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Le Conseil constitutionnel et la dissimulation du visage dans l’espace public. Par Altide Canton-Fourrat
Parution : mardi 4 janvier 2011
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La loi 2010-1192 du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public dont le but avoué est la prohibition du port du voile intégral est porteuse d’une contradiction latente. Elle vise à interdire l’exercice d’un droit fondamental, la liberté de conscience, procédant ainsi à une érosion directe du principe de laïcité, vue de la protection de la sécurité juridique. Par sa décision du 7 octobre 2010 (DC 2010-613), le Conseil constitutionnel tente de circonscrire le débat, prévenant ainsi toute dérive.

Il a pris le parti de la conformité du texte à la Constitution en rappelant la nécessité de concilier la protection de l’ordre public avec l’exercice d’un droit fondamental, la liberté de conscience. Il émet, par ailleurs, une réserve d’interprétation quant aux restrictions induites de l’application de la loi sur la liberté de religion. Consacrée à l’article 10 de la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789, reprise dans le Préambule de la Constitution de 1946, la liberté de religion est protégée par l’article 1er de la Constitution du 4 octobre 1958 qui institue la laïcité comme l’un des principes fondateurs de la République française. La laïcité garantit la liberté de religion et le principe de non discrimination. Elle permet de concilier la liberté de conscience avec la neutralité de l’Etat.

Contrairement aux principes de liberté de religion et d’égalité en matière religieuse dont l’étendue et les limites peuvent être précisées par les juges, le contenu de la laïcité reste plus dépendant des situations nationales et notamment de la distinction entre public et privé et entre les différentes conceptions de l’Etat et de la démocratie. Ainsi, dans une société démocratique, toute restriction aux droits fondamentaux notamment le droit au respect de la liberté de pensée, de conscience et de religion ou la liberté de circulation doit être prévue par la loi et constituer une mesure nécessaire à la sécurité publique.

En ce sens, la loi doit être de portée générale, égale pour tous, et ne pas viser de situations particulières. Le recours à une loi d’exception peut être, a contrario, motivé par la protection de l’ordre public qui serait à la fois la finalité et la justification d’une atteinte à l’un des principes fondamentaux. Préalablement à l’élaboration de la loi, le législateur a requis l’avis de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) et celui du Conseil d’Etat (CE).
Le Conseil constitutionnel a reconnu une légitimité circonscrite à la loi en rappelant la nécessité d’évaluer la situation de la limitation du port du voile intégral, en ce qu’il concerne l’exercice de la liberté de conscience, au regard de la protection de l’ordre public (I). La validité du texte est, en outre, conditionnée, sous réserves, à l’absence d’une atteinte excessive à la liberté de conscience (II).

I – LA LEGITIMITE CIRCONSCRITE DU PORT DU VOILE INTEGRAL :

Pour certaines femmes de confession musulmane, le port du voile véhicule l’expression de la manifestation de leur liberté de conscience, l’une des composantes de la liberté de pensée qui est un droit fondamental . Le législateur s’est encadré d’un régime adapté à la gestion pluraliste du port de signes religieux ou, de façon plus générale, la dissimulation du visage dans les lieux publics, complété par de nombreuses décisions jurisprudentielles.

A – UN REGIME JURIDIQUE PLURALISTE DU PORT DE SIGNES.

La France est une république laïque qui assure l’égal exercice des droits et libertés à chaque individu , où chaque homme est assuré qu’il « ne peut être lésé dans son travail en raison de ses origines, ses opinions ou ses croyances » . La laïcité est ici le corollaire du principe d’égalité qui interdit aux collectivités publiques de se prévaloir de l’origine, de l’opinion ou des pensées d’un homme pour fonder toute discrimination. A contrario, aucun membre de la société n’est autorisé à se prévaloir de ses croyances religieuses pour s’affranchir du respect de la vie en société.

L’application de ces principes est imprégnée de références jurisprudentielles . Ainsi, à propos du port de voile au sein des établissements scolaires, le Conseil d’Etat a jugé que les manifestations ostentatoire et revendicative de la religion étaient incompatibles avec principe de laïcité.

De même, l’obligation d’apparaître sur les photographies d’identité tête nue doit être respectée , estimant que les dispositions de la loi attaquées, visant à limiter les risques de falsification et d’usurpation d’identité, n’étaient pas disproportionnées au regard de l’objectif à atteindre.

L’article L.141-5-1, introduit dans le Code de l’Education par la loi 2004-228 du 15 mars 2004, interdit tout port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse.

