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La justice coréenne et la guerre du Vietnam. Par Vincent Ricouleau, Professeur de Droit.
Parution : lundi 18 décembre 2023
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Un Tribunal de Séoul a condamné la Corée du Sud, le 7 février 2023, à indemniser une victime vietnamienne des crimes de guerre et autres exactions, commis en 1968, par l’armée sud-coréenne, au centre du Vietnam. Cette décision est le résultat d’un très long combat qui est loin d’être achevé puisque l’État coréen a fait appel. Quelques explications dans cet article.

Ce n’est pas seulement un dossier judiciaire, c’est aussi un dossier politique. Puisque tout ce qui touche à l’armée et à la guerre du Vietnam est politique.

Une armée est capable de tout, dans certaines circonstances, notamment de contester, malgré des preuves irréfutables, ses crimes, au nom de sa réputation. Aucun soldat ne supporte d’être traité de tueur d’enfants. Le monde politique et le monde militaire s’adossent et s’instrumentalisent opportunément. Mettre en cause l’armée en Corée du Sud, c’est notamment affronter les partis et groupes nationalistes. C’est prendre des (très grands) risques électoraux. Il faut, par conséquent, être bien conscient, que la justice coréenne a été saisie au prix de moult difficultés. Sans avoir accès à tout le dossier de procédure, on peut retracer les étapes de cette affaire exceptionnelle, où la société civile sud-coréenne, s’illustre avec beaucoup de détermination.

12 février 1968. Vietnam. Village de Phong Nhi. District de Dien Ban. Province de Quang Nam. Entre Danang et Hoi An. Le destin d’une petite fille de 8 ans du nom de Nguyen Thi Thanh. Elle, parmi d’autres victimes imminentes. La lumière. Un pays d’enfants. Partout, les enfants. Les poulets. Les canards. Les cochons. Les buffles. La chaleur. La rivière. Les rizières. L’autel des ancêtres. L’école. Les rêves. Les paysans. Le marché. L’insouciance. Les traditions.

L’armée sud-coréenne qui surgit. Les balles. Les grenades. Le carnage.

L’hélicoptère américain qui transporte l’enfant à l’hôpital de Danang. Elle a de la chance. D’autres sont emmenés dans des charrettes tirées par des buffles. Des mois dans un lit d’hôpital. Des soins interminables et des souffrances inimaginables.

55 ans plus tard, madame Nguyen Thi Thanh plaide sa cause devant un Tribunal de Séoul, et obtient le 7 février 2023, réparation de ses préjudices. Une indemnité très symbolique, de 30 millions de wons, soit 23 894 dollars. L’argent n’est pas le but. L’objectif, c’est la reconnaissance de la responsabilité de l’armée sud-coréenne, et par là-même, de l’État. Celui-ci est enfin jugé responsable des crimes commis par son armée au Vietnam. En tout cas, dans le dossier de madame Nguyen Thi Thanh.

On ne retrouve pas d’interviews du caporal-chef américain, J. Vaugh, du Delta-2-Platoon, US Marine. Personnage clé du dossier. Photographe. Il fait partie des soldats américains, venus secourir les blessés dans les villages de Phong Nhi et Phong Nhat. Ses photos constituent les premières preuves irréfutables. Elles remplacent tous les commentaires. Elles montrent les atrocités, commises par les soldats sud-coréens. Parmi les clichés qui horrifient, celui d’une jeune femme vietnamienne, à l’agonie, les seins mutilés.

Dans les villages de Phong Nhi et de Phong Nhat, on compte 74 civils non armés, massacrés le 12 février 1968. Dix jours plus tard, dans le village de Ha My, 135 civils non armés, mourront dans les mêmes conditions.

Les carnages n’ont pas commencé en 1968, l’année de l’offensive du Têt, où les combats ont redoublé d’intensité. Puisqu’on sait que des massacres ont été causés dans le village de Binh Tai, en 1966. L’armée américaine ne peut pas l’ignorer. Que fait-elle ?

Chiffre indicatif, considéré comme sous-estimé : 9 000 civils vietnamiens non armés auraient été massacrés par les forces sud-coréennes pendant le conflit. Les blessés et les femmes violées sont innombrables.

