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Un pas vers la réparation intégrale des victimes d’accidents du travail. Par Christopher Nicolle, Expert en Assurances.
Parution : vendredi 31 mars 2023
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Commentaire des deux arrêts rendus le 20 janvier 2023 par l’Assemblée Plénière de la Cour de Cassation [1].

Les faits.

Deux salariés développent un cancer des poumons lié à leur exposition à l’amiante, à l’origine de graves séquelles puis, malheureusement, de leurs décès.

Leurs familles respectives réclament de leurs organismes sociaux la reconnaissance
- d’une part du caractère professionnel de leurs maladies,
- d’autre part de ce que la cause de ces maladies professionnelles réside dans la faute inexcusable commise par chacun des employeurs concernés.

Les premiers juges accueillent ces demandes, et statuent sur leurs droits à indemnisation.

Question posée.

Il s’agit de se prononcer sur l’indemnisation des souffrances endurées par la victime postérieurement à sa consolidation, constitutives de son Déficit Fonctionnel Permanent (DFP) : l’évaluation de ce poste doit-elle tenir compte de la rente majorée servie par l’organisme social (OS) ?

Le contexte.

La nomenclature dite Dintilhac constitue aujourd’hui un outil essentiel dans la détermination des droits à indemnisation de la victime de préjudice corporel.

Outre des définitions précises des chefs de préjudice corporel indemnisables, elle apporte une méthodologie claire de répartition de l’indemnité entre la victime et ses tiers-payeurs (OS) :
- soit le préjudice correspond à des conséquences patrimoniales ou économiques (frais et pertes) et alors, l’indemnisation de la victime est déterminée après imputation des prestations sociales correspondantes éventuellement servies par l’OS,
- soit le préjudice n’emporte pas de conséquence patrimoniale directe et son chiffrage exclut toute déduction de prestations sociales.

Dans ce contexte, la question a notamment porté sur le sort de la rente d’incapacité servie par l’OS à la victime d’accident du travail ou de maladie professionnelle (AT/MP) lorsque celle-ci subit un handicap définitif. Ses enjeux financiers sont importants tant du point de vue de l’OS susceptible d’en réclamer remboursement, que de celui de l’assureur qui doit indemniser le préjudice de la victime.

Ainsi, cette rente versée périodiquement à la victime (en cas d’incapacité permanente égale ou supérieure à 10%) peut être « facturée » par l’OS au responsable et/ou à son assureur lorsque le fait générateur du dommage réside dans une faute caractérisée, et ce de façon capitalisée.

Par exemple, une rente mensuelle AT/MP de l’ordre de 1 000 euros peut justifier une demande de remboursement de l’OS de plusieurs centaines de milliers d’euros auprès du responsable et/ou de son assureur.

Nul doute que cette créance de l’OS peut être « rapportée » aux pertes de revenus, voire à la disqualification professionnelle subies par la victime consécutivement à ses blessures.

Or bien souvent, ces deux postes du préjudice (pertes de gains professionnels futurs et incidence professionnelle) ne suffisent pas à couvrir intégralement le montant capitalisé de la rente AT/MP servie par l’OS.

Dans ce cas précis, qui correspond aux espèces soumises à l’analyse de l’Assemblée Plénière, une double question est posée :
- sur le plan de l’indemnisation de la victime : tout ou partie de sa rente AT/MP peut-il être déduit de l’indemnisation de son Déficit Fonctionnel Permanent ?
- sur le plan du droit à recours de l’OS : est-il fondé à l’« élargir » sur ce même poste ?

La question est d’autant plus justifiée que :
- d’une part la nomenclature précitée « classe » le Déficit Fonctionnel Permanent (DFP) dans la catégorie des postes de préjudice « extra-patrimoniaux » - ou à caractère personnel -,
- d’autre part la Loi du 21/12/2006 qui régit le recours des OS dispose que « les recours subrogatoires des caisses contre les tiers s’exercent poste par poste sur les seules indemnités qui réparent des préjudices qu’elles ont pris en charge, à l’exclusion des préjudices à caractère personnel... ».

Une jurisprudence antérieure contestable.

Très (trop ?) soucieuse de l’équilibre des comptes sociaux, la Cour de Cassation n’a pas hésité à considérer qu’outre les postes pertes de revenus et incidence professionnelle, la rente AT/MP répare « nécessairement » le Déficit Fonctionnel Permanent [2].

Cette analyse a garanti aux Caisses un remboursement quasi-systématique des rentes AT/MP par les assureurs de responsabilité concernés.

A l’inverse, les victimes se trouvaient contraintes de délaisser tout ou partie de l’indemnisation d’un préjudice à caractère personnel que les textes promettaient pourtant de leur réserver.

Un revirement jurisprudentiel de portée générale.

Dans les deux espèces, l’Assemblée Plénière est revenu sur cette interprétation erronée en consacrant le caractère forfaitaire - et non indemnitaire - de la prestation de rente AT/MP qui de fait ne peut être imputée que sur les postes patrimoniaux des pertes de gains professionnels futurs et de l’incidence professionnelle à l’exclusion du DFP dont l’indemnisation revient en intégralité à la victime.

Logiquement, les assureurs ont opté pour une application restrictive de ce revirement consistant à cantonner son application au strict cadre de l’indemnisation de la victime d’accident du travail avec reconnaissance d’une faute inexcusable de l’employeur.

Cette position n’est évidemment pas « tenable ».

Les termes mêmes de l’arrêt sont sans ambiguïté quant à sa portée générale : « L’ensemble de ces considérations conduit la cour à juger désormais que la rente ne répare pas le déficit fonctionnel permanent ».

En outre, les juges du fond ont très rapidement emboîté le pas à la Cour de Cassation en appliquant la solution à l’indemnisation de victimes d’accident de trajet-travail relevant de la Loi du 5/07/1985 [3].

La question étant donc scellée dans les relations entre la victime et l’assureur tenu de l’indemniser, l’attention doit désormais être portée sur la façon dont ce dernier et l’OS de la victime vont s’accommoder de cette évolution.

Christopher Nicolle, Expert en assurances indépendant, Réparation du Dommage Corporel Société Doloris Causa [->contact@accident-corporel.fr]

[1Cass. Ass. Plen. 20/01/2023 n°20-23673 et Cass. Ass. Plen. 20/01/2023 n°21-23.947.

[2Cass. Crim, 19 mai 2009, 08-83.987 et Cass. Civ.2, 11/06/2009.

[3C. Paris 2/03/2023 RG n° 19/00943.