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Des "Suprêmes et des Sages" : Cour suprême, Conseil constitutionnel, et droit comparé. Par Malcolm Biiga, Agrégé de Droit.
Parution : mardi 7 février 2023
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Conseil constitutionnel français ou Cour suprême des États-Unis ? La constitutionnalité diverge entre les systèmes juridiques de pays alliés, mais non-alignés juridiquement. Les Supremes du Nouveau Monde et les Sages du Vieux Continent partagent toutefois des frontières poreuses tant la jurisprudence et la structure des premiers impactent celle des seconds. La récente constitutionnalisation de l’avortement témoigne de cette relation, poussant à nous interroger si le modèle français constitutionnel parvient à garder son originalité, malgré l’influence états-unienne ?

Article mis à jour par son auteur en mars 2024.

Cour constitutionnelle et gouvernement des juges.

En Amérique, à l’heure où le droit à l’avortement est devenu un acquis appartenant au passé [1], la France a récemment sacralisé ce même droit (ou plutôt liberté garantie) dans la Constitution de notre République. Le droit constitutionnel américain exerce une influence certaine sur l’activité législative française, influence témoignant d’une relation curieuse entre les deux systèmes juridiques, pourtant différent. Alors que la France achève un long processus (réussi) de constitutionnalisation de l’avortement, les États-Unis semblent aujourd’hui reculer sur la fécondation in vitre (FIV) : le 21 février dernier, la Cour suprême de l’Alabama a considéré que les embryons conservés par congélation sont des enfants, une décision de justice aux conséquences dévastatrices pour les procédures de FIV.

Au lendemain du 8 mars, journée des droits des femmes, les débats sur l’avortement en France et sur la FIV aux États-Unis nous pousse à comparer la Cour suprême des États-Unis et le Conseil constitutionnel français. Pays de droit civil d’un côté et nation de common law de l’autre, le concept de cour constitutionnelle s’exprime différemment entre les deux pays, alors que le Conseil constitutionnel tend à s’américaniser. En effet, le renforcement de l’organe constitutionnel français et son influence à la jurisprudentielle américaine transforme une autorité qui était censée à ses débuts être éloignée de sa sœur états-unienne.
Le général de Gaulle affirmait déjà en son temps que « la [seule] cour suprême, c’est le Peuple » [2].

Notre présente lecture transatlantique explorera donc les ressemblances, différences, et influences de ces autorités constitutionnelles dont l’attraction est loin d’être une nouveauté : avant le droit à l’avortement, l’abolition de la peine de mort fut en son temps un sujet de société liant Français et Américains devant leurs autorités judiciaires respectives. Supremes et Sages guident la direction jurisprudentielle de leur nation tout en entretenant un transatlantisme accidentel. En quoi la Cour suprême et le Conseil constitutionnel incarnent donc des puissances différentes et proches à la fois ? Retour sur un sujet de droit constitutionnel comparé qui lie l’Ancien et le Nouveau Monde depuis plus de cinquante ans.

Conseil constitutionnel et Cour suprême, une certaine idée de la Justice

Le concept de cour constitutionnelle reflète une certaine idée de l’ordre juridictionnel d’une nation. Institution née avec la Vᵉ République, le Conseil constitutionnel a été pensé à contre-courant de ce qui était considéré comme la dérive américaine du « gouvernement des juges » [3], formalisé par l’arrêt Marbury v. Madison de 1803 [4]. La Cour constitutionnelle apparaît donc comme une nouveauté en France, pays où la souveraineté parlementaire et la limite de l’autorité judiciaire sont valeurs cardinales.
À l’inverse de la Cour suprême, le Conseil constitutionnel n’est pas la plus haute cour de justice du pays. Aux États-Unis, le pouvoir judiciaire est une branche du pouvoir et non une autorité comme en France : indépendante et égale aux autres branches, législative et exécutive, le pouvoir judiciaire est parachevé par la Cour suprême. Cette cour se trouve au sommet d’un ordre de juridiction unique (et non bi-juridictionnel, à l’image de la France) et exerce son autorité sur les juridictions inférieures de la Nation.

