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Le licencié peut être contrefacteur. Par Hugues Oussalé, Juriste.
Parution : mercredi 22 février 2023
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Lorsque l’action en responsabilité contractuelle ne permet pas au titulaire de droit d’auteur, victime d’une atteinte portée à ses droits, de bénéficier des garanties prévues aux articles 7 et 13 de la directive 2004/48 CE du parlement européen et du conseil du 29 avril 2004, celui-ci est recevable à agir en contrefaçon a décidé la première chambre civile de la Cour de cassation en date du 5 octobre 2022 par son arrêt numéro 21-15.386.

La société Entr’ouvert, société coopérative ouvrière de production a formé un pourvoi contre l’arrêt du pôle 5 de la chambre 2 de la Cour d’appel de Paris rendu le 19 mars 2021, arrêt l’opposant aux sociétés Orange et Oranges Business services. Ces dernières ont également formé un pourvoi incident contre le même arrêt.

La société Entr’ouvert a conçu un logiciel dénommé « Lasso » permettant de mettre en place un système d’authentification unique. Elle l’a par ailleurs diffusé sous licence libre ou sous licence commerciale contre paiement de redevance à son profit.

Pour répondre à un appel d’offre de l’Etat, la société orange a intégré « Lasso » dans sa plateforme logicielle dénommée « Identité Management Platform » A la date du 29 avril 2011, Entr’ouvert a assigné Orange en contrefaçon de droit d’auteur et parasitisme, estimant que cette mise à disposition de « Lasso » n’était pas conforme aux clauses de licence libre.

Une question principale a divisé les juges du fond, celle de savoir si le titulaire de droit de propriété intellectuelle peut exercer une action en contrefaçon contre son cocontractant.

Le Tribunal judiciaire de Paris répond par l’affirmative [1], et la Cour d’appel de Paris répond par la négative [2].

Saisis de la question, les juges du quai de l’horloge n’ont pas été ambiguës dans leur réponse. En effet, ils ont jugé que le titulaire de droit d’auteur, victime de l’atteinte à ses droits par son cocontractant qui dépasse les limites du contrat de licence, est recevable à agir en contrefaçon. Cette décision bouleverse les habitudes (I) et son fondement donne à se questionner sur sa transposition en droit des brevets (II).

I- Les implications du choix d’agir en contrefaçon.

Il est d’une évidence que cette décision, en venant instaurer la recevabilité de l’action en contrefaçon formée par le titulaire de droit d’auteur contre son cocontractant qui surpasse les autorisations du contrat de licence, présente des répercussions assez considérables à plusieurs égards.

La compétence juridictionnelle. Suite à une telle décision, la question de compétence juridictionnelle, matérielle et territoriale, interne et internationale ne peut que faire surface.

Alors qu’il fallait nécessairement saisir la juridiction civile ou commerciale en fonction de la qualité des parties et de la nature des actes, il faut maintenant saisir les tribunaux exclusivement compétents. Pour ce faire, le législateur a pris le soin de scinder les actions en contrefaçon en deux. D’une part, nous avons les actions civiles, et d’autre part les actions pénales. Pour ce qui est des actions civiles, compétence exclusive a été donnée aux tribunaux judiciaires [3].

Pour agir en contrefaçon, il faut donc nécessairement saisir le tribunal judiciaire exclusivement compétent, parlant de la compétence matérielle, et assurément territoriale.

En revanche, les tribunaux correctionnels ont compétence pour se prononcer sur le volet pénal des actions en matière de contrefaçon [4]. En décidant ainsi, la Cour de cassation oblige donc le demandeur à intégrer une question procédurale préalable dont la négligence ou la violation pourrait lui coûter la recevabilité de son action pour incompétence du juge.

La compétence juridictionnelle n’est pas que matérielle. Elle est aussi territoriale. Et si nous nous limitons à un litige purement national, qui ne contient donc pas un élément d’extranéité quelconque, une liste exhaustive de tribunaux territorialement compétents en cas d’action civile de contrefaçon est présentée par le législateur [5].

Il est possible que les parties, dans le but de prévoir le déroulement de leur rapport contractuel, accordent par clause - attributive de juridiction ou arbitrale - compétence à une juridiction -étatique ou arbitrale - dans l’exécution de leur contrat.

