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Prescription des arriérés de créances périodiques résultant d’un jugement (pension alimentaire, indemnité d’occupation, intérêts sur titre exécutoire ...). Par Damien L’Hote, Avocat
Parution : lundi 28 mars 2011
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Depuis un célèbre arrêt de l’Assemblée Plénière de la Cour de cassation en date du 10 juin 2005, on pensait que la question était définitivement tranchée : pour le calcul d’un arriéré de pension alimentaire ou d’un arriéré d’indemnité d’occupation ou encore d’un arriéré d’intérêts sur titre exécutoire, il n’est pas possible de remonter à plus de 5 ans ...

Mais la loi du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en matière civile semble avoir changé la donne : ce ne serait plus 5 ans, mais 10 ans.

I. Les données du problème

La question qui est posée est celle du délai de prescription applicable pour le calcul d’un arriéré d’une créance périodique résultant d’un jugement de condamnation.

Dans un souci pédagogique à l’usage du plus grand nombre, je me propose d’abord de rappeler certaines notions juridiques et les enjeux qui en résultent.

- D’abord, qu’est-ce que la prescription ?

La prescription est un mécanisme juridique qui consiste à faire jouer un rôle à l’écoulement du temps dans la disparition ou dans l’acquisition d’un droit.

Imaginons que l’arrière petit-fils d’un commerçant a retrouvé une reconnaissance de dettes que votre ancêtre avait signé en 1926 et qu’il prétende que la somme n’a jamais été remboursée, de sorte qu’avec les intérêts vous lui devez aujourd’hui une somme exorbitante ...

Il est facile de comprendre l’intérêt de la prescription : le temps efface le droit de celui qui s’est abstenu de l’exercer afin d’assurer un minimum de tranquillité et de paix sociale.

- Comment est déterminé le délai à l’issue duquel la prescription produit son effet ?

Les différents codes et textes de loi ont posé des délais variables, selon la nature des droits en cause.

Par exemple, dans le Code civil de 1804, ces délais variaient entre 6 mois (action des hôteliers et traiteurs pour le paiement du logement et de la nourriture qu’ils fournissent) à 30 ans (prescription de la propriété d’un bien immobilier).

Toutefois, comme il n’est pas possible d’imaginer toutes les situations, le Code civil avait posé le principe d’un délai de prescription de droit commun de 30 ans (ancien article 2262 du Code civil), applicable par défaut lorsque la loi est muette.

- Qu’est-ce qu’une "créance périodique" et quel est le délai de prescription applicable dans ce cas ?

Une créance est une somme d’argent due par une personne à une autre. Elle peut se présenter sous la forme d’une somme fixe payable en une seule fois (par exemple, le prix d’un bien acheté), ou d’une somme fixe payable en plusieurs échéances (par exemple, un prêt).

Mais parfois la somme totale qui est due n’est pas fixe et immédiate, car elle doit être versée de manière régulière et correspondre à une période de temps déterminée (un mois, un an).

Par exemple, le paiement d’un salaire doit avoir lieu tous les mois en contrepartie du travail accompli par le salarié sur le mois correspondant.

Le paiement d’un loyer doit avoir lieu régulièrement (généralement, tous les mois ou tous les ans) en contrepartie de l’usage du bien loué pendant la période considérée.

Il en va de même pour le paiement d’une indemnité d’occupation.

Le paiement d’une pension alimentaire par un parent est également payable tous les mois pour assurer à l’autre parent une contribution aux dépenses courantes de l’enfant pendant cette période d’un mois.

On peut aussi citer le paiement des intérêts mensuels (ou annuels) sur une somme d’argent, qui est la contrepartie du prêt et de l’absence de remboursement du capital sur la période considérée.

Ce sont toutes ces créances qui sont dites "périodiques" et, depuis des temps immémoriaux (selon certains, cela remonterait à une ordonnance de Louis XII en 1510), elles sont soumises à un délai de prescription de 5 ans (ancien article 2277 du Code civil, avant la réforme de 2008).

- Qu’est-ce qu’une "créance périodique résultant d’un jugement" et quel est le problème spécifique de ces créances en matière de prescription ?

