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Contentieux de l’urbanisme : le juge d’appel est-il tenu d’examiner tous les moyens soulevés en appel ? Par Saeed Khanivalizadeh, Elève-Avocat.
Parution : vendredi 5 avril 2024
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Le Conseil d’Etat, saisi d’un second pourvoi en cassation, par une décision du 22 mars 2024 statue au fond et met un terme sur une affaire qui a duré plus de dix ans. À l’occasion de cette décision, la Haute juridiction administrative nous apporte plusieurs éléments sur le champ d’application de l’article L600-4-1 du Code de l’urbanisme.

I. Champ d’application de l’article L600-4-1 à la lumière de la jurisprudence administrative.

Il convient tout d’abord de rappeler qu’afin de renforcer la cohérence des politiques urbaines et territoriales, la loi du 13 décembre 2000 relative à la solidarité et au renouvellement urbains a créé l’article L600-4-1, ce dernier dispose que :

« Lorsqu’elle annule pour excès de pouvoir un acte intervenu en matière d’urbanisme ou en ordonne la suspension, la juridiction administrative se prononce sur l’ensemble des moyens de la requête qu’elle estime susceptibles de fonder l’annulation ou la suspension, en l’état du dossier ».

A cet égard, la Haute juridiction administrative par un arrêt rendu le 28 mai 2001, publié au recueil Lebon, a expliqué le fonctionnement de cet article à l’égard du juge d’appel :

« il appartient au juge d’appel, saisi d’un jugement par lequel un tribunal administratif a prononcé l’annulation d’un permis de construire en retenant plusieurs moyens, de se prononcer sur le bien-fondé de tous les moyens d’annulation retenus au soutien de leur décision par les premiers juges et d’apprécier si l’un au moins de ces moyens justifie la solution d’annulation ; que, dans ce cas, le juge d’appel n’a pas à examiner les autres moyens de première instance ; que dans le cas où il estime en revanche qu’aucun des moyens retenus par le tribunal administratif n’est fondé, le juge d’appel, saisi par l’effet dévolutif des autres moyens de première instance, examine ces moyens ; qu’il lui appartient de les écarter si aucun d’entre eux n’est fondé et, à l’inverse, en application des dispositions précitées de l’article L600-4-1 du Code de l’urbanisme, de se prononcer, si un ou plusieurs d’entre eux lui paraissent fondés, sur l’ensemble de ceux qu’il estime, en l’état du dossier, de nature à confirmer, par d’autres motifs, l’annulation prononcée par les premiers juges » (CE, 28 mai 2001, 218374, 218912, 229455, 229456).

Ainsi, nous constatons que le Conseil d’Etat a abordé plusieurs hypothèses, en jugeant que lorsqu’un tribunal administratif annule un permis de construire sur la base de plusieurs moyens, le juge d’appel doit examiner la validité de tous les moyens retenus :

A. S’il trouve qu’au moins l’un des moyens retenus est fondé, il peut confirmer l’annulation sans avoir à considérer les autres.

B. Si, aux yeux du juge d’appel, aucun des motifs retenus n’est fondé, ce dernier doit examiner les moyens, nouveaux ou non retenus :

Par un autre arrêt rendu le 1ᵉʳ mars 2012, publié au recueil Lebon, le Conseil d’Etat a apporté des précisions sur les différents motifs qui doivent être pris en compte par le juge d’appel.

Ainsi, la Haute juridiction administrative indique que dans le cas où le tribunal administratif annule un document d’urbanisme, le juge d’appel doit se prononcer sur les « différents motifs » d’annulation retenus par le tribunal administratif, qui sont également contestés en appel.

Le Conseil d’Etat précise que le fait que les moyens d’appel ne contestent pas tous les motifs retenus par le tribunal administratif, lequel n’entraîne pas l’irrecevabilité de la requête.

Dans cette affaire, la cour administrative d’appel a rejeté l’appel de la commune, arguant que cette dernière n’a contesté qu’une partie des motifs d’annulation retenus par le tribunal administratif, sans critiquer les autres motifs qui, aux yeux du juge d’appel, suffisaient à justifier l’annulation.

Néanmoins, le Conseil d’Etat censure ce raisonnement, en considérant que le juge d’appel est tenu d’examiner tous les moyens soulevés en appel par la commune, alors même que cette dernière n’a pas remis en cause certains des motifs retenus par les premiers juges (CE, 1er mars 2012, n° 342993).

S’agissant de l’office du juge d’appel et de l’objectif de l’article L600-4-1 du Code de l’urbanisme, le Conseil d’Etat précise par un autre arrêt que cet article vise à garantir que toutes les parties impliquées dans un contentieux de l’urbanisme soient pleinement informées des vices qui sont de nature à entacher la légalité de l’acte concerné.

C’est ainsi que les juges du Palais-Royal ont annulé, en l’espèce, l’arrêt du juge d’appel, dès lors que ce dernier n’a pas examiné le moyen d’annulation retenu par les premiers juges, ni tous les autres moyens de première instance (CE, 26 avril 2018, n° 412942).

II. Apports de la décision du 22 mars 2024 à l’égard de l’office du juge administratif.

Après avoir rendu plusieurs décisions à l’égard de l’office du juge d’appel en matière d’autorisation d’urbanisme dont le sens n’est pas conforme au principe de l’économie des moyens, la Haute juridiction a rendu le 22 mars 2024 une autre décision apportant les détails sur l’applicabilité de l’article L600-4-1 du Code de l’urbanisme.