Logiquement, cette clause ne saurait s’appliquer. La responsabilité engagée dans la circonstance n’est pas contractuelle, mais plutôt extracontractuelle, parlant de la contrefaçon. Par conséquent, la matière à laquelle la clause s’applique fait défaut. Il faut donc admettre qu’en présence d’élément d’extranéité rendant le litige international [6], la compétence sera résolue autrement [7].

Le droit applicable. Cette décision étend ses implications jusqu’à la question de la loi applicable. Nous savons tous qu’en matière contractuelle les parties peuvent valablement désigner une ou plusieurs lois à s’appliquer en cas de problèmes liés à l’exécution de leur contrat. Mais en la circonstance, l’autonomie de la volonté n’est en principe pas la bienvenue - sauf exception rarissime [8] -, y compris en droit international privé.

Les règles en matière de preuve. En plus de la question de compétence, le titulaire de droit d’auteur est soumis à certaines règles en matière de preuves. Il peut dès lors faire procéder à la saisie contrefaçon par tous huissiers, sachant que cette opération ne peut se réaliser que par l’obtention d’une ordonnance rendue sur requête par la juridiction civile [9]. En rappel, l’affaire porte sur l’exploitation d’un logiciel en violation des clauses contractuelles, exploitation donc sans autorisation.

Alors que l’article L332 du Code de propriété intellectuelle précise que la contrefaçon d’un logiciel se prouve par tout moyen, il va sans dire que la circonstance est bien concernée. Même si le demandeur peut aussi prouver par tout moyen en cas de responsabilité contractuelle, les moyens font la différence. Sur le terrain de la contrefaçon, il a à sa disposition la saisie contrefaçon ci-dessus évoquée, le droit d’information [10].

Il faut tout de même préciser que sur le champ de la responsabilité contractuelle le demandeur n’avait qu’à prouver la violation du contrat, tandis que sur le terrain de la contrefaçon il doit présenter la présence de trois conditions cumulativement remplies que sont « l’objet copiant ou imitant, l’acte interdit et le responsable » [11].

Les délais de prescription diffèrent. Nous savons tous que bon nombre d’actions - action en contrefaçon et action contractuelle - sont soumises à un délai de prescription instinctif. Sachant que l’action en contrefaçon est subdivisée en deux à savoir l’action pénale et l’action civile, les délais sont tout de même différents. Au passage, il faut bien se convaincre de la réalité de l’adage Lex specialia generalibus derogant (la loi générale donne priorité à la loi spéciale). Effectivement, lorsqu’un aspect n’est pas prévu par la loi spéciale ou lorsque cette loi fait défaut, il faut bien combler le vide par la loi générale s’il en existe. Nous constatons qu’en matière de droit d’auteur, le législateur n’a pas abordé la question de délai de prescription de l’action en contrefaçon aussi bien sur le volet civil que pénal. Il y va donc de la bonne administration de la justice que l’on fasse recours au droit commun.

Pour ce faire, c’est successivement le Code de procédure pénale et le Code civil qui apportent réponses. L’action en contrefaçon en matière pénale est soumise à un délai de prescription applicable aux délits qui est de 6 ans révolus à compter du jour où l’infraction a été commise (Art. 8 Code de Procédure Pénale). En revanche, si l’action en contrefaçon est exercée en matière civile, se prescrit en 5 ans « à compter de jour où le titulaire du droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer » [12].

Les sanctions sur le terrain de la contrefaçon sont particulières. Les sanctions prononcées en contrefaçon ou susceptibles de l’être sont différentes de celles en responsabilité contractuelle. L’allocation des dommages et intérêts en cas de contrefaçon est fixée de façon particulière en tenant compte d’un certain nombre d’éléments énumérés par le législateur. Le juge est donc tenu de prendre en considération, et ce distinctement, les conséquences économiques négatives de l’atteinte aux droits, dont le manque à gagner et la perte subie par la partie lésée ; le préjudice moral causé à cette dernière ; les bénéfices réalisés par l’auteur de l’atteinte aux droits, y compris les économies d’investissements intellectuels, matériels et promotionnels que celui-ci a retirées de l’atteinte aux droits [13].

In fine de l’article L331-1-3, le législateur précise que la partie lésée peut demander une somme forfaitaire à titre de dommages et intérêts. Les dommages et intérêts dus sur la base de la responsabilité contractuelle sont conditionnés au respect de la règle de réparation intégrale [14] du dommage en tenant compte par principe de la perte subie et du gain privé [15].

