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Le Contrôle de la Collaboration libérale.
Parution : mercredi 22 février 2023
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Rapport et commentaire sur l’analyse comparée des cas des Barreaux de Paris et de Bordeaux suite aux sondages de 2020 et de 2022.

Pour une meilleure compréhension, nous conseillons de lire cet article avec en même temps ses Annexes documentaires.

Dans le cadre de la Réforme de l’article 14-2 du Règlement Intérieur Nationale de la Profession d’Avocat, le Conseil National des Barreaux, à l’initiative de la Fédérations Nationale des Unions de Jeunes Avocats [1], a inséré une disposition précisant que le Conseil de l’Ordre « procèdera régulièrement à un contrôle des conditions d’exécution du contrat, selon des modalités qu’il fixe. » [2]

Suite à cette modification, le Conseil de l’Ordre du Barreau de Bordeaux établissait un questionnaire permettant d’effectuer ce contrôle et, par sa répétition annuelle, de constater l’évolution de la situation en la matière.
Au terme de la résolution votée par le Conseil de l’Ordre, il était décidé que le Représentant du Jeune Barreau au sein du Conseil de l’Ordre aurait la tâche de présenter les résultats du questionnaire aux membres du Conseil et d’établir un rapport sur la question.

I. Contextualisation et historique.

A) Sur l’évolution récente de la question de la collaboration libérale.

Comme l’écrit Maître Dominique Piau en 2010, « la collaboration libérale n’est pas uniforme mais protéiforme. Le prétendu « statut de la collaboration libérale » n’est qu’un vaste tonneau des Danaïdes dont on peut parler sans fin sans que rien de concret ne sorte. » [3]
Pour comprendre l’importance de la question de la collaboration, il convient en premier lieu de reprendre quelques chiffres nationaux : en premier lieu, le nombre d’avocats en France a connu une augmentation de 92,27% passant de 36.445 membres en 2000 [4] à 70.073 en 2020 [5]. Prise sur une période plus importante, la tendance donne le vertige. Ainsi, la population de la profession a-t-elle été multipliée par 8,8 entre 1973 (8.035) et 2021 (70.894). Rappelons que dans le même temps, la population française dans son ensemble passait de 53,21 millions à 67,75 en 2021, soit un rapport de 15 avocats pour 100.000 français en 1973 à 105 avocats pour 100.000 habitants.

Dans le même temps, la profession s’est très largement féminisée. En effet, si elle était encore majoritairement masculine jusqu’en 2007, les chiffres montrent dès 2009 et en 2021 de façon frappante, que les femmes sont devenus majoritaires au Barreau.

De plus, comme le rappelle Delphine Iweins, « les collaborateurs représentent 29 % du Barreau, 86 % d’entre eux sont libéraux dont 90 % depuis moins de dix ans. » [6]

Ces chiffres sont conformes à ceux du Barreau de Bordeaux aujourd’hui qui présente un pourcentage de collaborateurs libéraux d’environ 30% [7] dont 86,89%, selon le sondage, depuis moins de dix ans de barre [8]. Le sondage permet d’ailleurs de constater que le point de bascule dans la collaboration libérale est la fin de la cinquième année : 64,63% des collaborateurs ont moins de cinq ans de barre, contre, seulement, 35,37% au-delà [9]. Le même cycle se retrouve lorsqu’on aborde la durée de la collaboration au sein d’un même cabinet : seul 16,82% des collaborateurs demeurent au sein d’un même cabinet au-delà de 5 ans. [10]

Ce constat est relativement logique puisque la collaboration libérale est le moyen de trouver un premier emploi tout en développant une clientèle propre avec la possibilité à terme soit d’intégrer une structure d’exercice en groupe ou de succéder à un patron [11]. La Direction Générale des Entreprises, au terme de son enquête de juin 2016, indiquait d’ailleurs que 94% des avocats interrogés avaient signé, un jour, un contrat de collaboration libérale, soit comme collaborateur, soit comme patron.

B) La mise en place de cette obligation de contrôle.