Dans cette affaire, une société avait demandé au Tribunal administratif de Bastia d’annuler l’arrêté du 4 octobre 2013, par lequel le maire avait refusé de lui délivrer un permis de construire. Dès lors, le tribunal administratif a annulé cet arrêté par un jugement du 1ᵉʳ octobre 2015, alors que par un arrêté du 11 décembre 2015 le maire a encore une fois refusé de délivrer le permis de construire. Toutefois, le tribunal administratif, par un jugement du 18 janvier 2018, a annulé l’arrêté du maire.

Ensuite, la Cour administrative d’appel de Marseille, par un arrêt du 8 juillet 2019, a rejeté l’appel de la commune. À la suite de cet arrêt, le Conseil d’Etat par une décision du 3 février 2021 (CE, 3 février 2021, n° 434335), a annulé cet arrêt et a renvoyé l’affaire à la Cour administrative d’appel de Marseille. Par un arrêt du 11 mars 2022 (CAA de Marseille, 11 mars 2022, n° 21MA00676), la cour administrative d’appel de Marseille a annulé le jugement du 18 janvier 2018 du tribunal administratif ayant annulé l’arrêté du maire.

C’est dans ce contexte que les juges du Palais-Royal, confirmant l’appréciation du tribunal administratif ayant jugé les cinq motifs de l’arrêté comme illégaux, considère que chacun de ces motifs était entaché d’illégalité.

Au regard de cette décision, nous constatons que ses apports sont constitués de deux volets : le premier portant sur le juge du premier degré et deuxième sur le juge d’appel.

1) S’agissant du juge du premier degré :

2) S’agissant du juge d’appel :

En l’espèce, le Conseil d’Etat affirme, d’une part, le raisonnement du juge d’appel dans la mesure où ce dernier a confirmé le jugement, ainsi que le refus de délivrer un permis de construire pour le seul motif de non-conformité aux dispositions légales, sans examiner les autres motifs.

D’autre part, la Haute juridiction administrative précise que la cour administrative d’appel a commis une erreur de droit. Effectivement, le juge d’appel a considéré que le maire avait légalement refusé ledit permis de construire, arguant que le projet violait les règles d’urbanisation en zone de montagne. En revanche, ce refus a été prononcé après l’annulation d’une première décision de refus du 4 octobre 2013, prononcée par le tribunal administratif, tandis que conformément à l’article L600-2 du Code de l’urbanisme, les nouvelles dispositions d’urbanisme adoptées après le premier refus ne sauraient s’appliquer.

« Lorsqu’un refus opposé à une demande d’autorisation d’occuper ou d’utiliser le sol ou l’opposition à une déclaration de travaux régie par le présent code a fait l’objet d’une annulation juridictionnelle, la demande d’autorisation ou la déclaration confirmée par l’intéressé ne peut faire l’objet d’un nouveau refus ou être assortie de prescriptions spéciales sur le fondement de dispositions d’urbanisme intervenues postérieurement à la date d’intervention de la décision annulée sous réserve que l’annulation soit devenue définitive et que la confirmation de la demande ou de la déclaration soit effectuée dans les six mois suivant la notification de l’annulation au pétitionnaire ».

Or, le Conseil d’Etat a annulé l’arrêt du 11 mars 2022 de la Cour administrative d’appel de Marseille et enjoint au maire de réexaminer la demande de permis de construire.

« Une décision rejetant une demande d’autorisation d’urbanisme pour plusieurs motifs ne peut être annulée par le juge de l’excès de pouvoir à raison de son illégalité interne, réserve faite du détournement de pouvoir, que si chacun des motifs qui pourraient suffire à la justifier sont entachés d’illégalité. En outre, en application de l’article L600-4-1 du Code de l’urbanisme, le tribunal administratif saisi doit, lorsqu’il annule une telle décision de refus, se prononcer sur l’ensemble des moyens de la demande qu’il estime susceptibles de fonder cette annulation, qu’ils portent d’ailleurs sur la légalité externe ou sur la légalité interne de la décision. En revanche, lorsqu’il juge que l’un ou certains seulement des motifs de la décision de refus en litige sont de nature à la justifier légalement, le tribunal administratif peut rejeter la demande tendant à son annulation sans être tenu de se prononcer sur les moyens de cette demande qui ne se rapportent pas à la légalité de ces motifs de refus.

Saisi d’un jugement ayant annulé une décision refusant une autorisation d’urbanisme, il appartient au juge d’appel, pour confirmer cette annulation, de se prononcer sur les différents motifs d’annulation que les premiers juges ont retenus, dès lors que ceux-ci sont contestés devant lui. En revanche, si le juge d’appel estime qu’un des motifs de la décision de refus litigieuse est fondé et que l’administration aurait pris la même décision si elle avait retenu ce seul motif, il peut, sans méconnaître les dispositions citées au point 2, rejeter la demande d’annulation de cette décision et infirmer en conséquence le jugement attaqué devant lui, sans être tenu de statuer sur la légalité des autres motifs retenus par l’autorité administrative et sur lesquels les premiers juges se sont prononcés » (CE, 22 mars 2024, n° 463970).

Saeed Khanivalizadeh Elève-avocat