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Le Digital Service Act (DSA) et les réseaux sociaux, nouvelle guerre de l’opium ? Par Jérôme Guicherd, Avocat et Dominique Szepielak, Docteur en psychologie.
Parution : mercredi 19 juillet 2023
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Le 4 juillet 2023, le Parlement européen a procédé au vote final du règlement sur les services numériques (DSA - Digital Services Act ou Règlement 2022/2065 du Parlement européen et du Conseil du 19 octobre 2022 relatif à un marché unique des services numériques et modifiant la directive 2000/31/CE).
Ce texte, cosigné par le Conseil et le Parlement européen, vise à faire diminuer la diffusion de contenus illégaux et à instaurer plus de transparence entre les plateformes en ligne et leurs utilisateurs. Il vise à moderniser et à harmoniser au sein du marché intérieur les législations nationales face aux risques et défis de la transformation numérique. Son application concerne les « fournisseurs de services intermédiaires en ligne » autrement dit les hébergeurs, les réseaux sociaux, les moteurs de recherche, les plateformes de voyage et d’hébergement ou les sites marchands par exemple.
Le commissaire européen au marché intérieur, Thierry Breton, a annoncé son entrée en vigueur le 25 août 2023 pour les 19 plateformes les plus importantes (les GAFAM, TikTok, Twitter etc…).

Avec Weibo en 2009, un réseau social de microblogging, WeChat en 2011, concurrent agressif de Facebook et de WhatsApp, et en 2016, avec une consécration pour TikTok, la Chine investit assurément le territoire mondialisé du virtuel.

En 2016, la Chine a interdit Google. En 2019, les États-Unis condamnent TikTok par l’intermédiaire de la FTC (Federale Trade Commission - Commission fédérale du commerce) à une amende record de 5,7 millions de dollars pour avoir laissé illégalement publiques les données d’enfants de moins de 13 ans. En 2020, l’Inde interdit TikTok à la suite de conflits avec la Chine dans le Ladakh.

Avec la Covid-19 et les confinements, TikTok devient cette même année, l’application la plus téléchargée dans le monde et détrône Facebook. Certains commentateurs considèrent ce réseau social chinois comme un « cheval de Troie culturel ». En France, parmi les cinq applications les plus téléchargées, trois sont chinoises.

En janvier 2023, le Président des États Unis, Joe Biden, interdit aux fonctionnaires de l’État américain de télécharger l’application sur leurs appareils. En février 2023, c’est l’Union européenne qui prend des mesures similaires pour ses fonctionnaires. L’Irlande, quant à elle, enquête sur ByteDance, la société mère de TikTok, la soupçonnant de ne pas respecter les lois (RGPD). En mai 2023, l’État du Montana (E-U) l’interdit.

De leur côté, ByteDance et TikTok démentent toutes accusations. Pourtant en Chine, TikTok est déconseillé plus de 40 minutes par jour et a même une version spécifique pour les moins de 14 ans, avec de la culture et de l’éducation scientifique. Pour séduire et augmenter les connections aux États-Unis, c’est Kevin Mayer, le Directeur de la vidéo de Disney qui est choisi comme Directeur Général américain en 2020. Ce dernier donne sa démission la même année.

Ces éléments non exhaustifs, mais factuels, raisonnent avec le déroulé des deux guerres de l’opium, mais avec cette fois-ci la Chine qui s’impose au reste du monde.

Petit rappel historique, nous sommes au XIXème siècle. Unique producteur de thé et de produits de luxes comme la soie et la porcelaine, la Chine est financièrement très puissante. Le royaume britannique, le principal client, souhaite affaiblir son fournisseur, comme bon nombre de pays occidentaux, se positionnant en fer de lance de l’Occident.
L’opium est alors choisi comme l’arme directe, l’arme indirecte et surtout stratégique.

Imposée de force par le royaume britannique comme monnaie d’échange, elle touche directement l’économie. Incitée à une consommation massive, elle touche indirectement toute la structure sociale chinoise. Cette drogue fait de la population chinoise, nombreuse et jeune, un peuple qui anesthésie sa volonté.

