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Mesure d’instruction in futurum : quelle marge d’appréciation du procès « manifestement voué à l’échec » ? Par Maxime Cléry-Melin et Alice Hutin, Avocats.
Parution : mercredi 8 février 2023
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Le 18 janvier 2023, la Cour de cassation a rendu un arrêt singulier en ce qu’il approuve la rétractation d’une mesure d’instruction fondée sur l’article 145 du Code de procédure civile, après avoir minutieusement passé au crible les chances de succès du procès au fond, en dépit de l’interdiction faite au juge des référés de se prononcer sur le fond de l’affaire. Retour sur une notion qui reste très ambigüe.

Pas de preuves, pas de procès. Qui souhaite engager un procès devant les juridictions civiles ou commerciales doit, préalablement à son action, rassembler les preuves au soutien de ses demandes [1]. L’action engagée sans preuves est, dans le meilleur des cas, vouée à l’échec et, dans le pire des cas, constitutive d’une procédure abusive.

Lorsqu’une partie n’a pas suffisamment de preuves pour établir ses prétentions, mais qu’elle a de fortes suspicions que ces preuves sont détenues par son adversaire ou par un tiers, elle peut solliciter du juge, sur le fondement de l’article 145 du Code de procédure civile, qu’il désigne un commissaire de justice afin de collecter lesdites preuves.

En pratique, il s’agit le plus souvent de fichiers numériques ou de courriels que le commissaire de justice, accompagné d’un expert informatique, copie depuis les serveurs informatiques de l’adversaire. Ces documents sont ensuite séquestrés chez le commissaire de justice dans l’attente du dénouement d’une éventuelle procédure en rétractation qui permet à l’adversaire de contester la mesure d’instruction.

En raison de la nature particulièrement intrusive de cette mesure d’instruction in futurum pour la partie adverse, le requérant doit respecter trois conditions strictes, à savoir : (i) qu’aucun procès au fond n’ait encore été engagé, (ii) que cette demande soit justifiée par un motif légitime et (iii) qu’elle soit légalement admissible, c’est-à-dire circonscrite et proportionnée avec pour seule finalité la recherche et la conservation des preuves pour le procès au fond à venir.

Parmi ces trois conditions, celle relative au « motif légitime » est particulièrement difficile à cerner. Il appartient au requérant de démontrer au juge qu’un procès est en germe entre lui et son adversaire. Le requérant doit donc apporter au juge de la mesure d’instruction des indices rendant crédibles les faits qu’il cherche à établir [2].

Toutefois, dans le cadre de cet examen, le juge ne doit pas se prononcer sur le fond de l’affaire puisqu’il n’a pas compétence pour statuer sur le bien-fondé des prétentions futures du requérant. L’analyse du juge doit traditionnellement se cantonner à constater des évidences afin de vérifier si l’action future « n’est pas manifestement vouée à l’échec » pour des raisons tenant soit à sa recevabilité (par exemple : qualité à agir, autorité de la chose jugée, prescription de l’action, etc.), soit au caractère « purement hypothétique » [3] ou « imaginaire » [4] des faits allégués par le requérant qui instrumentaliserait la mesure d’instruction à des fins autres que probatoires.

Articuler cette interdiction de préjuger du fond avec la nécessaire appréciation de l’existence d’un procès en germe relève d’un véritable travail d’équilibriste.

L’arrêt rendu par la Cour de cassation le 18 janvier 2023 semble opérer un glissement vers une plus grande latitude conférée au juge de la mesure d’instruction pour examiner le fond de l’affaire [5].

Après avoir acquis auprès du Crédit Mutuel Arkéa l’intégralité des actions de la société Leasecom pour la somme de 70 millions d’euros, la société Fintake Group soutint avoir été victime de manœuvres dolosives de la part du cédant qui lui aurait communiqué, au cours des pourparlers, un budget 2018 de la société cible « sciemment surestimé ». Elle saisit donc sur requête le président du Tribunal de commerce de Paris pour mener une mesure d’instruction in futurum chez son futur adversaire.

Le juge ayant fait droit à cette requête, le Crédit Mutuel Arkéa sollicita la rétractation de la mesure, ce qu’il obtint en première instance puis en appel, au motif que la requérante ne démontrait pas l’existence d’un motif légitime.

