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L’affirmation de l’autorité de la chose interprétée de la CJUE. Par Issiaka Guindo, Juriste.
Parution : mercredi 8 mars 2023
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Cet article se focalise sur l’affaire opposant la République de Moldavie à la société Energoalians, qui a suscité beaucoup de commentaires et a emprunté moult chemin. Par souci de brièveté, la société de droit ukrainien Energoalians a mis en cause la responsabilité internationale de la République Moldave sur la base de l’article 26(4) du Traité sur la charte de l’énergie (TCE).
Arrêt commenté : L’arrêt du 10 janvier 2023 de la Cour d’appel de Paris dans l’affaire Moldova c. Komstroy.

Le 25 octobre 2013, le Tribunal ad hoc siégeant à Paris (Le tribunal composé de MM. Savranski et Volcinski, arbitres, et de M. Pellew, président) a rendu sa sentence condamnant la Moldavie d’avoir manqué à ses obligations en vertu dudit Traité, à un montant de 49 millions de dollars. Un mois plus tard, la Moldavie forme un recours en annulation devant la cour d’appel qui a rendu un arrêt le 12 avril 2016 en annulant la sentence arbitrale au motif que le tribunal s’est déclaré à tort compétent.

La cour a estimé qu’en raison de l’absence d’apport en Moldavie, il n’y a pas eu d’investissement au sens du TCE. Sans surprise, la société Komstroy ayant succédé entre temps à Energoalians dans ses droits, a formé un pourvoi en cassation. La Cour de cassation a cassé et annulé en toutes ses dispositions l’arrêt de la cour d’appel au motif que celle-ci a ajouté une condition supplémentaire à l’interprétation de la notion d’investissement qui n’était pas prévue dans le TCE et l’affaire lui a donc été renvoyée siégeant dans une composition différente.

Durant le comeback devant la cour d’appel, les prétentions des parties se focalisent sur l’existence ou non de l’investissement au sens de l’article 26(1). La cour d’appel a ainsi, par un arrêt du 24 septembre 2019 (Voir l’arrêt portant la demande préjudicielle, Cour d’appel de Paris, 24 septembre 2019, n° 18/14721), suspendu la procédure pour formuler une demande préjudicielle à la Cour de justice l’Union Européenne (CJUE) en trois questions dont la première en ces termes : doit l’article 1.6 du traité sur la charte de l’énergie être interprété en ce sens qu’une créance née d’un contrat de vente d’électricité et qui n’impliquait aucune contribution de la part de l’investisseur à l’État d’accueil constitue un « investissement » au sens de cet article ?

La CJUE (Avant toute analyse du fond, la CJUE a d’abord établi sa compétence en l’espèce en vertu de l’article 267 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne et de surcroît, elle considère que l’Union Européenne étant partie contractante au TCE, ce dernier est alors un acte de droit de l’UE. L’arrêt de la CJUE suit largement le raisonnement de Achmea BV contre République slovaque.) a répondu que la définition de l’investissement au sens de l’article 1.6 du TCE exigeait une activité économique de l’investisseur dans l’État d’accueil, partant, l’actif en cause ne constitue pas un investissement car selon elle, l’acquisition d’une créance née d’un simple contrat de vente d’électricité ne peut, en elle-même, être considérée comme visant à exercer une activité économique dans le secteur de l’énergie au sens de l’article 1er, paragraphe 6 du TCE.

Dès lors, il n’était donc plus nécessaire de répondre aux autres questions. En conséquence, après près de dix ans de saga judiciaire, le 10 janvier 2023, la Cour d’appel de paris (Chambre commerciale internationale pôle 5 - chambre 16 arrêt du 10 janvier 2023 sur renvoi après cassation n° 3 /2023) a annulé ladite sentence arbitrale en suivant la position de la CJUE, tel que nous le verrons plus en détails.

Si la CJUE convient qu’il n’y a pas eu de l’investissement autant que les premiers juges de la cour d’appel, les vues divergent cependant quant à savoir s’il est nécessaire d’identifier l’investissement au regards des critères objectifs ou de s’en tenir à express verbis qu’au traité de l’espèce. Il sied de constater que dans cet arrêt, les juges de la cour d’appel d’espèce ont respecté l’esprit de l’arrêt de cassation et en voie de conséquence n’a pas suivi la position des juges précédents quant à l’apport économique comme une condition d’existence de l’investissement, mais elle s’est alignée sur la CJUE.

Ainsi, l’arrêt apporte un éclairage sur la valeur juridique ou l’autorité de la chose interprétée par la CJUE.

L’apport comme condition supplémentaire infondée de l’investissement en vertu du TCE.

L’acquisition d’un droit de créance qui a pour origine un contrat de livraison d’énergie peut-il constituer un investissement au sens du Traité sur la Charte de l’énergie ? La cour d’appel était appelée à répondre.

Le différend initial porte sur une série de contrats d’approvisionnement en électricité de la Moldavie, mais le contrat litigieux est l’objet d’une créance cédée à la société Energoalians (société ukrainienne de droit privée) par la société Derimen Properties Limited (ci-après : « Derimen »), immatriculée aux Iles Vierges Britanniques sur la Moldtranselectro, une société publique moldave.

Face au refus de Moldtranselectro de régler l’intégralité de la créance, la société Energoalians engage alors la responsabilité de la Moldavie pour avoir violé certaines obligations découlant de plusieurs traités d’investissements, notamment le TCE, devant un tribunal ad hoc sous l’égide du règlement d’arbitrage de la CNUDCI.