Les magistrats coréens n’ont eu aucun répit. Ils ont dû affronter un dossier où rien n’est dissimulé. Les caractéristiques des blessures de Madame Nguyen Thi Thanh. Son transfert par hélicoptère de l’armée américaine. Les blessés entassés. Le bruit du rotor. L’enfer. Bien souvent, rien n’est dit sur le transport médical, ses aléas, ses difficultés. Le service d’urgences où tout manque. Où les cris des blessés vrillent le cerveau. Où la mortalité dépasse l’entendement. Où tout peut basculer d’une seconde à l’autre dans cette grande ville de Danang où les Américains sont partout. 

Une victime ne peut être anonyme. Un mort n’est pas un disparu. Un disparu n’est pas un mort. Sa famille a été décimée. Mais elle existe toujours. On lui doit respect, honneur, réparation. Ce que la justice militaire coréenne ne veut pas faire, le Tribunal de Séoul doit le faire, répète madame Nguyen Thi Thanh. A travers son cas personnel, il faut aussi penser à toutes les autres victimes et à leurs descendants. Ce qu’elle fait, c’est pour tous les villages, pour tous ces gens, terrorisés de revivre leur traumatisme en l’évoquant.

Un des meilleurs spécialistes des massacres est l’anthropologue coréen, Heonik Kwon, professeur à l’université de Edimbourg. Les magistrats ont pu lire After the Massacre commemoration and consolation in Ha My and My Lai et Ghosts of the War.

Le rapport des Vietnamiens à la mort et aux défunts est particulier. Il découle du culte des ancêtres. Retrouver les victimes, les identifier, les extraire des sépultures sommaires, éparpillées, collectives, des trous d’eau, de la boue, des cendres. Les inhumer conformément aux traditions. Honorer leur âme sur l’autel des ancêtres. Surtout celles des enfants. dont les fantômes sont si agressifs. C’est la priorité et tout doit être fait pour se conformer à ces pratiques qui fondent la vie sociale vietnamienne. Comment cette armée sud-coréenne a pu profaner les tombes.

Si les Américains ont la DPA (Defence Prisonners of war/Missing in Action), l’agence chargée de retrouver les restes de leurs soldats disparus, avec des laboratoires spécialisés et un budget conséquent, le Vietnam n’a qu’un office, avec la même mission pour les siens, manquant de tout. On ne retrouvera probablement jamais toutes les victimes de l’armée sud-coréenne. 

300 000 vietnamiens disparus pendant le conflit. Là aussi, une estimation. 

Madame Nguyen Thi Thanh n’a pu assister aux obsèques de sa famille. Elle était entre la vie et la mort dans sa chambre d’hôpital, remplie d’autres blessés, à lutter contre la douleur et les infections.

La question reste lancinante. Comment des soldats, commandés, entraînés, peuvent-ils tirer sciemment sur des enfants, malgré les lois de la guerre ? Ce ne sont pas des dommages collatéraux, triste expression, ce sont des victimes directes, autre triste expression.

Le débat est brûlant. On le sait. On s’en doute. 

Auxiliaire, porteur, guetteur, veilleur, logisticien, agent de liaison, espion, informateur, piégeur, ravitailleur, tunnelier, infiltré comme cuisinier, domestique, chauffeur, secrétaire, dans les bases américaines, le civil vietnamien, homme, femme, enfant, est suspect, partout, tout le temps. Il ne peut être qu’un soldat ennemi, fondu dans la population, sans uniforme, infiltré, prêt à tuer, indétectable, clandestin, capable de représailles s’il est trahi par les vrais civils. 

D’ailleurs, qu’est-ce qui le distingue d’un terroriste ? Pourquoi ne pas le tuer à vue. Puisque au mieux, c’est un combattant, au pire, un belligérant.

Il est certes complexe de distinguer les combattants des non-combattants, dans une guerre comme celle du Vietnam. Mais il est simple d’identifier des enfants désarmés et ne présentant pas de danger.

L’armée sud-coréenne ne s’est pas invitée au Vietnam. Les Américains l’ont fait venir. L’ont intégralement financée, équipée, en échange de promesses d’aides économiques, financières et d’un soutien politique à un régime dictatorial et corrompu.

