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[Point de vue] Projet de loi sur les associations en Tunisie : vers une société civile fragilisée. Par Amir Ammar, Doctorant.
Parution : vendredi 29 mars 2024
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La Tunisie, berceau du Printemps arabe, a été le théâtre de profonds changements politiques et sociaux au cours des dernières décennies. Au cœur de ces transformations se trouvent les organisations de la société civile, actrices essentielles dans la consolidation de la démocratie et la protection des droits fondamentaux. Cependant, ces dernières années ont été marquées par une série de réformes législatives et réglementaires controversées qui menacent l’autonomie et le fonctionnement de ces organisations.

La récente proposition de réforme de la loi sur les associations en Tunisie a suscité un débat animé au sein de la société civile et au-delà. Cette proposition, présentée au Parlement en octobre dernier, vise à renforcer le contrôle et la surveillance des activités et du financement des associations, au risque d’imposer de nouvelles restrictions à l’espace civique dans le pays.

Les critiques de cette réforme soulignent son caractère liberticide et ses possibles conséquences néfastes sur les libertés civiles et les droits de l’homme en Tunisie. En effet, la proposition de loi risque de remettre en question les acquis de l’actuel décret-loi 88-2011 relatif aux associations, qui a joué un rôle crucial dans l’organisation et la défense des droits de l’homme dans le pays.

Cette tentative de mise sous contrôle des associations par le gouvernement a provoqué une vive réaction de la part des organisations de la société civile, qui voient dans cette réforme une menace pour leur autonomie et leur capacité à agir librement. En réponse à cette initiative, 46 organisations de la société civile tunisienne ont signé un communiqué dénonçant les tentatives du régime visant à affaiblir le tissu associatif et à remplacer le décret 88, considéré comme l’un des acquis de la révolution [1].

Pourtant, malgré les critiques acerbes et les mises en garde répétées, le gouvernement semble déterminé à poursuivre sa politique de contrôle et de surveillance des organisations de la société civile. En ciblant spécifiquement les associations réputées pour leur engagement en faveur des droits de l’homme et de la justice sociale, cette réforme risque de porter un coup fatal à la vitalité et à la diversité de la société civile tunisienne.

Les exigences draconiennes imposées dans le projet de loi : risques d’Interprétation arbitraire et abus de pouvoir.

Le projet de loi suscite de profondes préoccupations et un refus généralisé au sein de la société civile et parmi de nombreux acteurs politiques en raison de ses dispositions restrictives et potentiellement liberticides. Bien que le texte prétende maintenir un système de déclaration pour la création de nouvelles associations, il introduit en réalité un système d’enregistrement à peine voilé qui accorde au gouvernement des pouvoirs discrétionnaires considérables. Par exemple, le projet de loi accorde à un département relevant du Premier ministère le pouvoir de refuser à une organisation le droit d’opérer, sans fournir de motifs clairs et avec la possibilité de requérir l’annulation de l’enregistrement d’une association à tout moment et sans être tenu de fournir de justifications.

De plus, les nouvelles organisations seraient soumises à une procédure d’enregistrement plus rigide, les obligeant à attendre l’avis officiel de l’administration des associations avant de commencer leurs activités, contrairement au décret-loi 2011-88 actuel qui permet aux associations de commencer leurs activités dès que leur enregistrement est notifié au Journal officiel [2].

Par ailleurs, le projet de loi impose des exigences strictes aux organisations internationales, les obligeant à obtenir une autorisation préalable du ministère des Affaires étrangères pour s’enregistrer, sans fixer de conditions claires ni de délais pour cette procédure. Cette approche discrétionnaire accorde au gouvernement un pouvoir arbitraire de refuser l’enregistrement des organisations internationales sans procédure régulière, ce qui soulève des inquiétudes quant au respect des principes de transparence et de l’État de droit.

De surcroît, les dispositions vagues et générales du projet de loi, telles que l’obligation pour les associations de fonctionner conformément aux « principes de l’orientation nationale », ouvre la porte à une interprétation arbitraire et à une utilisation abusive des autorités pour restreindre ou dissoudre les associations indésirables. Le projet de loi menace également la liberté d’association en interdisant la création d’associations fondées sur des motifs religieux ou ethniques, et en permettant au Premier ministère de dissoudre automatiquement toute organisation soupçonnée de terrorisme sans examen judiciaire préalable.

En somme, le projet de loi soulève de sérieuses inquiétudes quant à son impact sur la liberté d’association et le fonctionnement autonome de la société civile en Tunisie. Sa formulation vague et ses dispositions restrictives menacent de restreindre encore davantage l’espace civique et de compromettre les droits fondamentaux des citoyens tunisiens.

Le risque d’un contrôle gouvernemental accru sur les organisations de la société civile.