Toutefois, le Conseil d’Etat opine en faveur de la tolérance des signes religieux discrets. La Cour européenne des droits de l’homme a adopté une position similaire. Le Code Général des Collectivités Territoriales (L.2212-2 pour le maire et L. 2215-1 pour le Préfet) permet, dans les circonstances locales particulières dûment justifiées et sous réserve que la mesure soit proportionnée à ces risques, d’interdire la dissimulation volontaire du visage dans certains lieux publics exposés à des risques avérés pour la sécurité publique. Par ailleurs, le décret du 19 juin 2009 interdit la dissimulation du visage au sein et aux abords immédiats d’une manifestation.

Les circonstances de lieu et temps a justifié jusqu’alors le recours à des mesures appropriées. La loi nouvelle qui a souhaité établir un régime général n’apporte qu’une solution ponctuelle. D’ailleurs, comme le précise le Conseil d’Etat, aucune démocratie moderne n’a pu légiférer sur l’interdiction générale du port du voile intégral .

Le port du voile intégral, fût-il un accessoire nécessaire à la manifestation de la liberté de conscience, peut être limité par des impératifs liés à la protection de l’ordre public. Une telle appréciation déplacerait le débat de la protection d’une liberté publique vers la protection de la sécurité publique, confrontant ainsi la liberté de conscience aux impératifs de l’ordre public. Une telle appréhension du problème introduirait une confusion entre le port du voile intégral à des fins confessionnelles islamiques et le risque d’atteinte à la sécurité publique. Elle aurait pour conséquences d’assimiler les femmes portant le voile, de façon contrainte ou volontaire, au facteur de risque pour la sécurité juridique.

B – LES RESERVES DE LA CNCDH et DU CONSEIL D’ETAT

L’un des buts de la loi est de prévenir une atteinte à la dignité des femmes victimes de « contrainte sociale » ou de libérer ces dernières de cette forme d’oppression qu’est l’invisibilité subie du fait du port du voile intégral. Le remède pourrait être pire que le mal dès lors que ces femmes, victimes de telles pratiques, interdites par la loi de circuler dans les espaces publics, n’auraient d’autre solution que de rester recluses, à la merci de leur bourreau.

Pour prévenir ce risque, les avis de la CNCDH et du CE offrent des solutions qui, au regard des principes républicains, écarteraient tout jugement de valeur quant à la protection des droits fondamentaux de ces quelque 1.900 femmes qui revendiquent le port du voile intégral.

Les deux institutions se sont déclarées réservées quant au vote d’une loi visant l’interdiction générale du port du voile intégral.

La CNCDH a conseillé de « faire preuve de pédagogie afin de permettre à tous de mieux comprendre les religions et la laïcité en tant que faits historiques et faits sociaux et de poser les bases d’un vivre ensemble ».

S’appuyant sur les dispositifs juridiques existant, le Conseil d’Etat a démontré qu’une interdiction générale s’avèrerait juridiquement fragile. Voulant limiter les dérives et éviter toute stigmatisation d’une religion, le Conseil d’Etat est resté fidèle à sa jurisprudence relative à l’ordre public, plaçant le débat dans l’espace public tout en le cantonnant aux établissements publics qui offrent un lieu susceptible de mesurer, sans abus, une interdiction proportionnelle au respect du principe de neutralité. Il a opté pour placer le débat dans le cadre de l’utilisation par l’autorité publique de ses pouvoirs de police donc dans le débat concernant l’affrontement de la liberté de religion avec la sécurité publique, repoussant ainsi toute interdiction générale et absolue. Une attitude contraire reviendrait à sanctionner un signe confinant à l’exercice d’une liberté religieuse, ce qui serait contraire aux dispositions de l’article 10 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen.

La protection des droits fondamentaux dans une société démocratique ne peut se satisfaire d’une interdiction générale et absolue. La liberté de conscience est protégée par la laïcité qui garantit le pluralisme religieux.

Dans cet esprit, le Conseil constitutionnel a choisi de conditionner l’interdiction du port du voile à des fins religieuses au respect du principe de proportionnalité, à une interprétation stricte quant au respect des lieux de culte, mettant ainsi à la charge de l’Etat l’obligation de garantir l’exercice de la liberté religieuse

II – LE RESPECT DE LA LIBERTE DE RELIGION, CONDITION DERTERMINANT DE L’INTERDICTION DU VOILE INTEGRAL.

Outre la méconnaissance des exigences minimales de la vie en société, la dissimulation totale du visage par le port du voile par une catégorie de femmes musulmanes est une pratique qui, sans favoriser la situation des intéressées, peut, dans certaines circonstances, constituer un danger pour la sécurité publique. Sans ignorer l’existence de règles dédiées à des situations ponctuelles, le législateur pose les conditions d’une interdiction générale à laquelle le Conseil constitutionnel assigne des limites.

