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Les jeux vidéo, une nouvelle typologie de contentieux à venir ? Par Cynthia Passage, Juriste.
Parution : lundi 6 mars 2023
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Le jeu vidéo, initialement source de divertissement, est aujourd’hui mis en lumière au regard des conséquences positives et négatives qu’il a sur l’état de santé des joueurs.
Néanmoins, la confusion entre réalité et virtualité pourrait devenir une source de danger et de responsabilité à l’égard des éditeurs de jeux vidéo.

En effet, avec l’évolution des jeux vidéo et la multiplicité de ses supports, les dangers qui y sont liés ont aussi augmenté pour les utilisateurs.

Par exemple, la réalité augmentée, étant est une technologie permettant d’incruster en direct des éléments virtuels en 3 Dimensions, au sein du monde réel [1], permet à l’utilisateur d’interagir entre le monde réel et le monde 3D et invite donc les joueurs de jeux vidéo à combiner le monde réel au monde fictif. Cette nouvelle faculté peut alors s’avérer être une source de danger, et est en général liée aux applications mobiles.

A titre d’exemple, le jeu vidéo mobile “Pokemon Go” créé par “The Pokémon Compagny” et “Niantic” a combiné la localisation mobile avec la réalité augmentée. En pratique, il s’agit de capturer des créatures appelées “Pokémon” par le biais d’une “Pokéball” que l’utilisateur lance sur son écran de téléphone.

La réalité augmentée peut être utilisée par ces joueurs pour voir la créature directement dans son environnement réel par le biais de son écran. De ce fait, l’utilisateur est très rapidement « envoûté » par l’application mobile ce qui a impliqué de nombreux accidents de circulation, des accidents de la voie publique [2] ou encore des chutes d’une falaise [3].

Les éditeurs du jeu “Pokemon Go”, créé par Niantic Labs en partenariat avec Nintendo et sa filiale “The Pokémon Company”, déclinent leur responsabilité civile quant aux éventuels dommages physiques liés à l’utilisation de cette application en énonçant : « Vous convenez que votre utilisation de l’application et du jeu est à vos propres risques […] dans la limite de ce qu’autorise la loi » [4]. De ce fait, les accidents de la circulation liés à l’utilisation du portable par un joueur seront, en France, sanctionnés par l’article R412-6-1 du Code la route impliquant une amende forfaitaire de 135 euros et d’un retrait de 3 points du permis de conduire.

Néanmoins, afin de se protéger, une mise à jour d’octobre 2016, par Niantic, est venue limiter l’utilisation de l’application « Pokemon Go » dans une voiture en mettant en place une limite de vitesse de 10,5km/h pour obtenir des bonus [5].

Toutefois, cette limitation évitant l’utilisation du jeu en voiture, ne permet pas d’éviter tous les accidents, comme lorsqu’un piéton traverse la route sans regarder et se fait renverser par une voiture ou bien lorsqu’un cycliste utilise l’application en roulant augmentant ainsi les risques.

De même, l’application avait créé des arènes de combat Pokemon, appelées « Raid », au sein des propriétés privées. Les joueurs devaient donc pénétrer ces propriétés afin d’accéder au « Raid ». De ce fait, la question s’est posée de savoir si la filiale « The Pokemon Company » était responsable de ces infractions, en incitant les joueurs à pénétrer illégalement dans certaines propriétés, ou, si la responsabilité de cette faute incombait aux joueurs. Encore, une fois, la filiale a pu s’extirper de cette responsabilité civile par le biais de messages d’avertissements [6].

Ainsi, les joueurs engagent leur responsabilité civile personnelle et s’expose aux sanctions du droit commun en cas d’utilisation de l’application « Pokemon Go » qui entraînerait des actions illégales.

En effet, les éditeurs du jeu ont usé de diverses méthodes pour se protéger de la responsabilité civile qui pouvait leur incomber en raison des dangers impliqués par cette application. En ce sens, au démarrage de l’application, différents messages d’avertissements apparaissent prévenant ainsi le joueur des potentiels dangers : "Sois toujours à l’affût et regarde autour de toi", "Sois courtois avec les membres des communautés du monde réel lorsque tu joues à Pokémon Go" ou encore, lorsque la vitesse du joueur dépasse une certaine vitesse "Tu vas trop vite ! Ne joue jamais à Pokémon Go en conduisant".