La réforme proposée de la loi sur les associations en Tunisie, si elle est adoptée dans sa forme actuelle, représenterait un changement significatif dans le paysage associatif tunisien. En remplaçant le décret-loi 2011-88 relatif aux associations, qui a favorisé l’émergence d’une société civile dynamique et diversifiée après la révolution de 2011, cette réforme menace de mettre fin à plus d’une décennie de travail d’organisations indépendantes. Avec plus de 24 000 organisations de la société civile enregistrées auprès des autorités tunisiennes, la menace d’un contrôle accru et de la surveillance étendue par le gouvernement sur la création, les activités, les opérations et le financement de ces organisations suscite de vives inquiétudes [3].

En outre, des critiques émanant d’organisations telles qu’Amnesty International [4] mettent en lumière le caractère discrétionnaire accordé au gouvernement pour autoriser ou refuser des financements aux associations. Cette disposition pourrait constituer une restriction disproportionnée de la liberté d’association, remettant en question le principe fondamental de la séparation des pouvoirs et l’indépendance de la société civile vis-à-vis du gouvernement.

En effet, le recours à des autorisations préalables pour les subventions étrangères pourrait compromettre gravement la capacité des organisations de la société civile à fonctionner de manière autonome et à remplir leur mission de défense des droits de l’homme et de promotion de la justice sociale.

Les enjeux cruciaux pour les groupes marginalisés en Tunisie.

La réforme proposée de la loi sur les associations en Tunisie soulève des inquiétudes légitimes quant à ses conséquences sur les groupes marginalisés de la société tunisienne. En effet, la société civile joue un rôle crucial dans la protection et la promotion des droits des minorités, des femmes, des migrants et d’autres groupes vulnérables. Cependant, cette réforme risque de compromettre gravement la capacité de la société civile à remplir efficacement ce rôle vital.

Cependant, malgré l’existence d’un arsenal juridique visant à protéger les femmes et les minorités, la réalité montre que la consécration juridique de ces droits est souvent dénuée de substance. Les mesures de protection prévues par la loi organique n°2017-58 du 11 août 2017, relative à l’élimination de la violence à l’égard des femmes en Tunisie, par exemple, peinent à être pleinement mises en œuvre par le gouvernement. De même, la situation des migrants en Tunisie reste précaire, avec une approche souvent teintée de racisme de la part des autorités, malgré l’existence Loi organique n° 2016-61 du 3 août 2016, relative à la prévention et la lutte contre la traite des personnes.

La réforme proposée pourrait donc aggraver cette situation en affaiblissant le pouvoir de contrôle et de sensibilisation de la société civile. En restreignant leur autonomie et leur capacité à agir librement, cette réforme risque de réduire l’espace de dialogue et de plaidoyer sur les questions relatives aux droits des minorités, des femmes, des migrants, ainsi que sur d’autres problématiques sociales et politiques cruciales. Au lieu d’être une cause omniprésente, les droits pourraient devenir une affaire camouflée, reléguée aux marges de la société et de l’agenda politique [5].

Conclusion : vers un avenir incertain pour la société civile tunisienne.

La proposition de réforme de la loi sur les associations en Tunisie représente un tournant crucial dans l’évolution de la société civile du pays. Au cœur de ce débat se trouve la question fondamentale de l’autonomie et de la liberté des organisations de la société civile, qui ont joué un rôle vital dans la consolidation de la démocratie et la protection des droits fondamentaux depuis la révolution de 2011.

Les conséquences de cette réforme vont bien au-delà des frontières de la société civile, elles touchent le cœur même des droits fondamentaux des citoyens tunisiens.

Cependant, les critiques acerbes et les mises en garde répétées contre cette réforme mettent en lumière les risques potentiels d’une telle initiative. En donnant au gouvernement des pouvoirs discrétionnaires étendus pour contrôler et surveiller les activités des associations, cette réforme menace de restreindre encore davantage l’espace civique en Tunisie et de compromettre les acquis démocratiques durement gagnés [6].

Plus que jamais, il est crucial que la société civile tunisienne reste vigilante et unie dans sa résistance à cette tentative de museler la voix des citoyens et de restreindre leur capacité à agir librement.

La diversité et la vitalité de la société civile tunisienne sont des atouts précieux qui doivent être protégés et préservés à tout prix.

Amir Ammar, Doctorant Chercheur en droit public, faculté de droit de Sfax [->amirammarofficiel@gmail.com]

[1Businessnews.com ; 46 associations dénoncent la révision du décret 88 : nous ne sommes pas des traîtres ! https://www.businessnews.com.tn/46-associations-denoncent-la-revision-du-decret-88--nous-ne-sommes-pas-des-traitres,520,135619,3.

[2Inkyfada.com ; Loi sur les associations : un projet qui met la société civile en péril https://inkyfada.com/fr/2023/12/13/loi-association-societe-civile-tunisie/

[3Human Rights Watch : Tunisie : il faut rejeter le projet de loi visant à démanteler la société civile.
Ce projet prévoit des restrictions arbitraires et un contrôle excessif de la part du gouvernement.

[4Amnesty International ; Tunisie. Une proposition de loi répressive à l’égard des ONG menace la société civile indépendante.

[5Media development center : Tunisie : un projet de loi risque de museler la société civile.

[6Le monde - En Tunisie, un projet de loi sur les associations inquiète la société civile.