Le président Lyndon Baines Johnson (1908-1973) a lancé la campagne Many Flags pour faire un front uni contre le communisme. Il faut du soutien, partager le travail, transformer la guerre en croisade contre le communisme. 

Johnson est décédé le 22 janvier 1973, 5 jours avant la signature de l’Accord sur la cessation de la guerre et le rétablissement de la paix au Sud-Vietnam, dit Accords de Paris, négociés par Le Duc Tho (1911-1990) et Henry Kissinger (1923-2023).

Si les Anglais refusent de s’engager au Vietnam, notamment avec leur brigade du Commonwealth stationnée en Malaisie, la Nouvelle-Zélande et l’Australie, tenus par le pacte d’Anzus, signé le 1 septembre 1951, les Philippines, la Thaïlande, combattent avec les Américains. Certes, les contingents et les missions diffèrent. Le Japon, freiné par l’article 9 de sa constitution, est une base arrière.

Mais surtout, la Corée du Sud trouve un moyen de remplir ses caisses.

Les Etats-Unis feignent de respecter la souveraineté de la République du Vietnam du Sud (1955-1975) dont la capitale est Saïgon. Celle-ci transmet une demande officielle de participation des troupes coréennes, le jour même de l’accession au pouvoir de Nguyen Cao Ky (1930-2011). Il sera Premier ministre de juin 1965 à octobre 1967. Il aura plus de chance que Ngo Dinh Diem assassiné le 2 novembre 1963, 20 jours avant JFK. 

L’Assemblée nationale de la Corée du Sud (Gukhoe) donne son accord au déploiement des forces sud-coréennes. 20 620 soldats coréens en 1965, 25 570 en 1966, 47 830 en 1967, 50 000 en 1968, 48 970 en 1969, 48 450 en 1970, 45 700 en 1971, 36 790 en 1972.

La Corée du Sud envoie d’abord une unité de combattants du génie, de 2 000 hommes, l’unité Dove, avec un contingent d’infanterie. La présentation est presque idyllique. Ingénieurs, unité médicale, unité de police militaire, unité de Landing Ships Tank, unité de liaison. Les services rendus à la population civile vietnamienne seraient notables. Notamment dans le secteur de Bien Hoa, proche de Saïgon. 

Les juges coréens doivent savoir comment l’armée sud-coréenne a progressé dans cette campagne vietnamienne que les Américains cherchent à pacifier. Où étaient les soldats ?

En 1966, les forces coréennes sont déployées dans la vallée de Tuy Hoa, dans la province de Phu Yen. En 1968, elles sont transférées dans la province de Danang et Quang Nam. La Capital Mechanized Infantry Division, la fameuse Tiger Division, est redoutée à cause de ses exactions. Le haut-commandement du Vietnam du Nord a ses informations.

Puis le Camp Thunderbolt. A l’ouest de Quy Nhon dans la province de Binh Dinh. Au sud-ouest des routes 1 et 19. La 1 commence dans la province de Lang Son, à Huu Nghi Quan et se termine dans la province de Ca Mau. Longue de 2301 kilomètres. La 19 va des montagnes centrales au port de Quy Nhon. Longue de 239 km. Axes stratégiques. Embuscades assurées. Entraînant les représailles systématiquement contre les civils.

Le général William C. Westmoreland (1914-2005) reçoit les informations et les photos du caporal-chef Vaugh. Des crimes de guerre ont été commis à Phong Nhi et à Phong Nhat. Incontestables. Il interroge officiellement l’état-major sud-coréen. Localisation. Armement. Commandement. Tactique. Journaux de marche. Il veut tout savoir. Tout comprendre. Tout anticiper. Il veut gagner la guerre mais préserver la réputation de l’armée américaine. Il ne soupçonne pas les catastrophes à venir. Le massacre de My Lai aura lieu, pas très loin de Hoi An, le 16 mars 1968. 

Les explications de l’armée sud-coréenne vont le stupéfier.

Elles tiennent dans une lettre du 4 juin 1968. Rédigée et signée par le lieutenant général des forces sud-coréennes, Chae Myung shinh (1926-2013). Elle exclut toute responsabilité de ses troupes.