De même, les Conditions Générales d’utilisation de Pokémon Go énoncent que lorsque le joueur utilise cette application, il doit être conscient de ce qui l’entoure. Il précise que le joueur ne doit pas se livrer à des activités pouvant entraîner des blessures, la mort, des nuisances ou une responsabilité de quelque nature que ce soit. Auquel cas, Niantic, ainsi que ses dirigeants, directeurs, agents, filiales, coentreprises et employés s’exonèrent des responsabilités liées.

Aujourd’hui, il reste donc difficile, voire impossible, d’engager la responsabilité civile des éditeurs au motif que les joueurs ont des obligations de vigilance, de prudence et de sécurité dès lors qu’ils jouent à un jeu.

A cet égard, nous pourrions envisager la reconnaissance d’une nouvelle sorte de responsabilité des éditeurs quant aux conséquences négatives de leurs jeux sur la santé des joueurs.

Si la transposition telle quelle de la responsabilité du fait des produits défectueux serait disproportionnée nous pourrions, néanmoins, envisager de reprendre certains éléments de cette responsabilité afin de les appliquer, après une adaptation, aux éditeurs de jeux vidéo.

Afin d’expliquer cette théorie, il est nécessaire de comparer et d’appliquer les éléments de la responsabilité du fait des produits défectueux au secteur spécifique du jeu vidéo. Il est évident que toute la problématique tient à la qualification de la « défectuosité du produit ».

En effet, la responsabilité du fait des produits défectueux est définie comme une

"obligation pesant sur le producteur, le fabricant, le distributeur, le vendeur ou le loueur d’un bien n’offrant pas la sécurité à laquelle nous pouvons légitimement nous attendre, de réparer le dommage causé par celui-ci" [7].

Ainsi, selon l’article 1245-3 alinéa 1 du Code civil un produit est qualifié de défectueux « lorsqu’il n’offre pas la sécurité à laquelle on peut légitimement s’attendre ». Ce même article, en son alinéa 2, précise qu’en ce sens « il doit être tenu compte de toutes les circonstances et notamment de la présentation du produit, de l’usage qui peut en être raisonnablement attendu et du moment de sa mise en circulation ».

En matière de jeux vidéo, il est percutant de s’attarder sur les deux premiers éléments de la responsabilité du fait des produits défectueux afin de savoir comment ils pourraient être adaptés aux jeux vidéo.

S’agissant du critère lié à la présentation du produit, il est interprété en fonction du défaut d’information sur les dangers du produit. En ce sens, l’arrêt de la 1ère chambre civile de la Cour de cassation du 9 juillet 2009 [8] énonce que la défectuosité du vaccin contre l’hépatite B est avérée au regard de l’absence de mention du risque de contracter la sclérose en plaques. Dans cet arrêt, la Cour sanctionne donc le défaut d’information, sur un produit, qui aurait des répercussions et des risques graves sur l’état de santé des utilisateurs.

S’agissant du second critère étant lié à l’usage qui peut raisonnablement être attendu du produit, il impose quant à lui, et selon l’arrêt de la 1ère chambre civile de la Cour de cassation en date du 24 janvier 2006 [9], qu’un produit ne comporte pas de risques, pour la santé de son utilisateur, plus importants que les bénéfices prodigués.

En matière de jeux vidéo, cette responsabilité pourrait alors s’imposer afin d’engager la responsabilité des éditeurs.

Pour illustrer ce propos, nous pouvons reprendre l’exemple de l’application « Pokemon Go », notamment au regard de ses conséquences durant la crise sanitaire liée à la Covid-19. En effet, l’application « Pokemon Go » a pu amplifier les risques lors de la crise sanitaire, en incitant les joueurs à se regrouper autour des « Raids » alors que l’article L3131-15 de la loi du 23 mars 2020, d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19 limitait ou interdisait « les rassemblements sur la voie publique ainsi que les réunions de toute nature » [10].

