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Droit à la preuve : recevabilité d’une preuve issue d’un système illicite de vidéosurveillance. Par Frédéric Chhum, Avocat et Sarah Bouschbacher, Juriste.
Parution : mercredi 13 mars 2024
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Par un arrêt du 14 février 2024 (n°22-23.073), la chambre sociale de la Cour de cassation s’est prononcée sur la recevabilité d’une preuve issue d’un système illicite de vidéosurveillance qui a produit des données personnelles sur une salariée.
Sur le fondement de l’article 6§1 de la Convention européenne des droits de l’homme et de l’article 9 du Code de procédure civile, la Cour de cassation a dit recevable le moyen de preuve obtenu de manière illicite, à la suite d’un contrôle de proportionnalité.

I. Faits et procédure.

Une salariée engagée en qualité de caissière le 7 janvier 2003 a été licenciée pour faute grave par lettre du 19 juillet 2016.

Elle a saisi la juridiction prud’homale afin de contester cette rupture et obtenir paiement de diverses sommes à titre d’indemnités de rupture et de dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse.

Par un arrêt du 13 septembre 2022, la chambre d’appel de Mamoudzou de Saint-Denis de La Réunion, n’a pas fait droit aux demandes de la salariée.

C’est pourquoi la salariée se pourvoit en cassation sur le fondement de l’article 32 de la loi n°78-17 du 6 janvier 1978 dans sa version antérieure à l’entrée en vigueur du Règlement général sur la protection des données, selon lequel

« La personne auprès de laquelle sont recueillies des données à caractère personnel la concernant est informée, sauf si elle l’a été au préalable, par le responsable du traitement ou son représentant :
1° De l’identité du responsable du traitement et, le cas échéant, de celle de son représentant ;
2° De la finalité poursuivie par le traitement auquel les données sont destinées ;
3° Du caractère obligatoire ou facultatif des réponses ;
4° Des conséquences éventuelles, à son égard, d’un défaut de réponse ;
5° Des destinataires ou catégories de destinataires des données ;
6° Des droits qu’elle tient des dispositions de la section 2 du présent chapitre dont celui de définir des directives relatives au sort de ses données à caractère personnel après sa mort ;
7° Le cas échéant, des transferts de données à caractère personnel envisagés à destination d’un État non-membre de la Communauté européenne ;
8° De la durée de conservation des catégories de données traitées ou, en cas d’impossibilité, des critères utilisés permettant de déterminer cette durée
 ».

II. Moyens.

La salariée fait grief à l’arrêt de constater que son licenciement a été valablement prononcé.

Dans un premier temps, la salariée rappelle que l’employeur doit informer les salariés et consulter les représentants du personnel de tout dispositif de contrôle de l’activité des salariés, quand bien même à l’origine, ce dispositif n’aurait pas été exclusivement destiné à opérer un tel contrôle. À défaut, les preuves obtenues par le biais de ce dispositif sont illicites.

Or, selon l’appelante, son employeur ne pouvait pas s’affranchir de l’information/consultation des représentants du personnel et d’une information individuelle et détaillée des salariés, lorsqu’il résultait de ses propres constatations que le système de vidéosurveillance destiné à la protection et la sécurité des biens et des personnes dans les locaux de l’entreprise, permettait également de contrôler et de surveiller l’activité des salariés et avait été effectivement utilisé par l’employeur afin de recueillir et d’exploiter des informations la concernant personnellement.

Dans un second temps, la salariée qui souligne que l’employeur ne peut mettre en œuvre un dispositif de contrôle qui n’a pas été porté préalablement à la connaissance des salariés, soutient à cet égard que la note de service du 27 novembre 2015 signée par les salariés qui se bornait à indiquer l’existence d’un système de vidéosurveillance pour la sécurité et la prévention des atteintes aux biens et aux personnes, ne fournissait pas aux salariés une information suffisante conformément à l’article 32 de la loi du 6 janvier 1978 cité ci-dessus.

Enfin, la salariée considère que la cour d’appel, en affirmant que la production, néanmoins illicite, des bandes vidéo, était indispensable à l’exercice du droit de la preuve alors que la matérialité des faits lui ayant été reprochés auraient pu être rapportés par d’autres moyens, a violé les articles 6 et 8 de la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales, relatifs au droit à la vie privée et au procès équitable.

III. Solution.

La production par un employeur, de données personnelles sur un salarié issues d’un système illicite de vidéosurveillance constitue-t-elle un moyen de preuve recevable ?

La Cour de cassation répond par la positive, sur le fondement des articles 6 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et de l’article 9 du Code de procédure civile, selon lesquels, dans un procès civil, l’illicéité dans l’obtention ou la production d’un moyen de preuve ne conduit pas nécessairement à l’écarter des débats.

En effet, la Cour de cassation retient que la cour d’appel a bien mis en balance le droit à la preuve de l’employeur et le droit à la vie privée de la salariée pour apprécier si la production de données personnelles issues d’un système illicite de vidéosurveillance portait atteinte de manière proportionnée ou non, au caractère équitable de la procédure.

À cet égard, la Cour de cassation rappelle le raisonnement à suivre lorsque le juge se confronte à l’existence d’une preuve illicite :

Premièrement, il doit d’abord s’interroger sur la légitimité du contrôle opéré par l’employeur et vérifier s’il existait des raisons concrètes qui justifiaient le recours à la surveillance et l’ampleur de celle-ci.

Deuxièmement, je juge doit rechercher si l’employeur ne pouvait pas atteindre un résultat identique en utilisant d’autres moyens plus respectueux de la vie personnelle du salarié.

Troisièmement et dernièrement, le juge doit apprécier le caractère proportionné de l’atteinte portée à la vie personnelle au regard du but poursuivi.

A la suite de l’application de ce raisonnement, la cour d’appel a pu retenir que le visionnage des enregistrements avait été limité dans le temps, dans un contexte de disparition de stocks, après des premières recherches restées infructueuses et avait été réalisé par la seule dirigeante de l’entreprise.

C’est pourquoi la Cour de cassation considère que la cour d’appel a mis en balance de manière circonstanciée, le droit de la salariée au respect de sa vie privée et le droit de son employeur au bon fonctionnement de l’entreprise, en déduisant notamment que la production des données personnelles issues du système de vidéosurveillance était indispensable à l’exercice du droit à la preuve de l’employeur et proportionné au but poursuivi.

Les pièces litigieuses étant donc recevables, la Cour de cassation rejette les pourvois.

Il s’agit d’une décision évidemment favorable à l’employeur, qui concrétise surtout le revirement de jurisprudence opéré plus tôt par la Cour de cassation par un arrêt du 1ᵉʳ février 2023, qui assouplit le régime de la recevabilité des preuves illicites en matière de droit privé et plus particulièrement, en matière de droit social.

Source :
Cour de cassation 14 février 2024, pourvoi n° 22-23.073

Frédéric Chhum avocat et ancien membre du Conseil de l’ordre des avocats de Paris (mandat 2019 -2021) Sarah Bouschbacher, juriste M2 propriété intellectuelle Paris 2 Assas Chhum Avocats (Paris, Nantes, Lille) [->chhum@chhum-avocats.com] www.chhum-avocats.fr http://twitter.com/#!/fchhum