A – LES CONSEQUENCES DE L’INTERDICTION DU PORT DU VOILE INTEGRAL.

L’article 2 de la loi précise l’étendu de l’espace public qui est constitué des voies publiques ainsi que des lieux ouverts au public ou affectés à un service public. Cette définition complète le droit positif régissant le port du voile dans les établissements publics et, de façon plus générale, la dissimulation du visage lors d’une manifestation, volontairement ou sous la contrainte .
La méconnaissance d’une telle interdiction est passible d’une amende légère et ou d’une obligation de stage de citoyenneté, pour les contrevenantes. De lourdes sanctions sont prévues pour les personnes incitant ou contraignant ces femmes à cette pratique. Ainsi, une distinction tacite semble est faite entre les femmes qui portent volontairement le voile et celles qui le subissent.

Le Conseil constitutionnel a estimé qu’infliger une amende de 150 € aux contrevenantes qui correspond à une contravention de deuxième classe à laquelle pourrait s’ajouter l’obligation d’effectuer un stage de citoyenneté permettraient d’assurer l’équilibre entre la sauvegarde de l’ordre public et la garantie des droits fondamentaux de ces femmes. Par ailleurs, la légèrement de la peine assortie ou non de l’obligation d’effectuer un stage de citoyenneté semble correspondre, de façon timide, aux préconisations de la CNDCH. Aucune atteinte disproportionnée n’est ici décelée.

Cependant, le Conseil constitutionnel a entouré la validité de la loi d’une réserve d’interprétation en vue de prévenir toute intrusion démesurée, aux fins de protection de la sécurité publique, dans la liberté de culte des femmes porteuses du voile intégral.

B – L’EXERCICE DE LA LIBERTE DE CONSCIENCE, ELEMENT DE LA PROTECTION DE L’ORDRE PUBLIC.

Le libre exercice de la liberté de conscience n’exclut pas des restrictions dès lors qu’elles sont nécessitées par la protection de l’ordre public. L’interdiction de dissimuler son visage dans l’espace public justifiée par la protection de la sécurité publique est donc conforme à la Constitution. Toutefois, le port du voile intégral, sinon obligatoire du nécessaire à l’exercice de la liberté de religion, dans les lieux réservés à la pratique des cultes, ne peut être interdit qu’en cas de stricte nécessité. Une évaluation des exigences de la sauvegarde de la sécurité public au regard de la protection des droits fondamentaux de ces femmes a-t-elle été effectuée !

Se fondant sur les dispositions des articles 4 et 5 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, le Conseil constitutionnel a estimé que pour les articles 1 à 3 de la loi, la conciliation n’est pas manifestement disproportionnée, eu égard aux objectifs que le législateur s’est assigné et à la nature de la sanction instituée en cas de méconnaissance de la règle fixée par lui (cons. 5). Toutefois, il estime que l’interdiction de dissimuler son visage dans l’espace public ne peut s’appliquer dans les lieux de culte ouverts au public car sinon l’atteinte à l’article 10 de la Déclaration de 1789 relative à la liberté religieuse serait excessive. Il émet ainsi une réserve d’interprétation sur ce point. Le Conseil s’est inquiété quant aux conséquences de l’application de la loi dans les lieux de culte .

Préalablement, le Conseil d’Etat avait attiré l’attention du législateur sur la difficulté qu’induirait l’interdiction du port du voile dans les lieux de cultes . La mise en application d’une telle mesure dans les lieux de culte engendrerait des troubles qui nuiraient gravement à l’ordre et aurait pour conséquence de rendre le remède plus nocif que le mal. On doit veiller dans l’application de la loi à faire une nécessaire conciliation entre l’exercice d’un droit fondamental et la protection de la sécurité juridique.

Cette aventure législative constitue-t-elle une avancée ou une régression pour les droits des femmes qui, imperceptiblement, à chaque avancée, telle une peau de chagrin, s’amenuisent d’autant ! Au-delà de la liberté religieuse qu’en est-il du choix laissé aux femmes de se vêtir selon leur bon vouloir et de circuler en toute liberté ?

L’évolution des principes fondamentaux n’est-elle pas corrompue par le tout sécuritaire qui attise nos peurs, favorisant, par ses exactions l’érosion de la laïcité, rempart de la neutralité de l’Etat ! Une loi de plus à la recherche d’un hypothétique équilibre sociologique !

Altide Canton-Fourrat

altide.canton-fourrat chez orange.fr