Après avoir rappelé la règle classique selon laquelle « l’application de ce texte (l’article 145 du Code de procédure civile) suppose l’existence d’un procès en germe possible et non manifestement voué à l’échec au regard des moyens soulevés sans qu’il revienne au juge des référés de se prononcer sur le fond de l’affaire » [6], la Cour d’appel de Paris a toutefois tenu à rechercher si les allégations de la requérante étaient « ou non vraisemblables », grâce à une analyse minutieuse où elle relève notamment que :
- la requérante avait « eu accès à l’ensemble des éléments, notamment financiers et comptables » de la société cible pendant toute « la période précontractuelle qui a duré plus de dix-huit mois » ;
- les dirigeants de la requérante étaient « des professionnels de la location financière et avaient une connaissance certaine » de la société cible ;
- les termes de certains courriels démontraient « de manière évidente que préalablement à la cession de la société cible », la requérante « avait une parfaite connaissance des résultats de l’exercice 2018 » ; et
- les parties à la cession avaient exclu du champ contractuel certaines garanties.

Au terme de cette liste fournie d’énonciations et de constatations, la cour d’appel a conclu que l’action future de la requérante « au titre d’un prétendu dol apparaissait manifestement vouée à l’échec ».

Ce faisant, le juge de la mesure d’instruction ne s’est-il pas improvisé juge du fond ?

La solution de la Cour d’appel de Paris, approuvée par la Cour de cassation, a de quoi surprendre, et ce d’autant plus que l’action envisagée était fondée sur le dol, vice du consentement complexe à cerner et qui nécessite en pratique l’analyse de nombreux éléments factuels afin de déterminer s’il y a eu dissimulation d’informations.

Cette décision bat-t-elle en brèche la règle traditionnelle selon laquelle le juge de la mesure d’instruction ne doit pas préjuger du fond ? L’intention de la Cour de cassation est-t-elle de renforcer le filtre opéré par ce juge ? Dans une telle hypothèse, de quelle marge d’appréciation dispose-t-il désormais ?

Pour le moment, les autres arrêts récents de la Cour d’appel de Paris maintiennent l’approche classique selon laquelle les juges du fond, saisis d’une demande fondée sur l’article 145 du Code de procédure civile, doivent se borner à effleurer le fond de l’affaire lorsqu’ils apprécient l’existence d’un motif légitime.

Dans un arrêt rendu en dernier ressort par la Cour d’appel de Paris quelques semaines avant l’arrêt commenté ici, le défendeur opposait la prescription de l’action au fond envisagée par le requérant, mais la cour d’appel rejetait sa demande de rétractation en relevant que

« la prescription est dépendante de considérations nécessitant un examen au fond, ce dont il résulte qu’elle n’est pas de façon évidente acquise […] et, en suivant, que l’action n’est donc pas manifestement irrecevable » [7].

Tout récemment encore, la Cour d’appel de Paris confirmait une mesure d’instruction en estimant que le défendeur ne parvenait pas à démontrer « que l’action en justice que pourrait introduire Mme P est à l’évidence perdue ou irrecevable ». Rejetant les moyens invoqués par le défendeur, la cour d’appel est même allée jusqu’à énoncer que « ces développements sont dépourvus de pertinence devant le juge de la rétractation qui n’a pas à s’assurer du bien-fondé du procès potentiel évoqué par le requérant de la mesure in futurum, mais doit seulement vérifier son existence » [8].

Devant cette appréciation à géométrie variable du motif légitime, une chose paraît toutefois assurée : la charge de la preuve du caractère « manifestement voué à l’échec » du procès au fond devrait peser sur le défendeur.

Confronté à un défendeur menaçant de faire dériver le débat devant le juge de la mesure d’instruction en véritable examen au fond de l’affaire, les plaideurs avisés rappelleront utilement au juge que seuls les moyens du défendeur, en fait ou en droit, démontrant que le procès au fond est « manifestement » irrecevable ou bien « manifestement » infondé sont de nature à neutraliser la mesure d’instruction.

Maxime Cléry-Melin et Alice Hutin Avocats au barreau de Paris CC&C Avocats www.ccc.law

[1Conformément à l’article 9 du Code de procédure civile, selon lequel « il incombe à chaque partie de prouver conformément à la loi les faits nécessaires au succès de sa prétention ».

[2Cass. 2ème civ., 16 novembre 2017, n°16-24.368.

[3Cass. 1ère civ., 13 juin 1978, n°77-10.346

[4Cass. com., 5 novembre 1985, n°84-12.418.

[5Cass. com., 18 janvier 2023, n°22-19.539, publié au bulletin.

[6Cour d’appel de Paris, pôle 1 - ch. 8, 10 juin 2022, n°21/18490.

[7Cour d’appel de Paris, pôle 5 - ch. 9, 24 mars 2022, n°21/17249.

[8Cour d’appel de Paris, pôle 1 - ch. 3, 4 janvier 2023, n° 22/06498.