De 1839 à 1842, interdictions, confiscations, négociations, rien ne fait plier le royaume britannique qui ne recule devant rien pour imposer ses désirs.
De 1856 à 1860, la France et les États-Unis se joignent aux britanniques pour imposer à la Chine des lois de libres échanges commerciaux inégaux et la concession de Hong-Kong à la Grande-Bretagne pour 99 ans.
Le coup de grâce est donné en 1860 par le saccage de la Cité Interdite. S’ensuit la révolution culturelle...

Après la Convention internationale de l’opium signée le 23 janvier 1912 à La Haye, l’opium est définitivement réglementé par la Convention unique sur les stupéfiants le 30 mars 1961 à New-York.

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Aujourd’hui les réseaux sociaux ont un pouvoir d’influence jusqu’alors inégalé, et tout particulièrement auprès des générations montantes. Ces effets néfastes ont défrayé la chronique ces dernières semaines (émeutes, cyberharcèlement).

Les publicitaires, toujours à la page, le comprennent très vite et investissent massivement ces lieux virtuels où, les tendances et les idéologies y trouvent un incontournable espace capable de toucher une quantité de « consommateurs » record.

Les algorithmes, clé de voûte du système, génèrent dès lors des sollicitations constantes sous forme de vidéos et de messages provenant d’influenceurs. Tout est fait pour rendre l’utilisateur dépendant.

Durant l’épidémie de la Covid 19, une fréquence élevée de cas d’adolescents canadiens avaient développé des troubles fonctionnels envahissants tels que des convulsions, des troubles de la coordination motrice, des hallucinations… Les mêmes situations semblaient se retrouver dans le monde, toujours sans aucune raison médicale.
Le seul facteur commun identifié par une étude du neurologue Tamara Pringsheim à Calgary, fut le visionnage de vidéos montrant des adolescents atteints du syndrome de la Tourette sur TikTok.
Angoisses, isolement et fragilités favorisaient ce qui a été nommé « les tics de TikTok ».

Plus les utilisateurs sont jeunes, plus les habitudes suscitées prennent une valeur éducative. Plus ils sont isolés, comme à l’adolescence, plus les réseaux sociaux sont un territoire facile refuge, qui plus est, facile d’accès. En résumé la dépendance croît et prend le dessus sur une vie réelle emplie de souffrance ou de mal-être… comme une drogue.

Au Mexique, ce sont plus de 200 jeunes sans aucun lien entre eux qui s’évanouissent, vomissent et ont des maux de tête depuis septembre dernier. L’épidémiologiste Pantoja Melendez, étudiant le phénomène, découvre que les jeunes faisaient partie d’un groupe WhatsApp et fait l’hypothèse d’une hystérie de masse.

En France, avec les dernières réformes de l’Éducation Nationale, les lycéens n’ont plus de groupe classe, les différences d’options faisant qu’ils se croisent lors d’un cours et pas à un autre. À un âge où le groupe et l’identisation sont des briques de construction pour le futur adulte, les réseaux sociaux deviennent une alternative largement partagée, donc « normale », « évidente ».

Dans l’actuelle situation juridique des réseaux sociaux, ni les valeurs véhiculées, ni les idéologies mises en avant, ni les incitations proposées ne peuvent être contrôlés ou évalués par rapport à leur dimension délétère, voire dangereuse envers la fragilité potentielle de la population utilisatrice.

Désormais accessibles dans un objet devenant de plus en plus personnel, le téléphone, ils ont un impact d’autant plus intime, d’autant plus puissant.

Ainsi, volontairement ou involontairement, la Chine rejoue-t-elle les guerres de l’opium ? Dans tous les cas, l’environnement proposé semble avoir la même action que l’opium au XIXème siècle en Chine.

Au niveau psychologique, plus une population est fragilisée par une situation personnelle ou sociale, plus elle est réceptive aux influences délétères. Comme dans la Grèce antique ou au Moyen-Âge, l’hystérie de masse semble réapparaître par l’expansion de moyens de communication efficacement mondialisés.

