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Aléa et vente en viager : à la recherche de l’équilibre, par Isaac Loubaton, Avocat
Parution : mercredi 9 juin 2010
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A l’heure où le système des retraites montre ses limites, certains se tournent vers d’autres moyens de conserver un certain niveau de vie : le viager peut être une solution. Cet instrument qui n’est pas toujours adapté est à manier avec précaution. Il ne s’agit pas ici d’en étudier l’opportunité mais simplement d’en rappeler les règles essentielles énoncées par les textes et rappelées par la jurisprudence.

Le contrat de vente d’un immeuble en viager permet à une personne âgée n’ayant pas d’héritier de vendre son bien afin de se procurer un revenu et éventuellement un droit de jouissance sur ce bien jusqu’à son décès.

Le prix de vente est composé d’une partie que l’on appelle le " bouquet " que le vendeur perçoit dès la signature et d’une autre partie que l’on appelle la rente qu’il percevra mensuellement jusqu’à son décès.

Cette rente est calculée à partir de tables qui prennent en compte l’âge du vendeur.

La vente en viager est régie par les articles 1968 et suivants du Code civil.

Selon l’article 1974 " tout contrat de rente viagère créé sur la tête d’une personne qui était morte au jour du décès ne produit aucun effet. "

Il en est de même selon l’article 1975 du Code civil, du contrat par lequel la rente a été créée " sur la tête d’une personne atteinte de la maladie dont elle est décédée dans les 20 jours de la date du contrat ".

Selon la jurisprudence, cet article n’exige ni que la mort imminente du crédirentier ait été prévue par son cocontractant ni même que l’existence de la maladie ait été connue ; il suffit que le crédirentier soit décédé d’une maladie qui avait déjà attaqué son organisme lors du contrat, même si rien à cette date ne permettait de penser qu’il était menacé d’une fin prochaine.

Il a à cet égard été jugé que lorsque le crédirentier est décédé d’une manière brutale, imprévue et imprévisible d’un iuctus apoplectique (hémorragie cérébrale), son état latent d’artério-sclérose ne peut être considéré comme la maladie visée par l’article 1975.

Un décès au delà des 20 jours peut néanmoins entraîner la nullité de la vente pour absence d’aléa, lorsque l’acheteur, familier du vendeur, n’ignorait pas, le jour de la conclusion de la vente, que le décès du vendeur était imminent.

L’article 1976 du Code civil dispose par ailleurs que " la rente viagère peut être constituée au taux qu’il plait aux parties contractantes de fixer. "

La vente en viager suppose cependant un aléa sur le prix final de vente qui, par définition, va dépendre de la durée de vie du propriétaire.

Ce type de vente génère un contentieux qui porte souvent sur la vileté du prix et donc sur l’absence d’aléa pour l’acheteur.

Les héritiers, invoquant l’insuffisance de la rente, voudront solliciter la nullité de la vente pour ces motifs.

Selon la jurisprudence :

- « pour apprécier la vileté du prix, il convient de comparer les revenus de la propriété et des intérêts du capital qu’elle représente avec la valeur des prestations fournies (prestations correspondant à un prix en partie payable comptant, le solde étant converti en rente viagère, avec réserve d’un droit d’usage et d’habitation au profit du vendeur) » (Cass. Civ. 1ère 4 juill. 1995, Bull. civ. I n° 304).

- « lorsque le vendeur s’est réservé la jouissance du bien vendu, l’appréciation de l’aléa et du caractère sérieux du prix se fait par comparaison entre le montant de la rente et l’intérêt que procurerait le capital représenté par la propriété grevée de cette réserve » (Civ. 3ème 16 juillet 1998, Bull. civ. III, n° 369).

- « la vente peut être validée comme ayant été consentie moyennant un prix sérieux sans qu’il y ait lieu de comparer la rente et les revenus du bien dès lors que l’acquéreur payait une partie du prix au comptant et était totalement privé de la jouissance du logement acquis par suite d’une réserve du droit d’usage par le vendeur ». (Cass. 3ème civ. 20 avril 1982, Demarge c/ Duru, CA Colmar 4 juin 1985, RJ Alsace Lorraine, oct. 1985, p. 243).

Récemment, la Cour de cassation (arrêt du 13 novembre 2008) a considéré que le grand âge du crédirentier (vendeur) ne supprimait pas à lui seul le caractère aléatoire d’une vente consentie contre le versement d’une rente viagère.

