Village de la Justice www.village-justice.com

Peut-on modifier ses tarifs pendant le préavis de rupture d’une relation commerciale ? Par Jocelyn Goubet, Avocat.
Parution : mardi 14 février 2023
Adresse de l'article original :
https://www.village-justice.com/articles/rupture-une-relation-commerciale-etablie-peut-modifier-ses-tarifs-cours-preavis,45195.html
Reproduction interdite sans autorisation de l'auteur.

Le principe selon lequel l’auteur de la rupture d’une relation commerciale établie doit respecter un préavis suffisant pour permettre à son partenaire commercial de se retourner est désormais bien intégré aux usages du commerce. Si en principe les juridictions veillent au maintien de l’application des conditions commerciales habituelles entre les parties tout au long du préavis, des difficultés peuvent apparaître lorsque les circonstances imposent à l’auteur de la rupture de revoir ses tarifs en cours de préavis.

Serpent de mer du Code de commerce, qui donne lieu à une jurisprudence particulièrement riche, l’article L442-1 du Code de commerce sanctionne la rupture brutale d’une relation commerciale établie et oblige l’auteur de la rupture à respecter un préavis qui permette à son partenaire de se réorganiser. A défaut, ce dernier pourra engager la responsabilité de l’auteur de la rupture pour obtenir la réparation de son préjudice.

En principe, les juridictions veillent à la bonne application des conditions antérieures pendant toute la période de préavis [1].

Seulement, le maintien des conditions commerciales antérieures tout au long de la période de préavis peut être particulièrement lourd pour l’auteur de la rupture confronté à des circonstances telles que l’explosion de ses coûts d’approvisionnement, ses coûts de transport, etc.

En effet, la durée du préavis étant fixée au regard de l’ensemble des caractéristiques des relations entre les parties, et notamment de la durée de leurs relations [2], l’auteur de la rupture peut être contraint de respecter un préavis particulièrement long, de plusieurs mois à plus d’une année [3].

Dans ces circonstances, la nécessité de modifier ses tarifs en cours de préavis peut parfois s’imposer à l’auteur de la rupture.

Or, la question de l’appréciation d’une rupture brutale est particulièrement délicate dans le cas de négociations annuelles entre les parties, notamment sur les prix.

Si la Cour de cassation ne s’est pas penchée sur la question spécifique de la révision des prix, elle s’est tout de même déjà penchée sur la question plus large des modifications des conditions commerciales adoptées pendant le préavis.

Ainsi, la Cour de cassation a considéré dans un arrêt récent du 7 décembre 2022 que

« lorsque les conditions de la relation commerciale établie entre les parties font l’objet d’une négociation annuelle, ne constituent pas une rupture brutale de cette relation les modifications apportées durant l’exécution du préavis qui ne sont pas substantielles au point de porter atteinte à l’effectivité de ce dernier » [4].

Dans cette affaire, la Cour de cassation avait notamment relevé :
- Un accord annuel n’est pas par principe immuable, l’existence de négociations annuelles permet une évolution des conditions commerciales, y compris pendant l’exécution du délai de préavis ;
- Le client ne peut pas prétendre à l’application illimitée dans le temps de conditions commerciales favorables accordées pour une année et nécessairement remises en cause par le principe de la négociation annuelle entre les parties.

Cette solution vient donc nuancer le principe selon lequel le préavis doit être exécuté dans les conditions habituelles entre les parties. Il serait donc possible à l’auteur de la rupture des relations de modifier les conditions commerciales, y compris pendant la période de préavis.

Cependant, cette affaire portait non pas sur les conditions tarifaires mais sur le mode d’approvisionnement de la victime de la rupture.

Ce raisonnement adopté serait-il transposable en matière de tarifs ?

En premier lieu, il conviendra de se pencher sur ce que les parties ont prévu initialement dans le contrat.

Dans le silence du contrat sur cette question, il reviendra au juge de trancher cette question sur le fondement de l’article L442-1 du Code de commerce.

On trouve des illustrations nombreuses d’ordonnance du juge des référés ayant ordonné la reprise des livraisons sous astreinte alors que les parties n’avaient pas trouvé d’accord sur le prix pendant la période transitoire avant la conclusion d’une nouvelle convention annuelle [5].

Pourtant, la Commission d’examen des pratiques commerciales a retenu dès 2010 que la cessation de l’approvisionnement d’un client par son fournisseur en l’absence d’un accord sur un nouveau tarif ne constitue pas automatiquement une rupture brutale d’une relation commerciale établie, et qu’il appartient au juge de déterminer quelle partie est à l’origine de la rupture [6].

La Cour d’appel de Paris a déjà pu nuancer le principe selon lequel le préavis doit être exécuté dans les conditions habituelles entre les parties en cas de « circonstances particulières » [7].

Mais aucune précision sur ces circonstances particulières n’était apportée dans cette affaire.

Dans des affaires antérieures pourtant, la Cour d’appel de Paris s’est déjà penchée sur les circonstances dans lesquelles le changement de tarif pourrait être considéré comme une rupture brutale d’une relation commerciale établie.

Ainsi, dans un arrêt en date du 6 mai 2015, la Cour d’appel de Paris a retenu que

« les changements de tarifs par le fournisseur peuvent être qualifiés de rupture brutale des relations commerciales dans les conditions antérieures s’ils ont un caractère substantiel, de nature à bouleverser l’économie du contrat » [8].

Précisément, dans cette affaire, la Cour d’appel a considéré qu’une augmentation de 11,8% n’avait pas ce caractère substantiel après avoir relevé :
- L’absence de démonstration que cette augmentation était disproportionnée et injustifiée, compte-tenu du retard dans les tarifs appliqués au client ;
- Des négociations tarifaires avaient été annoncées par le fournisseur ;
- La marge brute de 47% du client lui permettait de faire face à cette augmentation des tarifs.

Elle a donc écarté la rupture brutale.

Dans une affaire plus récente, la Cour d’appel de Paris n’a, a contrario, pas admis la modification unilatérale des tarifs considérant que cette modification constituait une rupture brutale des relations commerciales entre les parties [9].

Elle retient que « une augmentation unilatérale, sans préavis et hors de toute proportion, des tarifs jusqu’alors consentis à un partenaire commercial est constitutive d’une rupture brutale de la relation commerciale ». En l’espèce, la Cour d’appel avait relevé une augmentation des prix de 25 à 30% par rapport à ceux pratiqués jusqu’alors, et l’absence de justification objective de cette hausse.

Ces affaires pourraient utilement éclairer les circonstances dans lesquelles le juge pourrait écarter la qualification de rupture brutale d’une relation commerciale établie en cas de modification des tarifs, même en cours de préavis.

La question centrale sera celle de la proportionnalité de la hausse des tarifs, qui devra être appréciée au regard de l’ensemble des circonstances et notamment les raisons des hausses de prix demandés par le fournisseur, qui devront être justifiées et documentées, ainsi que les conditions habituelles de négociation entre les parties.

Jocelyn Goubet, Avocat à la Cour Barreau de Paris

[1Cour d’appel de Paris, 8 octobre 2020, n°17/19893.

[2Cour d’appel de Paris, 17 janvier 2018, n°15/17249 ; 14 décembre 2022, n°21/00642.

[3En respectant un préavis de 18 mois l’auteur de la rupture exclu tout risque d’action en réparation sur le fondement de l’article L442-1 du Code de commerce.

[4Cour de cassation, Chambre commerciale, 7 décembre 2022, n°19-22.538.

[5Cour d’appel de Paris, 26 novembre 2020, n°20/02392 ; Tribunal de commerce de Paris, 2 février 2022, n°2022002981.

[6Commission d’examen des pratiques commerciales, avis 10-04 du 18 février 2010.

[7Cour d’appel de Paris, 8 juillet 2020, n°18/21122.

[8Cour d’appel de Paris, 6 mai 2015, n°13/01886.

[9Cour d’appel de Paris, 17 janvier 2019, n°16/23339.