En plus des sanctions principales que peut prononcer le juge, la partie lésée peut demander l’application de plusieurs autres sanctions complémentaires [16], chose qu’il ne peut demander en action contractuelle.

II- La plausible extension en droit des brevets ?

Comme dans la plupart des cas, les juges nationaux emboîtent le pas de leurs homologues européens. Rappelons qu’en 2019, également en matière de logiciel, la Cour de justice de l’union européenne avait décidé qu’il peut être qualifié de contrefaçon dans le cadre de rapports contractuels, l’acte par lequel le licencié outrepasse les droits qui lui sont consentis par la licence [17].

Sachant que le régime de droit d’auteur est différent de celui de droit de brevet, il est tout de même tentant de se questionner sur une éventuelle transposition - adaptation pour être mieux compris - de cette décision sur le droit de brevet. A suivre les arguments de la Cour, il y a de quoi. En effet, l’article L615-14 du CPI punit pour contrefaçon les atteintes portées sciemment aux droits du propriétaire de brevet telles que définies aux articles L613-3 à L613-6.

De surcroît, l’article L615-14-1 précise que si le délinquant a été lié par convention avec la partie lésée, les peines sont portées au double. Visiblement le législateur appelle les co-contractants à la loyauté dans leur rapport. Le deuxième texte sur lequel s’est fondé la Cour est la directive 2004/48/CE du Parlement européen et du Conseil, du 29 avril 2004, relative au respect des droits de propriété intellectuelle, cumulativement sur ses articles 7 et 13.

Pourtant, cette même directive s’applique avec précision au droit de propriété industrielle, donc au brevet (art. 1er de la directive). Il est par conséquent logique que la décision de la Cour s’étende sur l’atteinte au droit du titulaire d’un brevet par le licencié.

Hugues Oussalé Juriste droit privé Université Toulouse 1 Capitole/ Centre Droit des affaires Doctorant

[1TJ Paris, 6 juil. 2021, Lexbase affaires n° 689 du 23 sept. 2021, obs. C. Le Goffic.

[2CA Paris, 19 mars 2021, Lexbase affaires n° 672 du 8 avr. 2021, obs. C. Le Goffic.

[3Art. L331-1 Code de Propriété Intellectuelle : droits d’auteur ; L615-17 Code de Propriété Intellectuelle : le brevet.

[4J.-C. Galloux, « Compétence d’attribution du contentieux de la propriété intellectuelle », RTD Com.2011 p.531 ; Cass. Crim., 5 mars 2014, n°13-80.252, inédit, LEPI, mai 2014, p.7, obs. S. Chatry.

[5Art. D211-6-1 Code de l’Organisation Judiciaire.

[6CJUE, 8 sept. 2022, aff. C-399/21 : Dalloz actualité, 12 oct. 2022, obs. F. Diop.

[7Cass. 1re Civ., 29 juin 2022, n°21-11.085 : Dalloz IP/IT, 2022, p.407, obs. E. Rançon : Cela concerne la compétence internationale des juridictions françaises pour connaître des actes de contrefaçon d’un brevet européen. Cette décision, de par son raisonnement, est bien transposable en droit d’auteur.

[8Art. 14 du Règlement (Ce) N° 864/2007 du Parlement Européen et du Conseil du 11 juillet 2007 sur la loi applicable aux obligations non contractuelles (« Rome II »).

[9Art. L332-1 Code de Propriété Intellectuelle.

[10A. Robin et S. Chatry, Introduction à la propriété intellectuelle, Bruxelles, 3e éd. Bruylant, 2021, n°526 et 527.

[11Thierry Mollet-Viéville, « La proportionnalité des mesures de saisie contrefaçon et d’interdiction », BLIP, 4 mars 2022, [en ligne], https://blip.education/la-proportionnalite-des-mesures-de-saisie-contrefacon-et-dinterdiction-libre-propos-thierry-mollet-vieville

[12Art. 2224 du Code civil.

[13Art. L331-1-3 Code de propriété intellectuelle.

[14Cass. 2e civ., 28 mai 2009, n° 08-16.829, Légifrance.

[15Art. 1231-2 Code Civil.

[16Art. L331-1-4 du Code de la propriété intellectuelle.

[17CJUE, 5e ch. 18 déc. 2019, aff. C-666/18, IT Development SAS c/ Free Mobile SAS, JurisData, n°2019-023991.