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Droit et science en conciliation : symphonie ou cacophonie ? Par François Béroujon, Magistrat détaché.
Parution : lundi 4 décembre 2023
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La procédure devant les commissions de conciliation et d’indemnisation créées en 2002 par la loi Kouchner, offre cette particularité de réunir juristes et médecins dans une assemblée pour régler le conflit qui oppose un patient à l’équipe médicale qui l’a pris en charge. Instance pluridisciplinaire, elle se trouve confrontée au défi de réunir droit et science au service des justiciables.

Les auteurs de loi « Kouchner » [1], en ce qu’elle a prévu un dispositif amiable d’indemnisation des préjudices nés d’accidents médicaux, se sont assignés un objectif audacieux : déjudiciariser le contentieux de l’indemnisation du préjudice corporel au pays du culte de la loi et du procès, dix ans après l’affaire du sang contaminé…

On ne le rappelle jamais assez si on veut comprendre l’improbable réussite du mécanisme mis en place en 2002 : la culture juridique française repose sur le culte de la loi, symbole de la conquête républicaine contre l’absolutisme royal. Dès le 26 août 1789, l’article 6 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen proclame que « La loi est l’expression de la volonté générale (…) Elle doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse », et l’influence majeure des travaux de Rousseau dans cette culture a été analysée [2].

Les tentatives de mise en place de systèmes alternatifs de règlement des différends sont mises en avant depuis de nombreuses années en France, mais leur succès est entravé par cette culture française qui place la loi et le juge au centre de la résolution des conflits, et qui prête au procès un effet cathartique de nature à satisfaire la soif de justice de faire « condamner » le « coupable ».

Il faut dire que la promotion des modes alternatifs fait régulièrement l’objet d’une campagne délétère : au lieu d’en vanter les mérites, elle est présentée comme un moyen de désengorger les tribunaux. Ses promoteurs s’échinent à convaincre des citoyens bercés par le culte républicain de la loi votée par le peuple souverain et allaités par la doctrine de Rousseau, de renoncer au procès non parce qu’ils garderont la maîtrise de l’affaire, de son coût et de sa durée, mais parce que les tribunaux n’ont plus les moyens de juger les « accusés ».

Ce premier objectif était impossible.

Mais ce n’était pas suffisant. La loi s’est assignée un second objectif impossible : confier le règlement de ces demandes amiables à une assemblée diversement composée, notamment de médecins et de juristes. Le discours relevant les oppositions ontologiques entre Droit et Médecine est pourtant ancien [3].

Pire encore, ont été instituées des commissions de conciliation qui règlent tant des conflits de droit public que de droit privé et dont la présidence est partagée entre les deux ordres de juridiction, public et privé. Soit une remise en question frontale du paradigme qui structure l’apprentissage du droit dès la première année de faculté en France [4].

On ne peut non plus passer sous silence la mise en place, dans la plus grande urgence [5], de sept commissions sans personnalité morale, dont la dénomination a réussi le tour de force d’une anacoluthe et de deux pléonasmes en 16 mots [6], une répartition en 7 territoires qui ne correspondent à aucun découpage territorial déjà existant dans le mille-feuille français [7], et des appellations d’origine incontrôlées [8].

Sommaire.

I- Comprendre les oppositions immanentes entre Droit et Médecine
A Des enjeux contraires
1 Des injonctions contradictoires
2 Des objectifs antagonistes
B Des appareillages scientifiques inverses
1 La méthode inductive du médecin en expertise
2 La méthode déductive du juriste dans l’avis

II- Transcender les oppositions entre Droit et Médecine
A Les voix du désordre
1 Les dangers du juriste : entre ultracrépidarianisme et rigorisme
2 Les dangers du médecin : entre relativisme et recherche fondamentale
2-1 La recherche de la vérité : une gageure
2-2 Le pluralisme scientifique : facteur d’échec pour la paix sociale
2-3 La conversion à la vérité : une erreur
2-4 L’allongement des délais : seul vainqueur
B Les voies de la justice
1 La redéfinition du rôle du médecin
2 La redéfinition de l’influence du juriste
2-1 La motivation de l’avis
2-2 Le rappel du cadre juridique

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François Béroujon, Magistrat détaché dans les fonctions de Président des Commissions de conciliation et d'indemnisation des accident médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales de Rhône-Alpes, Auvergne et Bourgogne.

[1Loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé. Spécialement articles L1142-1 sq. du Code de la santé publique.

[2Par exemple R. Derathé, P. Bénichou, Ch. Eisenmann, E. Cassirer et L. Strauss, Pensée de Rousseau, Seuil, 1984, 180 p. ; C. Spector, Au prisme de Rousseau : usages politiques contemporains, Voltaire Foundation, 2011, 298 p.

[3Par ex. C. Byk Médecine et droit : Le devoir de conscience, Revue générale de droit 1996, 323.

[4J. Caillosse, Droit public-droit privé : sens et portée d’un partage académique, AJDA 1996, 955.

[5A quelques semaines du changement de gouvernement, à moins de deux mois de l’élection présidentielle de 2002.

[6« Commissions régionales de conciliation et d’indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales ». L’anacoluthe tient à ce qu’en syntaxe, il est impropre de chercher à indemniser ou concilier des accidents ; on indemnise ou on concilie des « personnes ». Les pléonasmes tiennent à ce que, d’une part, la conciliation et l’indemnisation sont les mêmes versants d’une résolution amiable : on concilie en indemnisant…, d’autre part, à ce qu’une affection iatrogène ou une infection nosocomiale constituent des accidents médiaux, il n’y a donc aucune logique à indiquer que les commissions « concilient » et « indemnisent » des accidents médicaux mais également des affections iatrogènes ainsi que des infections nosocomiales.

[726 commissions régionales instituées à une époque où il existait… 22 régions (ont été inventées une commission régionale pour la Guyane, La Réunion, la Guadeloupe, la Martinique). Désormais, 7 « pôles » pour… 13 régions.

[8Le nom d’une région (CCI Ile-de-France), le nom d’un département (CCI Nord qui couvre notamment… le Loiret et la Somme), le nom de deux villes, Nancy et Lyon, celle-ci étant également le nom retenu pour désigner les CCI de Marseille, Montpellier, Bastia et Ajaccio dont les séances ont pourtant lieu dans ces communes, un point cardinal (Ouest pour désigner la Bretagne et la Normandie), et le même point cardinal affublé de l’adjectif « grand » pour désigner l’Aquitaine et l’Occitanie.