L’armée sud-coréenne n’est coupable d’aucune exaction à l’égard des civils vietnamiens. Les Conventions de Genève et les autres textes applicables lors d’une guerre, ont toujours été respectés. Avant, pendant, après les combats, l’armée sud-coréenne est exempte de tout reproche. 

Ce sont les Vietcongs qui se sont déguisés en soldats sud-coréens ! Ce sont eux qui ont commis les atrocités contre leur propre peuple, en revêtant des uniformes de soldats sud-coréens ! Ce sont eux qui ont massacré des civils désarmés, non combattants, des enfants, torturé et mutilé des femmes, incendié, détruit les sépultures. Pour dresser le peuple vietnamien contre la Corée du Sud. C’est un stratagème. 

Telle est la position officielle de l’armée sud-coréenne, que les Américains ne croient pas une seconde.

Le rapport "Alleged Atrocity Committed by Rok Marines on 12 February 1968" est disponible sur Internet. Il contient la lettre du 4 juin 1968.

La réalité est qu’aucune enquête sérieuse et complète n’est faite par les forces sud-coréennes. Aucune sanction n’est prise. Les massacres continueront ailleurs. Chae Myung shin ne reconnaîtra jamais la réalité. Il a même été décoré par Richard Nixon et le président Nguyen Van Thieu. 

Toutefois, il confirme en 2000 que Westmoreland avait exigé plusieurs fois un rapport d’enquête. Les Américains ne voulaient endosser aucune responsabilité. Mais qu’ont-ils fait pour contrôler leur allié, armé par leurs soins et recevant leurs directives ?

Des milliers de journalistes ont appris leur travail au Vietnam, plongés dans la guerre française et américaine. Pas de meilleure école de correspondants de guerre. Les journalistes du journal coréen, Hankyoreh, eux, n’ont pas connu cette époque. Mais ils ont fait un travail remarquable. Hankyoreh 21 est un magazine d’actualité hebdomadaire, créé en 1994 par le groupe de presse Hankyoreh Shinmun. Avec comme objectif, traiter les sujets tabous de la société coréenne. Tout ce qui touche à l’armée, est non seulement tabou, mais synonyme de danger.

Le bon réflexe et la meilleure méthode. Le journaliste, Koh Hyong-tae, fait plusieurs séjours dans les villages où les massacres ont eu lieu. Il recueille des témoignages directs. Il organise une exposition, avec les photos du caporal-chef J. Vaugh le 9 septembre 2016 à Art Link Galliery, Jongno District, à Séoul. Il publie aussi un livre February 12, 1968, édité par Kankyoreh. Des vérifications sur place, des entretiens sur site, des écrits. Montrer, exposer, pour faire prendre conscience à la population, et surtout à l’Etat coréen, que la justice est requise. La vraie justice.

La complexité. 

Car dans une Corée du Sud, tiraillée par des dérives autoritaires, nationalistes, militaristes, dénoncer les crimes de guerre et contre l’humanité de l’armée, suscite beaucoup d’oppositions. Parler du passé est contraire à la paix civile. Pourquoi remuer une histoire politique militaire si compliquée, surtout avec une Corée du Nord, aussi agressive ? N’y a-t-il pas d’autres priorités que de souiller l’image d’une armée ?

Le 22 novembre 2017, Hankyoreh publie une photo de Yoon Mi-hyang, présidente de la Korean Council for the Women Drafted for Military Sexual Slavery by Japan. Une organisation visant à défendre ces centaines de milliers de femmes coréennes, esclaves sexuelles, contraintes de se prostituer sans limite, dans une Asie mise à feu et à sang par les Japonais.

Yoon Mi-hyang manifeste devant l’ambassade vietnamienne à Séoul. Sur la pancarte, sont inscrites des excuses pour les exactions des soldats sud-coréens, pendant la guerre du Vietnam. Comment se battre autant pour la mémoire et les droits de ces femmes coréennes si on reste passif, insensible et indifférent aux souffrances endurées par les civils vietnamiens, et surtout par les femmes vietnamiennes ? Quelle serait la cohérence ? Où serait l’humanité ? 

La société civile coréenne, à travers ses groupes et associations, ose parler au nom de l’armée et de l’État. Elle endosse ses responsabilités, elle enquête, elle recueille, elle reconnaît les fautes, elle s’excuse. 