Lorsque vous êtes locataire d’un appartement, vous avez conclu un contrat avec le bailleur et c’est en vertu de ce contrat que vous devez payer les loyers.

Mais si vous cessez de régler vos loyers, le bailleur entamera une action en justice afin de faire résilier le bail, de demander votre expulsion et de demander votre condamnation au paiement d’une indemnité d’occupation pour toute la période comprise entre la date du jugement et votre départ effectif du logement.

Le loyer est basé sur le contrat, l’indemnité d’occupation est basée sur le jugement (car après résiliation du bail, vous n’êtes plus locataire, mais occupant sans droit, ni titre). Les deux créances sont des créances périodiques, puisqu’elles sont dues à chaque échéance mensuelle pour un mois d’occupation du logement.

S’agissant de la pension alimentaire, son principe et son montant ne peuvent être déterminés que par une décision de justice. Elle constitue donc, par principe, une créance périodique résultant d’un jugement.

Au contraire, le salaire résulte d’un contrat de travail. Il est donc, en principe, une créance périodique ordinaire. Et si un salarié demande à un juge prud’homal de condamner l’employeur à un arriéré de salaire, c’est pour la période antérieure. Il serait très exceptionnel qu’une décision prud’homale condamne un employeur à payer tel salaire ou complément de salaire pour l’avenir. Mais, dans ce cas exceptionnel, le salaire ou complément de salaire, payable chaque mois après le jugement, pourrait être considéré comme une créance périodique résultant d’un jugement.

Enfin, les intérêts mensuels dus sur une somme d’argent (prêt, cautionnement, indemnisation de préjudice, etc.) peuvent résulter d’un contrat ou résulter d’un jugement, voire résulter d’un contrat au départ, puis être constatés par jugement ...

La différence entre une créance périodique ordinaire et une créance périodique résultant d’un jugement, c’est que la seconde ... résulte d’un jugement.

Cette particularité a-t-elle des conséquences sur le délai de prescription applicable ?

D’une manière générale, une créance soumise, de par sa nature, à un délai de prescription particulier (6 mois pour le prix de nuitées dans un hôtel, 10 ans pour une créance commerciale, 2 ans pour les honoraires d’un avocat ... ou 5 ans pour une créance périodique) reste-t-elle soumise au même délai lorsqu’elle est constatée ou ordonnée par une décision de justice ou bénéficie-t-elle d’un délai spécifique ?

II. La position de la Cour de cassation avant la loi de 2008

- Dans un premier temps (depuis 1852), la Cour de cassation avait décidé que, lorsqu’un jugement prononce une condamnation, la créance prend une nature différente et doit en conséquence être soumise à la prescription de droit commun, soit 30 ans.

En effet, avant jugement, la dette que vous avez envers l’hôtelier résulte du contrat (implicite ou écrit) que vous avez conclu avec lui pour bénéficier d’une chambre d’hôtel, mais après jugement, la dette résulte de la décision de justice ...

La Cour de cassation estimait que l’on ne pouvait pas traiter de la même manière les deux dettes au motif qu’elles sont issues du même contrat. Elle a alors appliqué le principe dit de "l’interversion de la prescription" : le jugement de condamnation a pour effet d’intervertir (substituer) la prescription de droit commun (30 ans) à la prescription initiale liée à la nature de la créance (6 mois pour l’hôtelier).

- Cette position, appliquée pendant des années, a paru parfois insatisfaisante à certaines juridictions, qui ont commencé à retenir des solutions divergentes, notamment dans le cas des créances périodiques résultant d’un jugement.

Par exemple, un jugement de divorce de 1982 condamne l’ex-mari à payer une pension alimentaire de 1000 francs (152,45 euros) par mois pour l’entretien de l’enfant commun, révisable chaque année par application d’un indice INSEE. Le père paie régulièrement la pension, mais il oublie d’appliquer l’indice de révision. La mère ne demande pas pendant 29 ans l’application de cette révision. Puis soudain, elle réclame les arriérés sur 29 ans ... On peut se dire que, même si la pension résulte d’un jugement, elle a pour but d’assurer l’entretien courant de l’enfant et que, si la mère a pu se passer de l’augmentation pendant 29 ans, il est excessif d’imposer au père de verser une somme qui ne serait plus une participation à l’entretien de l’enfant, mais un capital ... Sur la base de ce constat, certains juges se sont rappelés que l’article 2277 du Code civil a prévu, pour les créances périodiques, une prescription de 5 ans. Mais l’application de ce texte était en principe exclu, depuis la jurisprudence de 1852, puisque la créance résulte d’une décision de justice ...