Ainsi les risques de traumatismes, ou d’amplification de psychopathologies ou de fragilités latentes est assurément une réalité à ne pas négliger.

Au niveau moral, qu’en est-il de la notion de liberté ? Étant fragilisé (par l’âge, par une situation psycho-pathologique, par une condition sociale), a-t-on suffisamment conscience de ce qui abuse de notre liberté et de ce qui la respecte ? Rappelons que généralement les gens sont abusés là où ils se pensent libres…

Au niveau juridique, le cadre préserve-t-il l’individu et/ou la société ?

Le Digital Services Act a pour objectif principal de combler le vide juridique présent dans le commerce électronique. Le DSA vise ainsi à :
• favoriser le développement des PME et des services numériques innovants dans le marché intérieur ;
• lutter contre la diffusion de contenus illicites et la désinformation en ligne ;
• préserver le respect des droits fondamentaux garantis par Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (liberté d’expression et d’information, principe de non-discrimination, respect du niveau élevé de protection des consommateurs, etc.) ;
• agir contre les contenus pouvant avoir des effets négatifs réels ou prévisibles sur la sécurité publique et les processus démocratiques et électoraux ;
• interdire la publicité ciblée envers les mineurs ;
• endiguer le cyberharcèlement.

Le DSA instaure ainsi de nouvelles obligations pour les plateformes en ligne qui devront notamment :
• informer leurs utilisateurs de toute modification importante de leurs conditions générales ;
• formuler les conditions générales de manière simple, intelligible, aisément abordable et sans ambiguïté, les informations fournies comprennent les mécanismes de recours et de réparation disponibles pour l’utilisateur ;
• établir des rapports de transparence portant sur leurs systèmes internes de traitement des réclamations et leurs activités de modération des contenus ;
• suspendre, pendant une période raisonnable et après avertissement, la fourniture de leurs services aux utilisateurs diffusant fréquemment des contenus manifestement illicites ;
• prendre des mesures appropriées et proportionnées afin de garantir un niveau élevé de protection de la vie privée, de la sûreté et de la sécurité des mineurs.

En cas de violation du DSA, l’amende qui sera infligée à la plateforme ne pourra excéder 6 % de son chiffre d’affaires mondial annuel au cours de l’exercice précédent.
Une astreinte peut aussi être prononcée par les États-membres, celle-ci représentera au maximum 5 % des revenus ou du chiffre d’affaires mondial quotidiens moyens de la plateforme au cours de l’exercice précédent, par jour d’astreinte, à compter de la date mentionnée dans la décision visée.

Par le DSA, la volonté de des dirigeants européens est de créer une législation sur les services numériques et une législation sur les marchés numériques visant à créer un espace numérique plus sûr où les droits fondamentaux des utilisateurs sont protégés et à créer des conditions de concurrence équitables pour les entreprises.

Les trois premiers Considérants formulés dans le Règlement peuvent éclairer :

« (1) Les services de la société de l’information et surtout les services intermédiaires sont devenus une composante importante de l’économie de l’Union et de la vie quotidienne des citoyens de l’Union. Vingt ans après l’adoption du cadre juridique existant applicable à ces services, établi par la directive 2000/31/CE du Parlement européen et du Conseil (4), des services et des modèles économiques nouveaux et innovants, tels que les réseaux sociaux et les plateformes en ligne permettant aux consommateurs de conclure des contrats à distance avec des professionnels, ont permis aux utilisateurs professionnels et aux consommateurs de transmettre et d’accéder à l’information et d’effectuer des transactions de manière inédite. Une majorité de citoyens de l’Union utilise désormais ces services au quotidien. Toutefois, la transformation numérique et l’utilisation accrue de ces services ont également engendré de nouveaux risques et défis pour les différents destinataires des services concernés, pour les entreprises et pour la société dans son ensemble.