Elle a mis également en place une commission de vérité. 

Une commission de vérité instaure une forme de justice. Elle exprime une délégitimation du processus judiciaire classique. Transitionnelle, de mémoire plurielle, son efficacité et son aura dépendent grandement de la qualité de ses membres et de la liberté de la presse qui doit répercuter sans faillir les débats et conclusions. Elle stimule volontairement et involontairement. Elle contourne une justice pénale considérée dans certains contextes, comme trop corrompue et infléchie, pour des raisons d’État. Les juges professionnels ne s’affranchissent pas assez et ne démontrent pas leur indépendance. Une commission de vérité contribue à lutter contre les amnisties, coutumières en Corée du Sud. La difficulté reste dans l’effectivité et l’application des résultats. On reste trop dans le symbole, disent certains. Mais dans des pays comme l’Afrique du Sud, des avancées ont eu lieu. 

L’Etat coréen n’est pas totalement passif. Il joue à s’excuser. 

Que représentent les excuses d’hommes politiques, noyées dans des visites officielles, visant la plupart du temps, à sceller des accords commerciaux. Le caractère informel, ponctuel, opportuniste est trop saillant.

Ainsi, le président Kim Dae-jung présente ses excuses au président Tran Duc Luong, lors d’une visite. Pour Immédiatement se faire contredire par Park Geun-hye, future présidente, au nom de la dignité du pays. Kim Dae-jung promet 5 hôpitaux et d’aider 40 écoles. Un hôpital pour chacune des 5 provinces où les troupes coréennes ont été déployées. Une école pour chacun des 40 villages où il y a eu un massacre. Les excuses et une réparation via des donations, mais sans personnalisation des victimes. On évite l’affrontement avec les événements. L’armée sud-coréenne est dissimulée derrière un Etat coréen exclusivement donateur.

En novembre 2017, le président Moon Jae-in, exprime une sorte de dette morale, dans une vidéo clip diffusée à la cérémonie d’ouverture de City-Gyeongju World Culture. Est-ce le lieu, est-ce le moment. Tout cela passe inaperçu. En mars 2018, le président Moon Jae-in, en visite au Vietnam, exprime des excuses au président Tran Dai Quang.

Tout cela est logique puisque les organisations civiques sud-coréennes se mobilisent à fond lors de ces visites pour faire pression. 

Mais cela ne peut suffire. On a bien compris que l’Etat coréen protège son armée d’une humiliation terrible.

Alors le mouvement citoyen s’organise encore et encore et rassemble des forces multiples, trop dispersées jusqu’à présent.

Avec entre autres un comité pour la vérité sur les massacres de civils vietnamiens, un comité pour la promotion de la construction du Musée de la paix. Mum Myeong-geum, une ancienne comfort woman va aider à mener plusieurs projets au Vietnam. Le lien se renforce entre les associations défendant les comfort women et celles exigeant condamnation et réparation pour les massacres au Vietnam.

Il est décidé de faire pour le Vietnam, un tribunal d’opinion. Bien sûr, il ne peut être un clone du Tribunal Russel, avec son aura et ses moyens, mais c’est néanmoins un tribunal d’opinion, de citoyens. Les organisateurs sont Minbyun, the Korea-Vietnam Peace Foundation et la Korean Counsel for the Women Drafted for Military Sexual Slavery by Japan.

Ces groupes ont du savoir-faire, des juristes, des journalistes, de l’expérience, des relais au sein des médias. 

Un Tribunal coréen d’opinion a déjà statué sur la tragédie des Comfort Women, le 4 décembre 2001, à la Haye. Dix personnes ont été condamnées, dont l’Empereur du Japon. 64 comfort women, survivantes originaires de 9 pays envahis par le Japon, étaient parties à la procédure. Parmi les juges, l’ancienne présidente du tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, Gabrielle Kirk Mac Donald. Une des procureurs était Patricia Viseur-Sellers, conseillère du tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie et du Rwanda.

