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L’IA générative juridique, alliée des juristes face à l’inflation normative ? Par Paul-Henri Levivier.
Parution : vendredi 15 mars 2024
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« Quand la loi bavarde, le citoyen ne lui prête plus qu’une oreille distraite » affirmait déjà en 1991 le rapport public du Conseil d’Etat consacré à la dégradation de l’appareil normatif français. Face à un volume et une complexité de normes toujours plus forts, les juristes doivent s’adapter pour maintenir leur niveau de qualité de service pour leurs clients. Dans ce contexte, l’apparition d’outils d’Intelligence artificielle générative semble intéressante à étudier à l’aune de l’aide qu’elle pourrait apporter aux juristes souhaitant mieux maîtriser ce flux croissant de données juridiques.

Le sémillant rapport du Secrétariat Général du Gouvernement sur les « Indicateurs de suivi de l’activité normative » nous apprend dans sa dernière édition parue en 2023 que 43 nouvelles lois ont été promulguées en France en 2022, hors lois de transpositions d’engagements internationaux prises en application de l’article 53 de la Constitution.

Après une année 2021 record, où notre droit aura accueilli 67 nouvelles lois, l’ex-Première ministre Elisabeth Borne notait un « tassement bienvenu de l’inflation normative ». Dans le détail, ce furent 67 lois publiées, 91 ordonnances, 1 843 décrets et un total de 83 570 pages enregistrées au Journal Officiel.

Selon Dalloz, en janvier 2022, l’ordre juridique français comprenait ainsi 92 424 articles législatifs assortis de 248 343 articles réglementaires. Sur les vingt dernières années, cela représente une hausse de 73% des articles de loi et de 53% des règlements. En éditeur de codes qui s’y connaît en matière de lecture et d’apprentissage de droit, Dalloz estime ainsi que lire l’ensemble de notre droit requierrerait à un bon lecteur assimilant 300 mots par minute 102 jours sans interruption.

Les causes de cette croissance du socle normatif potentiellement invoquable sur un dossier sont bien documentées et relèvent fréquemment comme facteurs explicatifs la croissance du nombre d’organes administratifs créateurs de droit, ou encore l’appartenance à un double ordre juridique national et communautaire.

Dans ce contexte, difficile de percevoir ce ralentissement de la croissance ou infléchissement de la progression. Ils ne semblent en effet pas suffisants pour enrayer cette mécanique de complexification du droit, et par corrélation des métiers du droit.

L’avocat et le juriste se trouvent dès lors pris en étau entre cette masse toujours plus dense d’informations à extraire, compiler et maîtriser d’une part, et les attentes des justiciables et des entreprises d’autre part. Ces derniers, dorénavant habitués à une accessibilité immédiate de l’expertise grâce notamment à Internet, peuvent voir dans l’attente et le prix actuels des conseils juridiques un anachronisme de plus en plus évident.

Jusqu’alors distingué du justiciable pour son savoir, sa compétence et son expérience, le juriste se sent bousculé par une contestation croissante de son statut d’expert, parfois exacerbé par l’incompréhension que suscitent délais et coûts d’obtention d’un conseil juridique. Délais et prix, dans une société de l’immédiateté de l’information à bas coût que l’on peut regretter, suscitent incompréhension voire rejet du caractère obligatoire du ministère d’avocat de la part des justiciables. Qui, dès lors, semblent accueillir positivement toute solution fluidifiant leurs rapports à la justice, comme le démontrait par exemple le nombre de téléchargements de l’application IAvocat, aujourd’hui retirée du catalogue Apple.

La question de la redéfinition du rôle du juriste, et en particulier de l’avocat, survient naturellement dans ce contexte. Immédiatement, l’hypothèse d’un remplacement brutal de l’avocat par la technologie survient. La question sous-jacente est celle du degré de confiance qu’ont les clients envers leurs conseils juridiques. Expertise, compétence et expérience seraient soudainement remplaçables par la technologique, avec malgré tout une nuance importante pour le dernier volet de ce tryptique.

Or, comme l’explique Frédéric Neyrat dans son analyse titrée "Heidegger et l’ontologie de la consommation", Heidegger nous apprend dans "Etre et temps" « qu’être remplaçable signifie déjà être remplacé ». Heidegger oppose à l’état d’objet remplaçable, le « mode d’être » propre à l’homme, le fait « d’être-là », qu’il appelle en allemand Dasein. Le simple fait d’être là. Dasein pour les avocats, ne suffira probablement plus demain, quand accéder à une information juridique fiable, personnalisée et utile demandera quelques clics et un abonnement à 10 euros par mois.

En effet, 45,3 millions de mots disent notre droit : 102 jours de lecture continue pour l’intelligence humaine, quelques millisecondes pour une intelligence artificielle. Dès lors, le Dasein de l’avocat, en termes mercantiles sa valeur ajoutée pour ses clients, ne se situe plus dans les tâches chronophages de recherche, d’extraction, de compilation, de synthèse de l’information. Cette valeur qui justifie sa vocation et ce modèle temps contre rémunération réside dans la capacité de l’avocat à apporter à son client de l’intelligence émotionnelle, de situation, et à utiliser cette base théorique offerte par l’IA pour l’adapter aux enjeux de son client et l’aider au mieux dans l’atteinte de ses objectifs.

Ainsi, l’IA générative, et les outils tels chatGPT d’Open AI, Gemini de Google, et les solutions dédiées aux secteurs juridiques actuellement en cours de développement, en créant une facilitation d’accès au socle théorique permettant à l’avocat de travailler à la solution la plus pertinente pour son client, l’aident à faire face aux deux injonctions contradictoires mentionnées auparavant : mieux traiter ce volume considérable de données juridiques et mieux répondre à l’exigence croissante des clients. Un assistant accomplissant les tâches chronophages préalables à la décision, et dont les résultats sont attentivement revus, scrupuleusement vérifiés et si nécessaire corrigés à l’aune de l’expertise du commanditaire de la demande.

C’est d’ailleurs tout le sens de l’application Harvey créée par le Market Intelligence Group du cabinet Allen & Overy avec Open AI. Une année durant, 3 500 avocats du cabinet ont pu gagner de précieuses heures de travail grâce à cet assistant virtuel qui aura traité 40 000 demandes en français et anglais.

Aussi, observer l’évolution de ces technologies sera clé pour développer de nouveaux usages à même d’accompagner les professions juridiques dans la maîtrise d’un droit à la complexité croissante. Le rythme de développement de nouveaux modèles d’intelligence artificielle, spécialisés pour les cas d’usages juridiques, et d’outils les mettant entre les mains des praticiens fait de la période actuelle un moment-clé à suivre avec attention.

Paul-Henri Levivier Fondateur de Gaius