Ainsi, un défaut quant à la présentation du produit pourrait être opposé aux éditeurs de l’application au motif que le jeu vidéo n’informait pas suffisamment les joueurs des risques engendrés par le rassemblement en période de crise sanitaire et de confinement.

Le second critère de la responsabilité du fait des produits défectueux, pourrait également leur être opposé au motif que l’application incite les joueurs à sortir de chez eux afin d’attraper des « Pokémon » et à se rassembler afin de faire des échanges ou des combats. De ce fait, le bénéfice qui en résulte, étant le divertissement, l’évolution au sein du jeu et les relations sociales, engendrent nécessairement des risques graves pour la santé des joueurs, en les incitant à se confronter à un danger sanitaire, tel que la contamination par la Covid-19 dont résulte des séquelles graves ou même le décès des personnes vulnérables. Finalement, la défectuosité des jeux vidéo tiendrait au fait que les joueurs puissent légitimement s’attendre à ce que les éditeurs aient écarté ou informé de tous les risques liés à leur santé.

De plus, l’engagement de la responsabilité des éditeurs de jeux vidéo par le biais de la responsabilité du fait des produits défectueux mérite d’être envisagée au regard de son champ d’application.

En effet, cette responsabilité se distingue de la responsabilité contractuelle et délictuelle en ce qu’elle s’applique quel que soit le lien entre la victime et le producteur. La victime, en l’espèce le joueur, pourrait donc être liée ou non par un contrat [11] au producteur, en l’espèce l’éditeur du jeu vidéo.

De ce fait, la responsabilité du fait des produits défectueux s’appliquerait, que le joueur soit lié par un contrat avec l’éditeur par l’intermédiaire des Conditions d’Utilisation [12], ou qu’il ne soit pas lié par un contrat. Dans l’hypothèse où il n’y aurait pas de lien contractuel, alors la responsabilité du fait des produits défectueux s’imposerait de façon autonome. Dans l’hypothèse où le joueur serait lié par un contrat avec l’éditeur du jeu, et pour que le joueur puisse bénéficier de cette responsabilité, il serait nécessaire de savoir si un cumul entre la responsabilité contractuelle et celle du fait des produits défectueux serait réalisable.

A cette fin, selon l’arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation dans sa décision du 17 mars 2016, pour les juridictions civiles le régime de la responsabilité du fait des produits défectueux, n’étant pas à destination d’un usage professionnel, n’exclut pas l’application d’autres régimes de responsabilité contractuelle ou extracontractuelle, si ces dernières reposent sur des fondements différents de celui d’un défaut de sécurité du produit litigieux, comme la garantie des vices cachés ou la faute. De ce fait, si le lien contractuel entre l’éditeur d’un jeu vidéo et le joueur n’est pas destiné à l’usage professionnel, nous pouvons également supposer qu’un cumul entre la responsabilité du fait des produits défectueux, fondé sur un défaut de sécurité, et la responsabilité contractuelle, fondé sur un défaut d’information, serait envisageable.

Finalement, face aux nouveaux risques sanitaires provoqués par les jeux vidéo nous pouvons noter une ouverture à de nouvelles formes d’engagement de la responsabilité des éditeurs de jeux vidéo.

Par ailleurs, nous pouvons également nous pencher sur la question de l’introduction des jeux vidéo dans le contentieux de la responsabilité civile médicale.

En effet, l’article L1142-1 du Code de la Santé Publique énonce

"les professionnels de santé mentionnés à la quatrième partie du présent code, ainsi que tout établissement, service ou organisme dans lesquels sont réalisés des actes individuels de prévention, de diagnostic ou de soins ne sont responsables des conséquences dommageables d’actes de prévention, de diagnostic ou de soins qu’en cas de faute".

Aussi, aujourd’hui engager la responsabilité civile médicale d’un établissement de santé, d’un professionnel de santé salarié ou libéral est complexe puisque c’est à la victime de prouver la commission d’une faute.

Néanmoins, une nouvelle difficulté juridique pourrait naître par l’apparition d’un intermédiaire spécifique entre le patient et le professionnel de santé : le jeu vidéo.