(2) De plus en plus, les États membres adoptent ou envisagent d’adopter des législations nationales sur les matières relevant du présent règlement, imposant notamment des obligations de diligence aux fournisseurs de services intermédiaires en ce qui concerne la manière dont ils devraient combattre les contenus illicites, la désinformation en ligne ou d’autres risques pour la société. Étant donné le caractère intrinsèquement transfrontière de l’internet, qui est généralement utilisé pour fournir ces services, ces législations nationales divergentes ont une incidence négative sur le marché intérieur qui, en vertu de l’article 26 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, comporte un espace sans frontières intérieures dans lequel la libre circulation des marchandises et des services et la liberté d’établissement sont assurées. Les conditions de la prestation de services intermédiaires dans l’ensemble du marché intérieur devraient être harmonisées, de manière à permettre aux entreprises d’accéder à de nouveaux marchés et à de nouvelles possibilités d’exploiter les avantages du marché intérieur, tout en offrant un choix plus étendu aux consommateurs et aux autres destinataires des services. Les utilisateurs professionnels, les consommateurs et les autres utilisateurs sont considérés comme étant des « destinataires du service » aux fins du présent règlement.

(3) Un comportement responsable et diligent des fournisseurs de services intermédiaires est indispensable pour assurer un environnement en ligne sûr, prévisible et fiable et pour permettre aux citoyens de l’Union et aux autres personnes d’exercer leurs droits fondamentaux garantis par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après dénommée « Charte »), en particulier la liberté d’expression et d’information, la liberté d’entreprise, le droit à la non-discrimination et la garantie d’un niveau élevé de protection des consommateurs.  »

Ainsi, en application de ce Règlement, les plateformes devront notamment :

• Être transparentes quant à leurs politiques de modération des contenus, leurs systèmes de recommandation et la publicité qu’elles diffusent,
• Garantir les droits des utilisateurs via des mécanismes de signalement et de traitement interne des réclamations,
• Prendre des mesures renforcées de protection des mineurs en ligne,
• Pour les places de marché, être diligentes vis-à-vis des vendeurs qui mettent en vente leurs produits ou services sur leur plateforme en ligne.

Les plateformes ne pourront plus :

• Afficher de la publicité ciblée aux mineurs présents sur la plateforme sur la base de leurs données personnelles,
• Afficher de la publicité ciblée sur la base des données sensibles (sexe, opinions politiques, orientation sexuelle…) des utilisateurs,
• Utiliser des interfaces qui visent à manipuler ou tromper l’utilisateur dans ses choix.

Les très grandes plateformes auront un devoir de vigilance renforcé puisqu’elles devront également analyser les risques systémiques qu’elles engendrent et mettre en place les mesures adéquates pour les atténuer. Ces risques sont notamment les suivants :

• la diffusion de contenus illégaux
• les risques d’atteintes aux droits fondamentaux (liberté d’expression, respect de la dignité humaine, par exemple)
• les manipulations de services risquant d’altérer les processus démocratiques et la sécurité publique
• la diffusion de contenus porteurs de violences sexistes ou attentatoires à la protection des mineurs, de la santé publique et du bien-être physique ou mental des utilisateurs.

Telles sont donc les règles devant être appliquées pour protéger les droits fondamentaux des citoyens européens. Mais sont-elles suffisantes ?

D’un point de vue factuel, les réseaux sociaux sont neutres, ils ne sont ni bons, ni mauvais. Ce qui donne une orientation positive ou négative, c’est d’une part l’intentionnalité de ceux qui la créent et de ceux qui la proposent et d’autre part l’intensité de son utilisation.

Tout comme l’opium qui est un moyen pour soumettre la volonté en tant que drogue, tout en étant connu depuis toujours comme un antalgique efficace.

La douleur morale, la douleur physique, la douleur sociale même, sont des constantes face auxquelles l’humain éprouve toujours sa volonté. L’opium et les réseaux sociaux semblent historiquement et psychologiquement répondre à la douleur et à la souffrance en favorisant soit la fuite, soit les ressources exploitables. En définitive, l’un et l’autre sont des révélateurs et des amplificateurs d’une santé individuelle et d’une santé sociale.

Dominique Szepielak, Docteur en psychologie et Jérôme Guicherd, Avocat, Barreau de Paris [->jguicherd@fgc-avocats.com]