Dans cette affaire le vendeur, alors âgé de 93 ans, avait vendu, par acte du 29 juin 2000, un bien immobilier moyennant le versement d’un capital de 1.000.000 francs et d’une rente viagère d’un montant annuel de 144.000 francs, l’acte précisant que les acquéreurs n’auraient la jouissance du bien qu’au décès du crédirentier. Après ce décès, survenu le 13 octobre 2001, ses héritiers, invoquant l’insuffisance de la rente, ont assigné les acheteurs en nullité de la vente pour vileté du prix et absence d’aléa.

Déboutés de leur demande, les héritiers ont fait valoir devant la Cour de cassation les deux moyens suivants :

" 1°/ qu’en se bornant à énoncer que la rente contractuellement prévue correspond à une rémunération annuelle de plus de 13,50 % du capital représenté par la propriété grevé de la réserve de jouissance, ce qu’aucun placement ne permet d’obtenir, pour en déduire que le prix de vente n’est pas dérisoire, sans répondre au chef péremptoire des conclusions des consorts X... qui faisaient valoir que pour apprécier le caractère sérieux du prix, il convenait également de tenir compte de l’âge du crédirentier, de son espérance de vie, et, partant, de la durée pendant laquelle la rente annuelle pouvait, raisonnablement, être due, et qu’en l’espèce, cette somme était dérisoire, puisque le vendeur était âgé de 93 ans au jour de la vente, la cour d’appel a violé l’article 455 du code de procédure civile ;

2°/ qu’en se bornant à énoncer que la rente contractuellement prévue correspond à une rémunération annuelle de plus de 13,50 % du capital représenté par la propriété grevée de la réserve de jouissance, ce qu’aucun placement ne permet d’obtenir, pour en déduire que le prix de vente n’est pas dérisoire, sans rechercher, comme elle y était pourtant invitée par les conclusions d’appel des consorts X..., si, indépendamment du point de savoir si le montant de la rente annuelle correspondait, en théorie, à une rémunération annuelle satisfaisante, l’absence d’aléa de la vente ne résultait pas du fait que, pour atteindre la valeur vénale du bien immobilier, soit la somme de 161 291,06 euros, après déduction du droit d’usage et du bouquet, la rente annuelle de 21 952,66 euros aurait dû être versée pendant plus de sept ans, soit une durée excédant l’espérance de vie du vendeur, âgé de 93 ans au moment de la vente, la cour d’appel a privé sa décision de base légale au regard des articles 1591, 1694 et 1976 du code civil. "

Ces arguments ont été rejetés au motif que le grand âge du crédirentier ne supprimait pas à lui seul le caractère aléatoire d’une vente consentie contre le versement d’une rente viagère.

Il n’est pas inintéressant de rapprocher cette affaire de celle jugée le 9 décembre 2008 par la Cour d’appel d’Aix en Provence.

La demande d’annulation s’articulait autour de deux arguments : le défaut d’aléa résultant de l’état de santé du crédirentier et de l’insuffisance du taux de la rente.

La Cour écarte le premier moyen au motif que " le décès du crédirentier n’étant intervenu que près de quatre ans plus tard les acheteurs ne pouvaient être persuadés de son caractère imminent et dès lors, il ne peut être considéré que le contrat de rente viagère était dépourvu de tout aléa du fait de la gravité de l’état de santé du crédirentier. "

En revanche, sur le défaut d’aléa résultant de l’insuffisance du taux de la rente, la Cour relève que près de deux ans après la signature du contrat prévoyant une rente viagère d’un montant mensuel de 7 000 francs, le bien immobilier constituant le capital de la SCI procurait à celle-ci un revenu de près du triple de cette somme.

Le fait que les arrérages de la rente se trouvaient largement inférieurs aux revenus générés par l’immeuble, ce que les débirentiers ne pouvaient ignorer au jour de l’acte de cession, entraîne selon la Cour, la disparition de tout aléa puisqu’ils étaient certains d’obtenir un bénéfice immédiat très au delà de l’espérance de vie du crédirentier.

La Cour de cassation exige des juges du fond qu’ils recherchent si le prix de l’ensemble des conditions de la vente était vil et si la conversion d’une partie du prix en rente viagère était conforme aux règles usuelles en la matière.

Elle a ainsi approuvé une Cour d’appel, ayant constaté que la valeur vénale de l’immeuble, fixée dans l’acte à 2.200.000 F, s’élevait en réalité à 4.860.000 F, et que la rente, calculée en tenant compte de l’âge des deux crédirentiers, de la réserve du droit de jouissance et de la charge des grosses réparations, excédait de plus du double celle prévue, qui avait retenu que le montant de la rente était dérisoire et que la vente était dépourvue d’aléa, le débirentier étant certain d’obtenir un bénéfice très au delà de la durée d’espérance de vie des crédirentiers (Cass. civ. 12 juin 1996).

Isaac LOUBATON

Avocat au Barreau de Paris

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