En effet, pour exemple, Monsieur Edouard Gasser, ancien directeur de studio chez Gameloft, et le Professeur José-Alain Sahel, directeur de l’Institut de la vision et du département ophtalmologie à l’hôpital des Quinze-Vingts, ont cofondé la société « Tilak Healthcare » [13]. Ce studio spécialisé dans les jeux thérapeutiques a développé « Odysight », une application facilitant le suivi des patients atteints de maladies chroniques oculaires. L’objectif de cette application est de permettre aux médecins ophtalmologistes et rétinologues de suivre, en temps réel, les paramètres visuels de leurs patients afin de limiter les risques d’évolution d’une maladie optique [14].

Cette application, a donc été créée sous forme d’un puzzle afin de stimuler la mémoire visuelle de ses joueurs. Néanmoins, a priori, le fait de combiner un jeu vidéo avec le parcours de soins d’un patient peut sembler étonnant. Monsieur Gasser précise cependant que les spécialistes utilisant cette application « voient en général très vite l’intérêt de ce genre d’outil pour optimiser et personnaliser le parcours de soins » [15]. Ce qui est intéressant est le fait qu’un jeu vidéo puisse être utilisé comme un moyen thérapeutique, mais surtout, qu’il soit accessible sur prescription médicale uniquement.

Ainsi, des nouvelles questions juridiques apparaîtront, mélangeant secteur technologique et médical.

En reprenant l’exemple d’Odysight, nous pourrions imaginer que l’application ne se soit pas mise à jour automatiquement. Ainsi, cela pourrait impliquer un retard de diagnostic ou de suivi du patient.

Dans ces conditions, on peut se demander quelles solutions juridiques pourrait être envisagées ?

La responsabilité incomberait-elle au professionnel de santé au titre de sa responsabilité médicale pour un retard de suivi, alors que ce dernier n’a pas de pouvoir sur l’application ?

La responsabilité incomberait-elle au patient au regard d’une négligence dans les vérifications des mises à jour attendues par un utilisateur normalement attentif ? Ou bien faudrait-il envisager l’engagement de la responsabilité de l’éditeur du jeu vidéo au titre d’un défaut du produit de santé, ici étant le jeu vidéo ?

En toute hypothèse, le juge et le droit devront certainement se positionner sur ce sujet et je vous laisse méditer sur ces questions très intéressantes.

Cynthia Passage - Juriste Droit de la santé et des biotechnologies

[1Futura tech, « Réalité augmentée : qu’est-ce que c’est ? ».

[2Ouest-France,” Japon. Au volant, un joueur de Pokémon Go tue une piétonne”, le 25 août 2016.

[3Le Figaro, ” Pokémon Go : deux joueurs chutent d’une falaise”, le 14 juillet 2016.

[4Neuer. L, « Pokémon Go bientôt dans l’arène judiciaire », Le Point, le 25 août 2016.

[5Robinsabb, « Pokemon Go : Une nouvelle limite de vitesse pour faire éclore les œufs vient d’être installée », La crème du gaming, (modifié le 10 février 2022).

[6Debey. A, ”L’app Pokémon Go se met à la prévention”, 20 Minutes, du 1er août 2016.

[7Dalloz Etudiants, « Responsabilité du fait des produits défectueux », Dalloz - Fiches d’orientation, de juin 2022.

[8Cour de Cassation, Chambre civile 1, du 9 juillet 2009, 08-11.073.

[9Cour de Cassation, Chambre civile 1, du 24 janvier 2006, 02-16.648.

[10Loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19 - Article L3131-15 6°.

[11Georges-Albert. C, « T° STMG - La responsabilité des produits défectueux », LegaVox, le 21 décembre 2019.

[12Coover, « CGU : qu’est ce que c’est et comment ça marche ? »

[13Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC), « Tilak Healthcare : le jeu vidéo aux petits soins », le 21 avril 2021.

[14CNC, « Tilak Healthcare : le jeu vidéo aux petits soins », op.cit.

[15CNC, « Tilak Healthcare : le jeu vidéo aux petits soins », op.cit.