Avant de condamner la Moldavie, le tribunal arbitral a retenu sa compétence au titre du TCE par une approche « élargie » de la notion d’investissement en considérant que le droit de créance acquis par la société Energoalians auprès de la société Derimen constituait un investissement au sens l’article 1, point 6, du TCE. La Moldavie a en grande partie basé ses arguments sur l’inexistence d’un investissement protégé au sens du TCE, ce qui est confirmé par le premier arrêt ( Pôle 1 - Chambre 1 arrêt du 12 avril 2016, numéro d’inscription au répertoire général : 13/22531) d’annulation de la cour d’appel de 2016, mais sauf que ce dernier annule la sentence au motif que l’investissement doit constituer un apport pour pouvoir être protégé par le traité en l’espèce, selon la Cour de cassation cette condition n’est pas prévue par le TCE (infra).

A cet égard, à la différence des premiers juges du recours, la cour de céans se borne à une analyse des termes et de la structure du traité, sans faire dire au traité ce qu’il ne dit pas. Si la cour relève que la première condition exigée par l’article 1 point 6, premier alinéa du TCE est remplie en ce sens qu’un investissement est « réalisé ».

En revanche, au vu des circonstances de la conclusion dudit contrat que la cour suit la position de la CJUE, estimant que ledit contrat fait simplement l’objet d’une opération de rétrocession d’une créance, qui n’a qu’une nature commerciale, ne présentant pas alors un « droit contractuel pour l’exercice d’une activité économique dans le secteur de l’énergie », la créance litigieuse ne conférant qu’un droit au paiement et le contrat dont s’agit ne contenant, en lui-même, aucune autorisation pour l’exercice d’une telle activité.

Et cela, indépendamment même de la question de savoir si un apport est nécessaire afin qu’une opération donnée constitue un investissement protégeable. Ce qui a été pourtant érigé comme un critère d’identification d’investissement par l’arrêt (Arrêt de cassation, Cour de cassation chambre civile 1, du 28 mars 2018 N° de pourvoi : 16-16568) cassé et annulé par la Cour de cassation.

A cet effet, pour la cour, il s’agit d’une simple opération de vente et non un quelconque investissement, cette distinction est d’autant plus affirmée par le Traite en l’espèce, qui entend protéger le second. En voie de conséquence, sans investissement, la protection offerte par le TCE fait défaut, pour la cour, il y lieu de juger que le tribunal arbitral s’est à tort déclaré compétent pour connaître du litige opposant la société Energoalians à la République de Moldavie, cette incompétence constituant un motif d’annulation de la sentence arbitrale litigieuse en application des dispositions de l’article 1520, 1° du Code de procédure civile.

Tant l’approche de la CJUE que la cour d’appel de céans viennent conforter ce qu’avait défendu le président du tribunal arbitral dans une opinion dissidente selon laquelle le droit de créance transmis à la société Energoalians ne constitue pas un « investissement » au sens du TCE de sorte que la juridiction arbitrale aurait dû se déclarer incompétente.

Toutefois, l’approche restrictive de la CJUE suivie par la CA de paris n’en reste pas moins critiquable, cette conclusion est contraire à de nombreuses décisions antérieures des tribunaux d’investissement.

L’affirmation de l’autorité de la chose interprétée de la CJUE.

C’est donc à très juste titre que la notion de l’investissement centralise tous les problèmes juridiques depuis l’introduction de la requête d’annulation.

La cour d’appel est-elle liée à la décision l’interprétation de la notion d’investissement par la CJUE ? La société Stileks (qui a succédé aux droits de la société Komstroy à la suite d’une cession de la créance, qui constitue objet du litige) voit en l’espèce comme non contraignante la décision rendue par la CJUE, pour étayer sa position, l’investisseur estime que le litige ne relève pas du droit de l’UE. En outre, elle a infructueusement tenté de convaincre la Cour d’Appel de Paris de ne pas suivre la position de la CJUE. Elle avance que la cour est libre de ne pas suivre la position des juges de Luxembourg, car l’autorité de la chose interprétée est ici relative.

Pour sa part, la Moldavie soutient avec vigueur que l’interprétation donnée par la Cour de justice s’impose à toute juridiction nationale d’Etat membre en l’occurrence à la Cour d’Appel de Paris. Sans ambages, la cour affirme avec clarté que conformément à l’article 91 du règlement de procédure de la Cour de justice et à sa jurisprudence antérieure, ses arrêts sont pourvus d’une force obligatoire, et partant, la décision portant sur les questions préjudicielles étant un arrêt, revêt alors un caractère obligatoire pour la juridiction de renvoi. La Cour d’Appel de paris n’ayant pas été convaincue par une série d’arguments soutenus par Stileks, les a tous rejeter.

Elle a considéré que l’interprétation de la notion d’investissement par la CJUE est contraignante, quand bien même les litiges seraient extra-UE, rejetant toute possibilité de s’écarter de cette interprétation. Pour couronner le tout, l’exposé développé par la Cour d’Appel de Paris résume bien la quête de cohérence jurisprudentielle de la CJUE au moment où l’arbitrabilité des litiges en vertu des traités bilatéraux intra-européens ou du TCE constitue l’un des enjeux majeurs du droit international des investissements.

Issiaka Guindo Doctorant à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne