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Détention et élevage de tigres : le recadrage de la Commission européenne. Par Andréa Rigal-Casta, Avocat.
Parution : vendredi 19 mai 2023
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Pseudo-refuges pour animaux retraités du cirque, sanctuaires privés, shooting photos ou fermes à selfies en compagnie d’un fauve, la marchandisation du tigre connaît depuis plusieurs années toutes formes de déclinaisons. Si ces activités lucratives pullulent, les autorités européennes peinent à en assurer une régulation à la hauteur de l’enjeu, à savoir la gestion du commerce d’une espèce menacée.
La Commission européenne est donc venue recadrer l’interprétation des textes applicables en la matière.

Du fait des liens étroits entre les élevages privés de tigres et le commerce illégal de cette espèce, la Commission européenne a publié une note d’orientation à destination des autorités compétentes des États-membres [1].
Destinée à harmoniser l’interprétation des règlements européens n°338/97 et 865/2006 qui encadrent les importations, les exportations, la détention et l’élevage de tigres, cette norme de droit « mou » appelle surtout à restreindre au maximum la délivrance d’autorisations de commerce du grand félin.
La Commission y souligne que l’objectif du règlement n°338/97 consiste, d’après son premier article, à « protéger les espèces de faune et de flore sauvages et d’assurer leur conservation en contrôlant leur commerce ». Fallait-il le rappeler, protéger les espèces sauvages demeure le principe. Permettre leur commerce, l’exception.

Et pour cause, le tigre figure parmi les espèces menacées d’extinction avec seulement 3 900 spécimens vivant en liberté. Sa principale menace n’est autre que le commerce illégal d’individus vivants et de produits issus d’organes. La situation du tigre d’Asie, mentionnée par la Commission européenne dans sa note, démontre la primauté de ce fléau sur les autres périls planant sur le mammifère. Alors que son habitat naturel demeure préservé dans certaines régions asiatiques, le trafic a supplanté le risque lié à la destruction des espaces naturels pour mener cette espèce à l’extinction totale.

Si ces enjeux peuvent nous paraître lointains, la note d’orientation replace les États de l’Union au centre de ce commerce : les tigres et produits de tigres transitent entre l’Europe et l’Asie, par l’intermédiaire d’établissements d’élevages en captivité.

Les autorisations de réexportation délivrées au sein de l’Union sont en effet délivrées par les États membres avec plus ou moins de rigueur.
La Commission européenne identifie ainsi trois catégories :

L’indulgence des autorités françaises à ce sujet est loin d’être sans conséquence. Lors d’une enquête menée en République Tchèque sur un groupe criminel organisé (éleveurs privés, intermédiaires et négociants impliqués dans l’export de tigres et produits vers l’Asie), le corps entier d’un tigre de 4 ans a été saisi, alors que son exportation avait fait l’objet d’une autorisation « régulière » française.

I. La règlementation française relative au commerce et la détention de tigre : minimum minimorum.

C’est une information tristement notoire, le tigre figure à l’annexe I de la convention CITES, parmi « les espèces menacées d’extinction qui sont ou pourraient être affectées par le commerce ». Son commerce est par principe interdit sauf cas devant demeurer exceptionnels.

Il est ainsi mentionné à l’annexe A du règlement n°338/97 du Conseil Européen et donc protégé de toute utilisation commerciale, sauf exceptions précises permettant l’obtention d’un certificat délivré au cas par cas [2].
Ce titre dérogatoire peut être accordé, par exemple, dans les cas suivants :

L’exportation d’un animal vers un État hors-UE doit quant à elle faire l’objet d’une autorisation par l’administration, après un examen des conditions d’entrée de l’animal dans l’Union et vérification que l’opération « n’exercera aucune influence négative sur l’état de conservation de l’espèce » [3].

Bien que les exceptions précitées puissent être interprétées de manière relativement large, elles doivent être appréciées dans un but de protection des espèces sauvages, objectif prioritaire du règlement n°338/97, non pas pour permettre un commerce pérenne de celles-ci.

A. La règlementation européenne interprétée le plus largement possible.

La législation française a intégré ces normes par l’ajout d’un article L412-1 au code de l’environnement. Cette disposition soumet à déclaration ou à autorisation préalable la détention, la cession, l’importation, l’exportation d’animaux non-domestiques dont l’espèce figure sur une liste établie par arrêtés ministériels. L’article précise que ces titres sont délivrés « suivant la gravité de leurs effets sur l’état de conservation des espèces concernées et des risques qu’ils présentent pour la santé, la sécurité et la salubrité publiques ». Jusqu’ici, l’esprit des normes internationales citées plus haut demeure.

L’arrêté ministériel du 30 juin 1998 fixant les modalités d’application de la convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction précise le régime administratif applicable au commerce des espèces concernées, dont le tigre.

L’article 2 de l’arrêté précité soumet à autorisation l’importation, l’exportation et la réexportation d’animaux en provenance ou à destination d’un pays non-membre de l’Union européenne. Aucune précision n’est apportée quant aux critères de délivrance ou de refus de ce « permis CITES ».

Quant aux certificats permettant le commerce et l’utilisation d’un tigre à des fins commerciales, l’article 3 de l’arrêté du 30 juin 1998 conditionne également ces activités à une autorisation préalable. Ce titre ne peut cependant être délivré que dans des circonstances limitativement énumérées. Les ministères français auteurs de cet arrêté se sont limités à reprendre – presque mot à mot – les exceptions posées par le règlement n°338/97. Ainsi, là où plusieurs États-membres comme les Pays-Bas, le Portugal ou la Belgique ont fait le choix de renforcer la protection du tigre en limitant son commerce au-delà de la norme européenne, le gouvernement français s’est contenté d’une reprise minimale du texte.

B. À bases légales lacunaires, conséquences délétères.

Le libéralisme maximal des normes applicables suppose l’absence de définition de critère précis permettant aux autorités de disposer de références communes lors de l’instruction d’une demande de permis CITES ou d’autorisation de commerce. Ces titres sont ainsi délivrés sans doctrine administrative cohérente. Le contrôle judiciaire du commerce de tigres ne se montre pas mieux armé, comme en témoignent les rares décisions rendues par la Chambre criminelle de la Cour de cassation à ce sujet [4].

Ce manque d’attention adéquate quant au traitement des espèces menacées s’exprime tout autant lors de l’instruction des autorisations d’ouverture d’établissement accueillant des animaux non domestiques. Un préfet a ainsi récemment autorisé l’ouverture d’un établissement alors que le propriétaire souhaitait accueillir une centaine d’animaux sauvages, dont une trentaine de grands félins. Il sera précisé que cette décision avait été rendue alors que : le dossier de demande ne comprenait aucune description claire des enclos ni de la répartition des animaux selon les espèces, se tenait à des enclos en parpaings pour les félins, ne prévoyait aucun local pour les soins vétérinaires ni programme de contrôle de la santé des animaux, ni encore de budget assorti aux soins. L’autorisation préfectorale délivrée, si le Tribunal administratif de Poitiers ne l’avait pas annulée à la suite d’un recours formé par plusieurs associations de défense de la biodiversité [5], ne prévoyait aucune prescription particulière pour pallier les manquements précités.

Pourtant, 600 tigres seraient enregistrés sur le fichier français d’identification de la faune sauvage protégée (I-Fap) selon le Ministère de la transition écologique interrogé dans le cadre d’une enquête journalistique menée en 2020 [6]. Autant d’animaux potentiellement exposés à un contrôle minimaliste de l’exportation à laquelle ils sont destinés. L’office de la gendarmerie spécialisé dans la lutte contre les atteintes à l’environnement [7], également interrogé par les journalistes, précise l’origine des animaux proposés sur le marché noir : « Ils sont probablement issus de reproductions sur notre territoire, réalisées chez des éleveurs peu scrupuleux, d’autant qu’on sait que les tigres se reproduisent très facilement en captivité » [8]. Il en résulte une situation où le prix d’un tigre vendu sur le marché noir, en France, devient une donnée notoire, ce que ne compte pas laisser perdurer la Commission européenne.

II. L’influence forcément bénéfique des orientations de la Commission européenne sur les autorités françaises.

La note d’orientation de la Commission européenne ne définit pas de nouvelles normes applicables aux États membres. Elle n’est pas juridiquement contraignante. Elle exprime toutefois l’interprétation de l’exécutif européen sur les règlements applicables à l’Union en matière de commerce de tigres.

A. L’appel à l’application stricte du principe de précaution.

L’objectif des règlements européens n°338/97 et 865/2006 étant la protection des espèces menacées, la Commission souligne que ces dispositions s’appliquent nécessairement dans le cadre du principe de précaution, tel que défini à l’article 191 du TFUE [9]. Ce renvoi n’est pas sans rappeler les apports de l’arrêt de la Cour de Justice de l’Union Européenne [10] rendu le 10 octobre 2019 [11]. La Cour de Justice avait en effet consacré l’application stricte du principe de précaution aux mesures – en l’occurrence, l’octroi d’une dérogation permettant de chasser plusieurs loups en Finlande – susceptibles de porter atteinte à l’état de conservation d’une espèce protégée. Ainsi se dessinerait-il une position voulant que la protection des espèces menacées irait de pair avec une application stricte du principe de précaution.

Plus précisément, la Commission considère qu’au regard de l’état alarmant des populations de tigres et de l’impact majeur du commerce sur celle-ci « les États membres de l’UE devraient considérer qu’il existe effectivement des facteurs graves liés à la conservation des tigres qui s’opposent à la délivrance de permis d’exportation et de certificats de réexportation ».

B. Les orientations méthodologiques permettant de restreindre les risques de contact avec le marché noir.

La position affichée par la Commission génère deux conséquences.

D’une part, la Commission confirme que les États membres, selon le paragraphe 3 de l’article 8 du règlement n°338/97, peuvent délivrer une dérogation à l’interdiction de commerce ou de transit d’un tigre mais ne sont pas tenus pas le faire, même lorsque les conditions règlementaires sont réunies. Autrement formulé, les autorités nationales ne sont pas placées en situation de compétence liée lorsqu’elles statuent sur la délivrance d’une autorisation d’importation ou de certificat d’exportation ou de commerce. L’état de conservation du tigre suffit à justifier un refus en toute circonstance.

D’autre part et puisqu’il est acquis que le commerce de tigre représente une menace majeure, le demandeur d’une autorisation pour importer/exporter ou faire commerce d’un tigre aura la charge de démontrer par des « preuves scientifiques concluantes » l’absence d’impact de son projet sur l’espèce. Cette interprétation doit induire auprès des autorités françaises – notamment – un revirement dans leur manière d’instruire de telles demandes. La large marge d’appréciation laissée par l’article L.412-1 du code de l’environnement et l’article 2 de l’arrêté ministériel du 30 juin 1997 devra se muer en une application stricte du principe de précaution et, donc, un contrôle minutieux de l’objet et des conditions du commerce soumis à examen.

L’objectif de l’opération devient, même en présence d’un tigre né et élevé en captivité, un élément central afin d’éviter tout point de contact avec le marché noir. La Commission suggère à ce titre de restreindre le champ de délivrance d’un certificat autorisant le commerce à une seule transaction, et non de le délivrer à la personne demanderesse. Ce rapprochement du contrôle limite les situations où un acteur « certifié » bénéficie d’un blanc-seing dans ses opérations d’exportation.
Mieux encore, la note d’orientation préconise de n’autoriser que quelques catégories précises d’opérations qui, du fait de leur objet ou des acteurs concernés demeurent moins susceptibles d’entrer en contact avec le commerce illégal.
Il s’agirait ainsi de n’envisager que les transferts, ventes ou achats réalisés dans le cadre d’un programme de conservation, de sauvetage ou de recherche scientifique. Ces opérations ne peuvent être autorisées que si elles sont dénuées de fins commerciales et ont lieu entre zoos ou sanctuaires agréés, selon un programme d’élevage ou de conservation reconnu et après confirmation de l’absence de risque de contrebande communiquée par l’organe de gestion de la CITES des États concernés. La Commission prévoit au surplus que des échanges à but culturel ou artistique pourraient être autorisés, à la condition qu’ils soient menés entre des institutions de renom, s’agissant d’une œuvre d’art renommée. En cas de doute quant à la finalité d’un projet soumis à examen, la Commission persiste : le principe de précaution doit pousser l’administration instructrice à rejeter la demande.

Au-delà de l’instruction des demandes d’autorisation et de certificat, l’exécutif européen apporte plusieurs recommandations dans l’administration globale par les États membres de tigres détenus ou en transit sur leur territoire. Le recours à une double technique d’identification des animaux, notamment par le profilage génétique en plus de l’implant d’une puce, renforcerait la traçabilité des échanges, tout comme la mise en œuvre d’un inventaire des effectifs présents sur le territoire national.

En définitive, les orientations de la Commission ont le triple avantage 1) d’être suffisamment strictes pour produire des effets sur le commerce illégal de tigres, 2) de s’inscrire dans le cadre du droit existant et, donc, de ne pas nécessiter de réforme à court terme et 3) de ne supposer que peu de changement structurel au sein de l’administration.

Le positionnement ferme de la Commission intervient au moment où l’exécutif français prépare les décrets d’application de la loi du 30 novembre 2021 visant à lutter contre la maltraitance animale et conforter le lien entre les animaux et les hommes, dont notamment ceux venant restreindre les usages commerciaux d’animaux sauvages. Cette conjoncture représente l’occasion pour les autorités françaises d’afficher leur engagement dans la lutte pour freiner la disparition de la biodiversité en cours, en insufflant de la rigueur à la fois dans les textes et dans les esprits.

Andréa Rigal-Casta Avocat associé au sein du cabinet Géo Avocats Barreau de Paris

[1Commission européenne, Document d’orientation sur l’exportation, la réexportation et le commerce intra-UE de tigres vivants nés et élevés en captivité ainsi que de leurs parties et produits, 18 avril 2023

[2Règlement CE n°338/97 du Conseil du 9 décembre 1996 relatif à la protection des espèces de faune et de flore sauvages par le contrôle de leur commerce, article 8.

[3Règlement CE n°338/97 du Conseil du 9 décembre 1996 relatif à la protection des espèces de faune et de flore sauvages par le contrôle de leur commerce, article 5.

[4Cass. Crim. 4 octobre 2011, n°11-80198 et Cass.Crim. 11 septembre 2018, n°17-84545

[5Tribunal administratif Poitiers, 10 mai 2023, n°2100284.

[6Usbek & Rica, « En France, les tigres en captivité sont considérés comme des marchandises », Elisabetta Zavoli, 26 mars 2021.

[7L’Office central de lutte contre les atteintes à l’environnement et à la santé publique (OCLAESP).

[8Colonel Ludovic Ehrhart, propos recueillis par le média Usbek & Rica.

[9Traité sur le fonctionnement de l’Union Européenne, consolidé depuis le traité de Lisbonne, 1er décembre 2009.

[10Tapiola

[11Cour de Justice de l’Union Européenne, 10 octobre 2019, C‑674/17.