante une responsabilité particulière de ne pas porter atteinte, par son comportement, à une concurrence effective et non faussée dans le marché intérieur. Cette obligation vise à prévenir non seulement les atteintes à la concurrence occasionnées directement par le comportement de l’entreprise en position dominante, “mais également celles engendrées par des comportements dont la mise en oeuvre a été déléguée par cette entreprise à des entités juridiques indépendantes, tenues d’exécuter ses instructions” (point 29 de l’arrêt).

Conditions de l’imputabilité

Lorsque le comportement reproché à l’entreprise dominante est matériellement mis en oeuvre par un intermédiaire faisant partie d’un réseau de distribution, ce comportement peut être imputé à ladite entreprise dominante, s’il s’avère qu’il a été adopté conformément aux instructions spécifiques données par celle-ci, au titre de la mise en oeuvre d’une politique décidée unilatéralement par elle, et à laquelle les distributeurs concernés étaient tenus de se conformer.

Dans une telle hypothèse, l’entreprise dominante ayant décidé unilatéralement du comportement en cause, peut être considérée comme en étant l’auteur, et le cas échéant le seul responsable aux fins de l’application de l’article 102 du TFUE. Les distributeurs et le réseau de distribution que ces derniers forment avec l’entreprise dominante doivent alors être considérés comme étant simplement un instrument de ramification territoriale de la politique commerciale de cette entreprise, par lequel pourra être mise en oeuvre, éventuellement, une pratique d’éviction. Il en va ainsi notamment lorsqu’un tel comportement prend la forme de contrats-types, entièrement rédigés par une entreprise en position dominante, et contenant des clauses d’exclusivité au bénéfice de ses produits, que les distributeurs de ce producteur sont tenus de faire signer aux exploitants de points de vente sans pouvoir les amender, sauf accord exprès du producteur. En pareilles circonstances, le producteur ne peut raisonnablement ignorer que, eu égard aux liens juridiques et économiques l’unissant à ces distributeurs, ces derniers mettront en oeuvre ses instructions et, par ce moyen, la politique arrêtée par lui-même. Il doit alors être tenu comme étant prêt à assumer les risques d’un tel comportement.

L’imputabilité à l’entreprise dominante du comportement mis en oeuvre par les distributeurs membres du réseau de distribution de ses produits ou services n’est conditionnée, ni à la démonstration que les distributeurs concernés font partie de cette entreprise, ni même à l’existence d’un lien « hiérarchique » résultant d’une pluralité systématique et constante d’actes d’orientations adressés à ces distributeurs, susceptibles d’influer sur les décisions de gestion que ces derniers adoptent à l’égard de leurs activités respectives.

A la première question préjudicielle posée par le Conseil d’Etat italien, la CJUE répond ainsi de manière très explicite :
« l’article 102 TFUE doit être interprété en ce sens que, les agissements adoptés par des distributeurs faisant partie d’un réseau de distribution des produits ou des services d’un producteur jouissant d’une position dominante peuvent être imputés à ce dernier, s’il est établi que ces agissements n’ont pas été adoptés de manière indépendante par lesdits distributeurs, mais qu’ils font partie d’une politique décidée unilatéralement par ce producteur, et mis en oeuvre par lesdits distributeurs ».

Les clauses d’approvisionnement exclusif dans le réseau de distribution d’un producteur en position dominante sont constitutives d’un abus de cette position si elles ont la capacité de restreindre la concurrence.

La capacité de restreindre la concurrence

La Cour rappelle qu’en vertu de l’article 102 TFUE, le caractère abusif du comportement d’une entreprise n’implique pas nécessairement qu’il ait effectivement produit des effets anticoncurrentiels, car les dispositions de cet article visent à sanctionner l’exploitation abusive de position dominante sur le marché intérieur, ou dans une partie substantielle de celui-ci, indépendamment du point de savoir si une telle exploitation s’est avérée fructueuse (CJUE, 12 mai 2022, Servizio Elettrico Nazionale e.a., C- 377//20). L’exploitation est abusive dès lors qu’eu égard aux circonstances de l’espèce, elle confère à l’entreprise dominante la « capacité » de restreindre la concurrence, malgré son absence d’effet.

L’appréciation de la capacité de restreindre la concurrence

L’appréciation de la capacité du comportement d’une entreprise de restreindre la concurrence peut s’appuyer sur les enseignements des sciences économiques, confirmé par des études empiriques ou comportementales. D’autres éléments propres aux circonstances de l’espèce, tels que l’ampleur du comportement considéré sur le marché, les contraintes de capacité pesant sur les fournisseurs de matières premières, ou le fait que l’entreprise dominante soit, au moins pour une partie de la demande, un partenaire inévitable, doivent être pris en compte pour déterminer si le comportement en cause doit être regardé comme ayant la capacité de produire des effets d’éviction du marché de concurrents aussi efficaces que l’entreprise en cause, une telle éviction attestant en principe du recours à des pratiques abusives.

Les mêmes principes guident l’appréciation de la capacité de restreindre la concurrence des clauses d’exclusivité obligeant des contractants à s’approvisionner pour la totalité ou une part considérable de leurs besoins auprès d’une entreprise dominante. Selon la Cour, si les clauses d’exclusivité suscitent, en raison de leur nature, des préoccupations légitimes de concurrence, elles ne sont pas pour autant restrictives par « objet », car leur capacité à évincer des concurrents n’est pas automatique, comme l’illustre la Communication de la Commission intitulée « Orientations sur les priorités retenues par la Commission pour l’application de l’article 102 TFUE aux pratiques des évictions abusives des entreprises dominantes » (JO, 24 févr. 2009, C 45/7, &36).

Aussi, en réponse à la seconde question préjudicielle dont elle était saisie, la CJUE précise que pour constater un abus de position dominante résultant des clauses d’exclusivité stipulées dans des contrats de distribution, une autorité de la concurrence est tenue d’établir que ces clauses ont la capacité de restreindre la concurrence, notamment en présence de test visant à démontrer l’absence de capacité desdites clauses d’évincer des concurrents aussi efficaces que l’entreprise en cause.

Max Vague, Docteur en droit, Maître de conférence des universités, Avocat

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