Ce tribunal d’opinion a tenu une audience à Séoul, les 21 et 22 avril 2018. Il n’a rien d’une vraie juridiction puisque ses décisions ne s’imposent pas. Mais il est indépendant. Kim Young-ran, ancien juge à la Cour suprême, Yang Hyunah, ancien procureur, et Lee Seog-tae, ancien juge à la Cour constitutionnelle, mènent les débats. 

Le procès se déroule dans le parc Oil Tank Culture Park. C’est un parc et un complexe culturel, situé à Mapo-gu, dans le quartier de San Gam-dong, à Séoul. C’est une fantastique reconversion d’un site accueillant autrefois des gigantesques réservoirs de pétrole. 

Devant cette juridiction, deux femmes victimes vietnamiennes, du même nom. Nguyen Thi Thanh. Elles n’ont pas de lien familial. L’une du village de Phong Nhi (Dont l’histoire est rappelée au début de l’article) et l’autre de Ha My. Les deux Nguyen Thi Thanh auront satisfaction. Les juges condamnent à la fois l’Etat coréen et l’armée pour les crimes commis.

Le journal Hankyoreh continue ses efforts pour obtenir une vraie justice. Il publie plusieurs articles en avril 2000, basés sur les témoignages de Kim Gi-tae, un ancien commandant de la 7 e compagnie du 2 e bataillon, Blue Dragon. Il a supervisé le massacre de Binh Tai. 29 vietnamiens désarmés, incluant femmes et enfants, sont massacrés dans le village de Phuoc Binh, le 9 octobre 1966. Le Hankyoreh 21 du 15 novembre 2000 publie des documents déclassifiés en juin 2000, réunis par The Military Assistance Command Vietnam (MACV).

Après des campagnes et des efforts exceptionnels, un Tribunal de Séoul est enfin saisi par un pool d’avocats. Le 7 février 2023, la condamnation tombe. L’armée sud-coréenne doit répondre de ses actes. Elle est responsable. L’Etat coréen également. Madame Nguyen Thi Thanh, du village de Phong Nhi, est indemnisée. On ne connaît pas la situation de l’autre madame Nguyen Thi Thanh. S’est-elle arrêtée au tribunal d’opinion ou sa procédure est-elle en cours. On lui souhaite la deuxième possibilité.

Mais rien n’est acquis. Madame Nguyen Thi Thanh devra, avec ses avocats et les associations, continuer à se battre. Lee Jong-sup, ministre de la défense nationale en poste depuis le 10 mai 2022, a en effet interjeté appel du jugement.

Faut-il s’étonner.

Né en 1960, ancien lieutenant général, Lee Jong-sup a occupé le poste de vice-président du comité des chefs d’état-major interarmées du 26 septembre 2017 au 22 novembre 2018. Son profil et sa foi de militaire semblent incompatibles avec une justice civile, impartiale. Il ne reconnaîtra jamais les crimes commis par l’armée sud-coréenne, niant l’évidence.

On peut se poser la question de savoir quel est le rôle joué par le président Yoon Suk-yeol, né en 1960, aux commandes du pays, depuis le 10 mai 2022.

Il a rencontré le Premier ministre vietnamien Pham Minh Chinh, lors d’une visite du 22 au 24 juin 2023. Les deux pays espèrent un commerce bilatéral de 150 milliards de dollars en 2030. La Corée du Sud investit tout ce qu’elle peut au Vietnam, autoritaire mais stable politiquement, quand bien même touché par une crise grave. La préservation de la réputation de l’armée sud-coréenne est une des raisons de l’appel de la décision du Tribunal de Séoul, mais pas seulement. Les intérêts économiques priment. Toutefois, le Vietnam, qui n’a jamais rien ignoré des massacres commis pendant la guerre, ne semble pas vouloir polémiquer.

Yoon Suk-yeol a été procureur général de 2019 à 2021. Il a joué un rôle clé dans la condamnation de l’ancienne présidente Park Geun-hye.

Comment Yoon Suk-yeol peut-il feindre d’ignorer les pièces accablantes du dossier. Comment peut-il arguer d’exceptions de procédure relatives à la prescription ou d’un accord qui aurait été passé entre les deux pays. Yoon Suk-yeoh veut contrôler les médias pour renforcer son pouvoir. Ce n’est pas une première, ses prédécesseurs ont fait de même. Mais surtout, il ne veut pas se mettre à dos une armée qui est toujours, d’ailleurs, largement équipée par les Américains.