L’objectif avoué de cette obligation est de « libérer la parole et identifier les cabinets qui sont coutumiers de certaines pratiques qui ne sont pas correctes, dans lesquels les conditions de travail des collaborateurs sont vraiment déplorables. » [12]
En effet, confronté à un important turn-over des avocats collaborateurs entre les cabinets mais également à une fuite de ceux-ci vers d’autres secteurs d’activité et professions, le Président de la Commission Collaboration précise qu’il est nécessaire « qu’il y ait un regard sur les conditions d’exécution des contrats de collaboration dans tous les barreaux. Le mieux, c’est un contrôle in situ, et, a minima, l’envoi d’un questionnaire aux collaborateurs. Et si les questionnaires ne reviennent pas, ce doit être un signal d’alarme pour l’ordre. » [13]

Force est d’ailleurs de constater que ces deux éléments se vérifient à l’analyse des réponses du questionnaire transmis aux collaborateurs du Barreau de Bordeaux : en effet le cap de la première année est à l’évidence le premier écueil à franchir dans la relation de collaboration libérale puisque si 31,5% des collaborateurs indiquent être en collaboration au sein de leur cabinet actuel depuis moins d’un an, ils ne sont que 14,07% a donné la même réponse pour moins de deux. Le chiffre remonte pour la période entre deux et cinq ans pour atteindre 37,61%, avant de retomber à nouveau, la barre des cinq ans étant le second point de passage important que nous pouvons analyser en l’espèce.
Le second point ressort pour sa part des remarques que les collaborateurs pouvaient laisser en fin de questionnaire. Les raisons invoquées pour quitter la profession sont identiques : salariat déguisé sans les avantages du véritable salariat (25%) à rapprocher des critiques émises quant au statut du collaborateur (22%) et plus largement des raisons économiques tenant au développement de la clientèle personnelle (17%) et à la rétrocession d’honoraires (17%). [14]
Ces éléments étant établis, il convient maintenant d’entrer dans l’analyse à proprement parlé des réponses données au questionnaire.

II. Analyse.

En premier lieu, il faut signaler la forte mobilisation pour répondre à ce questionnaire. [15]
En second lieu, et fort heureusement, il ressort de ces résultats que l’écrasante majorité des avocats collaborateurs vivent bien leur collaboration : 84,08% de satisfaction.

Pour ce qui est des aspects les plus graves [16], les résultats sont également plus que satisfaisants. Si 11,39% indiquent avoir été témoins de fait de harcèlement, seuls 4,73% estiment avoir été victimes directes de fait de harcèlement. De même, les sondés estiment (parmi ceux concernés) à 96,49% que leurs droits de parentalité ont été respectés.

Les abus sont bien sûrs toujours trop nombreux mais il convient de remettre en perspective ces chiffres avec les chiffres nationaux et notamment les chiffres de satisfaction au sein de la collaboration qui n’atteignait que 47% lors d’une étude gouvernementale [17]. Celle-ci est néanmoins à relativiser. En effet, après une large enquête réalisée en septembre/octobre 2020, la Commission Protection Collaboration du Barreau de Paris atteignait un score de 68% de satisfaction. [18]

De même, lors d’une enquête en 2008, le Barreau de Paris avait constaté que 71% d’avocates étaient confrontées à des difficultés lors de leur retour de grossesse et que 7% étaient directement remerciées en fin de grossesse. [19]

De plus, il faut reconnaître que si notre questionnaire se penche sur deux aspects important de la vie du collaborateur, il ne fait pas mention des « violences physiques, sexuelles ou morales » et des faits de « non-respect des principes essentiels ». Or ces faits sont mentionnés par, respectivement, 11% et 29% des sondés lors l’enquête menée en 2020 par le Barreau de Paris [20]. Les faits de discriminations et de harcèlement sexuel ou moral représentant, respectivement, 6% et 4%.

Le point central des difficultés rencontrées par les collaborateurs est cependant économique et financier.
Financier, d’abord, puisque 17% des commentaires négatifs laissés au terme du questionnaires mentionne le caractère insuffisant des minima ordinaux étant de surcroît entendu que 7,77% des collaborateurs connaissent de réguliers retards de paiement.

Concernant la question des minima ordinaux, il convient de faire le parallèle avec l’avocat salarié et le revenu minimal octroyé par la Convention collective nationale des avocats et de leur personnel du 20 février 1979. Si on reprend les définitions de poste le collaborateur débutant (1ère et 2ème année) serait a priori recruté Niveau 2 (Cadres) - 1er échelon (débutant) avant de passer au 2ème échelon (expérimenté) en 3ème ou 4ème année.

L’avocat salarié peut donc légitimement solliciter un salaire minimal de 2.906,90 euros en première année et de 3.095,66 euros en troisième année (25% de charges).

Or en tenant compte d’une provision minimale de 35% de charges, l’avocat collaborateur libéral devrait avoir a minima une rétrocession d’honoraires de 2.943,25 euros pour obtenir un traitement similaire et de 3.134,36 euros en troisième année.