Par ailleurs, la procédure des nominations des Supremes et des Sages au sein des deux Cours est différente. Les Supremes, officiellement appelés « Justices », sont nommés à vie par le président des États-Unis, avec le consentement du Sénat (à la majorité qualifiée). Tandis que les Sages, officiellement appelés « juges constitutionnels », sont nommés pour neuf ans et renouvelés par tiers tous les trois ans, conjointement par le Président de la République, le président du Sénat, et le président de l’Assemblée nationale.

Les attractions jurisprudentielles du Palais-Royal et du Marble Palace.

Le renforcement graduel du Conseil constitutionnel tend à son américanisation progressive. Juge des élections parlementaires et gardien des prérogatives de l’exécutif, le Conseil s’est mû en protecteur des droits fondamentaux par l’inclusion de la DDHC [5] de 1789 et le préambule de la Constitution de 1946 au bloc de constitutionnalité. La réforme constitutionnelle de 1974 et l’entrée de la QPC [6] en 2010 ont davantage accéléré la constitutionnalisation du système juridique en permettant la saisine de l’autorité.

Cette américanisation est aussi due au fait que la jurisprudence américaine exerce une influence sur l’activité législative en France alors que les modèles institutionnels des deux pays divergent grandement. La peine de mort et l’avortement sont deux exemples pertinents de ces liaisons dangereuses : en 1972 et 1973, la Cour suprême déclare la peine de mort inconstitutionnelle et reconnaît le droit à l’avortement. En réaction, les débats sur la peine capitale et l’avortement prennent une perspective nouvelle en France.

Le Monde [7] et le NY Times [8] décrivaient à l’époque ces coïncidences (ou connivences ?) atlantiques. Malgré cette américanisation, le Conseil constitutionnel reste – et restera – dans son essence, kelsenien. L’autorité de la cour constitutionnelle vis-à-vis des autres juges diffère : à l’inverse de la Cour suprême, le Conseil constitutionnel se situe hors de l’appareil juridictionnel et n’est pas au-dessus du Conseil d’Etat et de la Cour de cassation, son autorité est limitée au champ du contrôle de constitutionnalité.

An « œuf » is enough !

Une célèbre blague américaine se demande pourquoi le Français ne mange qu’un œuf au petit-déjeuner [9]. La réponse est qu’un œuf (neuf) est suffisant.
La même réponse pourrait s’appliquer à l’autorité constitutionnelle. Les Sages et les Supremes partagent de facto le même nombre de membres, de la France aux Etats-Unis. Bien que les procédures de nomination diffèrent de chaque côté de l’Atlantique, la question de l’élargissement du Conseil constitutionnel et de la Cour suprême est un débat récurrent.

En France, le Conseil constitutionnel est susceptible à un élargissement, car le Président de la République devient membre de droit et à vie en son sein à la fin de son mandat, un honneur maintes fois décliné par les présidents de la Vᵉ République. Cette prérogative est aujourd’hui considérée inadéquate du fait du renforcement du pouvoir du Conseil constitutionnel, notamment concernant la QPC. Présidents du Conseil [10] et présidents de la République réclament depuis peu la suppression de cette disposition.

Si les membres de la Cour suprême sont aujourd’hui au nombre de 9, cela n’a pas toujours été le cas. À sa conception, la Cour ne comptait que 6 juges, mais l’effectif est porté à 9 en 1869. La Constitution américaine ne fixe aucun numerus clausus si bien que la pratique permet un élargissement de la Cour. Cette possibilité est actuellement discutée par le Parti démocrate : ces derniers souhaiteraient porter le nombre à 12 afin de nommer des juges plus modérés et ainsi rééquilibrer l’idéologie de la Cour.

Conclusion

Depuis 1958, le Conseil constitutionnel est devenu une Cour à part entière, à l’image de la haute institution américaine dont la jurisprudence impacte l’activité législative en France. Malgré cette américanisation, le système kelsénien dans lequel vit notre Conseil l’empêchera de singer le modèle états-unien : au contraire, le Conseil deviendra un modèle hybride dans le paysage juridique mondial.

Malcolm Biiga Agrégé de Droit Spécialiste politique des Etats-Unis

[5Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen.

[6Question Prioritaire de Constitutionnalité.

[9Dans sa version originale : “Why do the French only have one egg for breakfast ? Because, in France, one egg is an oeuf (= enough)

[10Michel Debré et Laurent Fabius en 2016 et François Hollande en 2013 et Emmanuel Macron en 2019.