La justice coréenne pourrait être saisie de beaucoup plus de dossiers concernant la guerre du Vietnam. 

Les forces sud-coréennes n’ont pas seulement massacré, elles ont violé. Les Lai Dan Han sont des damnés. Ce sont les enfants, nés de viols de leur mère vietnamienne, commis par des soldats sud-coréens. Ostracisme et discrimination. Traumatismes de toute nature. Leur vie est un calvaire. La Corée du Sud a bien signé la Convention des Nations-Unies sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, adoptée le 18 décembre 1979 par l’Assemblée générale des Nations Unies, entrée en vigueur le 3 septembre 1981. Mais jamais elle n’a reconnu ses crimes. N’a puni les violeurs. Les victimes n’ont bénéficié d’aucune reconnaissance, d’aucune réparation, d’aucun soin.

Le viol reste une arme de guerre, constante, systématique. On ne progresse pas vraiment. Le cas des Vietnamiennes violées par les soldats coréens est connu au plus haut niveau. Mais que fait-on dans la pratique ?

Le 16 janvier 2019, Nadia Murad Basee Taha, d’origine yésidie, née en 1993, reçoit le prix Nobel de la paix avec le médecin Denis Mukwege. Ce prix Nobel consacre leurs efforts visant à mettre fin à l’emploi des violences sexuelles en tant qu’arme de guerre. Des milliers de femmes yésidies ont été réduites en esclavage, violées et vendues par l’État islamique. 

Nadia Murad était accompagnée de madame Tran Thi Ngai, vietnamienne, 80 ans. A 24 ans, elle a été violée et séquestrée par les soldats sud-coréens.

Les artistes se mobilisent. Mother and Child est un mémorial, créé par l’artiste britannique, Rebecca Hawkins, en hommage aux Lai Dan Han et à tous les survivants de violences sexuelles. En juin 2019, le mémorial, situé place Saint-James, à Westminter, a été officiellement dévoilé en présence de Nadia Murad.

Pramila Patten, d’origine mauricienne, née en 1958, est représentante spéciale du Secrétaire général des Nations Unies, sur la violence sexuelle dans les conflits, depuis le 12 avril 2017. Le dernier rapport Conflict-Related Sexual Violence, de 32 pages, date du 6 juillet 2023. Pourrait-elle s’emparer, du cas des Lai Dan Han ? Pourquoi ne pas saisir la justice sud-coréenne ? Les victimes accepteraient-elles de témoigner ? 

Le travail est loin d’être terminé pour les organisations civiques sud-coréennes et leurs équipes de juristes. Va-t-on analyser beaucoup mieux les guerres du Vietnam et enfin, mieux considérer les victimes ? Le Vietnam a tout subi, à part les radiations atomiques. Il y a de quoi faire.

Difficile, notamment, de savoir l’état et la direction des recherches des spécialistes français de l’histoire coloniale du Vietnam.

En tout cas, le professeur canadien, Christopher Goscha vient d’organiser un colloque à l’université du Québec à Montréal, les 13 et 14 octobre 2023. Le thème ne surprend pas vraiment, compte tenu de ses recherches. "Repenser la guerre d’Indochine : violences civiles et coloniales". Les massacres de My Thuy (1948), My Trach (1948), Cat Bay (1951), les bombardements au napalm, les déportations, les tortures, le bagne de Poulo Condore, tant de tragédies, qui, un jour, peut-être, bouleverseront tant de certitudes de l’État français.

Notons le verbe repenser. 

Rien n’est vraiment enfoui, dit un proverbe vietnamien.

Encore moins les souvenirs de madame Nguyen Thi Thanh. Elle luttera jusqu’au bout, c’est certain. 

Vincent Ricouleau Professeur de droit - Vietnam - Titulaire du CAPA - Expert en formation pour Avocats Sans Frontières - Titulaire du DU de Psychiatrie (Paris 5), du DU de Traumatismes Crâniens des enfants et des adolescents (Paris 6), du DU d'évaluation des traumatisés crâniens, (Versailles) et du DU de prise en charge des urgences médico-chirurgicales (Paris 5).