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L’intelligence artificielle, pour en finir enfin avec les (cons de) raisonnements d’avocats. Par Loïc Tertrais, Avocat.
Parution : mardi 14 mars 2023
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Discussion de fin d’audience entre un client, son avocat et un ancien bâtonnier autour de l’intelligence artificielle. On y parle disparition de l’avocat, déshumanisation de la justice et plus surprenant, fin des cons de raisonnement d’avocat. Petit conte pour conjurer les conquêtes des robots du droit.

Le Justiciable : - « Ce n’est plus une fiction. Un robot avocat devrait bientôt pouvoir plaider ma cause. Cela arrive aux Etats-Unis [1]. Finis les honoraires trop élevés de l’avocat déclara à moitié sérieux le client à l’attention de son défenseur ».

Son avocat, qui n’avait pas l’air de prendre la réflexion à la rigolade : - « Si c’est vraiment le cas, à quoi vais-je servir si l’automate de justice remplace mes conclusions ou ma plaidoirie ? Et puis, avec l’intelligence artificielle, on se dirige tout droit vers une justice totalement déshumanisée ? Qu’en pensez-vous Monsieur le Bâtonnier » ?

L’ancien Bâtonnier, provocateur : - « L’intelligence artificielle ? Mais c’est une belle opportunité ! On va enfin en finir avec les cons de raisonnements d’avocats » !

Ce bâtonnier avait une réputation de fantasque. Sa sortie nécessitait quelques explications. Devant la mine perplexe de son confrère, le bâtonnier ne pouvait d’ailleurs pas faire autrement que de se justifier dans une plaidoirie improvisée : - Ni disparition de l’avocat, ni déshumanisation de la justice. Paradoxalement, c’est le contraire qui va se passer.
L’homme robot va s’effacer au profit de l’homme de cœur, intuitif et imaginatif. Chez l’avocat, le raisonneur va concéder du terrain au poète qui hume le vent et sent la direction à donner à un procès. Paradoxal, mais c’est une évidence. Car ce qu’on appelle intelligence artificielle n’est en réalité qu’un raisonnement théorique. Un « con de raisonnement » à la portée de toute machine bien programmée. Si l’avocat n’était que ratiocineur, répétiteur de lois, distributeur de jurisprudence, il est certain que la machine pourrait faire mieux.

Mais, l’avocat n’est pas qu’un babillard à raisonnement. Le raisonnement n’est qu’un outil, pas forcément adapté aux faits examinés. L’avocat est le professionnel de l’intelligence qui est l’art de l’adéquation entre le juridique et le réel. L’avocat, auxiliaire de justice a la charge de relier un petit bout du monde au juge. C’est lui qui confronte les textes à la situation concrète de son client. L’apport fondamental de l’avocat tient d’abord à son attention, sa culture, ses expériences, ses rencontres, ses lectures, son intuition, son imagination, sa capacité à deviner le sens d’une situation tangible et à la qualifier, son aptitude à cerner les besoins de ses clients.

Alors, si la mal nommée intelligence artificielle, prend à l’avocat des liens de raisons, elle ne lui prendra jamais son humanité. Mieux, elle la lui rendra. Grace à la machine, moins de temps à raisonner, plus de temps à penser. Libéré de la technique du raisonnement l’avocat se consacrera plus à l’humanisme de sa vocation, un peu oubliée par la course nécessaire, mais trop réductrice à la spécialisation.
C’est le sens d’une réflexion déjà ancienne d’un philosophe :

« Si nous nous rappelons que l’animal est un spécialiste, et un spécialiste parfait, tout son pouvoir de connaître étant fixé sur une certaine tâche particulière à exécuter, nous devrons conclure qu’un programme qui ne viserait qu’à former des spécialistes toujours plus parfaits en des domaines toujours plus spécialisés, et incapables de porter un jugement sur n’importe quelle matière située au-delà du champ de leur compétence spécialisée, conduirait à vrai dire à une animalisation progressive de l’esprit et de la vie humaine » [2].

L’avocat qui avait respectueusement écouté le bâtonnier voulut mettre son grain de sel : « - C’est un lieu commun : les machines abêtissent et étouffent l’humain en l’homme. Bernanos dans sa diatribe - La France contre les robots - le soulignait avec férocité : "La Civilisation des Machines est la civilisation des techniciens, et dans l’ordre de la Technique un imbécile peut parvenir aux plus hauts grades sans cesser d’être imbécile, à cela près qu’il est plus ou moins décoré" [3] ».

L’ancien rebondit de plus belle : « - Exact confrère, mais une fois n’est pas coutume, la machine va cette fois-ci raviver l’humain de l’avocat. Le robot va soulager l’avocat de ses équations. Il va lui permettre de délaisser le répétiteur qui avait peut-être pris trop de place en lui au détriment de son intelligence. L’avocat va renouer un peu plus avec son cœur de conseil et de défense. Il utilisera bien sûr l’outil raisonnement juridique, mais son génie propre sera de rendre intelligible ce qui pourrait rester un béta de raisonnement émanant d’une machine bien raisonnable et sans imagination ».

Sans attendre approbation ou protestation de ses interlocuteurs, l’ancien Bâtonnier tourna les talons dans une dernière tirade à résonnance déontologique : « - Quittons-nous une époque d’avocats techniciens pour une ère d’avocats humanistes, philosophes et littéraires ? Auquel cas la phrase de Jacques de Bourbon Busset pourra se vérifier « Dans la vie pratique, où les relations humaines sont presque tout, l’esprit de finesse compte plus que l’esprit de géométrie. Ainsi, la prédominance des littéraires (…) n’est-elle pas aussi anachronique et absurde que le croient les scientifiques » [4]. Gageons en tout cas que les pourvoyeurs d’algorithme et les robots juristes, en libérant l’avocat de l’argutie, vont l’ancrer plus encore dans les principes fondamentaux de sa déontologie : dignité, conscience, indépendance, probité et humanité, honneur, loyauté, désintéressement, confraternité, délicatesse, modération, courtoisie, compétence, dévouement, diligence et prudence ».

Pouvait-on attendre autre péroraison de la part d’un ancien bâtonnier ?

Loïc Tertrais, Avocat, Barreau de Rennes Cabinet Quadrige Avocats http://www.leporzou-associes.com

[2Jacques Maritain - Pour une philosophie de l’éducation.

[3Georges Bernanos - La France contre les robots.

[4Jacques de Bourbon Busset - La Nature est un talisman.