Compte-tenu des minima ordinaux actuels, il faudrait qu’un collaborateur facture 550 euros puis 750 euros mensuellement pour obtenir un revenu équivalent soit un chiffre d’affaires annuel personnel de 6.600 euros puis 9.000 euros. Or nous savons que la facturation personnelle moyenne mensuelle des collaborateurs du Barreau de Bordeaux est de 4.000 euros en moyenne et de 11.000 euros (environ) au médian soit un peu moins de 400 euros et de 1.000 euros mensuel. L’autre possibilité est de considérer que la collaboration correspond à 3 jours et de laisser 2 jours pour permettre le développement de la clientèle personnelle du collaborateur.

Et nous entrons donc dans la seconde difficulté pointée par les collaborateurs libéraux du Barreau de Bordeaux : la difficulté économique.

Economique, effectivement, car 56,36% des collaborateurs voulant développer leur clientèle personnelle connaissent des difficultés pour cela, dont 6,54% qui se voient littéralement interdire par leur cabinet le développement de ladite clientèle. Ce point est particulièrement essentiel car il est l’objet de 17% des commentaires négatifs laissés après le questionnaires et permet de faire transition vers le dernier point en ressortant.

Ce point est particulièrement essentiel car il est l’objet de 17% des commentaires négatifs laissés après le questionnaires et permet de faire transition vers le dernier point en ressortant.

Enfin, le statut de la collaboration libérale est largement discuté dans les commentaires libres au terme du questionnaire. En effet, qu’ils abordent le statut en lui-même (21%) ou le caractère salarié de la collaboration « libérale » qu’ils vivent (24%), il ressort des réponses à ce questionnaire que cet aspect de la profession est prépondérant dans le choix de la quitter.

Si l’aspect salarial ressort peu de la question de la fixation du temps de travail (largement laissé à l’appréciation du collaborateur), il nous semble a contrario que ce point est un "faux exemple" dans le sens où le travail attendu d’un collaborateur libéral est celui d’un cadre qui est donc à même de fixer, d’organiser et de gérer efficacement son temps de travail quotidien et hebdomadaire.

III. Pistes de réflexions au-delà de l’analyse.

Dans le cadre de cette troisième (sic) et dernière partie, il nous semble nécessaire de faire ressortir deux questions : celle de la formation initiale et de l’accès à la profession, d’une part, et, d’autre part, celle de la spécialisation des Avocats durant leur carrière.

A) Sur la formation et l’entrée dans la profession.

Concernant en premier lieu la formation, il est important de rappeler l’investissement de la profession rapporté au nombre d’élèves-Avocats, soit 3.000 €/an/élève environ.
Il est donc nécessaire de savoir raison gardée sur ce point : ce n’est pas en 6 mois de formation théorique et 6 mois de stage pratique après (en moyenne) 6 ans (pour les femmes) et 8 ans (pour les hommes) d’université, qu’on obtient un professionnel aguerri.
De plus, il convient peut-être de questionner l’examen d’entrée dans la profession, le fameux CRFPA. Celui-ci a été modifié dans son équilibre, dans ses objectifs et dans son rapport aux réalités de la profession par la réforme issue du Décret n°2016-1389 et de l’Arrêté du 17 octobre 2016 entrant en vigueur au 1er janvier 2017.

Cette réforme a notamment réduit le champ des spécialités passant de 11 (droit des personnes et de la famille, droit patrimonial, droit pénal général et spécial, droit administratif, droit commercial et des affaires, procédures collectives et sûretés, droit public des activités économiques, droit du travail, droit international privé, droit communautaire et européen et droit fiscal des affaires) à 7 (droit civil, droit pénal, droit social, droit des affaires, droit fiscal des affaires, droit international et européen et droit administratif).

On peut dès lors largement regretter ce choix restrictif là où un élargissement intégrant le droit de l’immobilier et de la construction, la propriété intellectuelle, le droit de l’environnement ou le droit lié au RGPD aurait semblé être plus en adéquation avec une profession en évolution et tournée vers son avenir avec de nouvelles spécialités à défricher et à investir.
Le rejet de cette solution "a maxima" pour une solution "a minima" a entraîné quelques situations difficiles pour la définition du programme de certaines spécialités particulièrement floue, même pour la Commission dont l’effort de définition courant 2017 fut à alors plus qu’inégal [21], mais la situation semble revenue à la normale.

Cette question de l’entrée dans la profession est d’autant plus importante que le moindre rétrécissement numérique d’une promotion entraîne mécaniquement deux ans plus tard une pénurie de collaborateurs entraînant tout aussi mécaniquement une inversion partielle des rôles dans le processus de recrutement : en période de pénurie de collaborateurs, soit contextuelle (2020), soit systémique (droit de la construction), c’est plus le collaborateur qui choisit son cabinet en fonction des offres que l’inverse.

B) Sur la question de la spécialisation de la profession.

Concernant, enfin la spécialisation des Avocats durant leur carrière, une chose marque et étonne lorsqu’on reprend de manière plus fouillée et réfléchie les chiffres de la professions depuis la moitié des années 2000, une chose marque et étonne : dans une profession en perpétuelle explosion démographique (+66% 2004 et 2021), non seulement la part, mais le nombre brut de spécialistes a chuté progressivement passant de 12.894 en 2004 à 7.228 en 2021 (baisse de 44%). [22]
Deux raisons semblent pouvoir être avancées : d’une part, la difficulté a maîtrisé efficacement des champs de spécialité extrêmement divers, et, d’autre part, la quasi-impossibilité pour nombre d’Avocats de libérer le temps nécessaire à la préparation de cet examen. On peut s’interroger sur l’absence de travail coordonné localement entre les Barreaux et les Universités afin de permettre la mise en place de module (DU, M2) permettant la préparation desdits examens de spécialités, notamment en cours du soir.
C’est peut-être en ayant une véritable réflexion autour de cette question et en joignant à cette réflexion celle sur la collaboration qu’il sera possible (peut-être) de résoudre certaines difficultés économiques constatées par les Avocats.

Conclusion.

Pour conclure sur une note un peu plus optimiste, il faut à nouveau saluer l’importante participation de nos Consœurs et Confrères à ce questionnaire.
Dans le même temps, s’il a été le moment d’exprimer certaines réserves et rancœurs vis-à-vis du statut de collaborateur libérale, il a également permis de proposer des solutions intéressantes pour répondre à certaines inquiétudes et il nous semble judicieux, par exemple, de réfléchir sur l’éventualité de mettre en œuvre une assurance perte de collaboration qui a été proposée à l’occasion du temps de liberté de parole.
Il doit d’ailleurs être indiqué que le Conseil de l’Ordre a mis en place une commission pour réfléchir sur la collaboration et notamment en repensant la présentation et l’attractivité de la collaboration salariée dans un certain nombre de cas identifiés et documentés.
Reste à voir si ces initiatives porteront leurs fruits.

Louis Tandonnet Avocat au Barreau de Bordeaux https://www.louistandonnetavocat.com/ [->ltandonnet.avocat@gmail.com]

[11) Gazette du Palais, 2 juillet 2019, n° 355p4, page 5.

[22) Conseil National des Barreaux, décision du 13 novembre 2020 ; Journal Officiel, 28 novembre 2020.

[33) PIAU Dominique, Collaboration libérale : revenir aux fondamentaux, Gazette du Palais, 27 juillet 2010, n°208, page 7.

[44) MOREAU Caroline, Les avocats : une profession en expansion qui se féminise, INFOSTAT JUSTICE, Octobre 2010, n°109 : document

[55) Conseil National des Barreaux, Observatoire de la Profession d’Avocat, Les chiffres-clés de la profession d’avocat : document

[66) IWEINS Delphine, Collaboration libérale : le changement n’est pas pour maintenant, GPL292g5, Gazette du Palais.

[77) Un peu plus de 600 collaborateurs pour 1952 avocats inscrits au Tableau.

[88) Question numéro 2.

[99) Question numéro 2.

[1010) Question numéro 3.

[1111) Différents centres d’intérêts et possibilités ressortant de l’article Les avocats et le contrat de collaboration libérale publié par le site entreprises.gouv.fr (voire note 17).

[1212) Maître Charles-Édouard PELLETIER, avocat au barreau de Strasbourg, élu au CNB sur la liste UJA et président de la commission Collaboration du Conseil Nationale des Barreaux, propos rapportés par LARTIGUE Miren, Gazette du Palais, 28 septembre 2021, n°33, page 5.

[1313) Ibidem.

[1414) Voir les réponses en fin de questionnaire, pages 20, 21 et 23.

[1515) 333 réponses sur environ 650 avocats collaborateurs.

[1616) Les faits harcèlement (victimes ou témoin) et de non-respect des droits de parentalité.

[1717) document

[1818) Barreau de Paris, Commission Protection Collaboration, Rapport sur la collaboration et les perspectives d’avenir qu’elle offre, septembre/octobre 2020, page 19.

[1919) ENKAOUA Chloé, Avocates et collaboration libérale : quand les femmes montent au créneau, Gazette du Palais, 21 mars 2011, n°81, page 7.

[2020) Barreau de Paris, Commission Protection Collaboration, Rapport sur la collaboration et les perspectives d’avenir qu’elle offre, septembre/octobre 2020, page 13.

[2121) Voir un vibrant hommage au Maréchal de Chabannes de La Palice, notamment concernant le programme de droit des affaires.

[2222) Références Statistiques Justice 2020, 2021 et 2022 - Ministère de la Justice.