Des décisions contradictoires ont été alors rendues, certaines maintenant une application ferme de la prescription trentenaire, et d’autres s’orientant vers la prescription quinquennale.

- C’est dans ce contexte que l’Assemblée plénière de la Cour de cassation a été saisie de la question.

Dans l’affaire soumise à l’Assemblée Plénière, il s’agissait de personnes qui occupaient sans droit, ni titre un logement de l’OPAC de Paris (squatters) et qui avaient été condamnées à être expulsées, ainsi qu’au paiement d’une indemnité d’occupation depuis la date du jugement jusqu’à la date de leur départ effectif des lieux. Le problème, c’est que le jugement datait de 1993 et que l’OPAC avait attendu 2001 pour demander le paiement de l’indemnité d’occupation. Pouvait-elle réclamer depuis 1993 ou seulement sur les 5 dernières années, soit depuis 1996 seulement ?

L’Assemblée Plénière avait décidé alors, dans un arrêt du 10 juin 2005, que " si le créancier peut poursuivre pendant trente ans l’exécution d’un jugement condamnant au paiement d’une somme payable à termes périodiques, il ne peut, en vertu de l’article 2277 du Code civil, applicable en raison de la nature de la créance, obtenir le recouvrement des arriérés échus plus de 5 ans avant la date de sa demande ".

Autrement dit, l’OPAC pouvait poursuivre l’exécution du jugement pendant 30 ans (jusqu’en 2023), mais il ne pouvait réclamer des arriérés que sur les 5 dernières années à compter de la date de sa demande (depuis 1996, et non depuis 1993).

Le motif retenu, pour l’application de la prescription quinquennale, était qu’il fallait tenir compte de "la nature de la créance", en plus du fait que la créance résulte d’une décision de justice.

Ainsi, depuis 2005, le principe était clairement posé pour les créances périodiques résultant d’un jugement de condamnation : c’est la prescription de 5 ans qui était applicable.

La question s’est posée aussi pour les créances non périodiques résultant d’un jugement et des décisions contradictoires ont été rendues. Par exemple, pour les créances commerciales soumises à un délai de prescription de 10 ans : lorsqu’une créance commerciale a été constaté par un jugement qui condamne le débiteur, l’exécution de cette décision doit-elle avoir lieu dans le délai de droit commun (30 ans) ou dans le délai de la prescription commerciale (10 ans) "en raison de la nature de la créance" ? Il semble que les différentes chambres de la Cour de cassation (notamment la 1ère Chambre et la 2e Chambre) ont adopté des positions divergentes sur ce point et l’Assemblée Plénière n’a jamais tranché.

Par contre, pour les créances périodiques résultant d’un jugement (arriérés de pension alimentaire, d’indemnité d’occupation, d’intérêts ...), la position de l’Assemblée Plénière n’a jamais été remise en cause.

On continue d’ailleurs à lire un peu partout (y compris sur des sites d’information du Gouvernement) qu’on ne peut remonter à plus de 5 ans pour des arriérés de pension alimentaire.

Mais est-ce que la loi du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription n’aurait pas modifié la situation et rendu caduque la jurisprudence de l’Assemblée Plénière ?

III. Les conséquences de la loi du 17 juin 2008

- La loi du 17 juin 2008 a constitué une véritable révolution pour les juristes en matière de prescription. Des règles qui étaient établies depuis le Code civil de 1804 (voire déjà sous l’Ancien Régime) ont été bouleversées.

La principale innovation de cette loi a été de poser le principe que la prescription de droit commun n’est plus de 30 ans, mais de 5 ans (nouvel article 2224 du Code civil), et de limiter à quelques rares exceptions les dérogations à ce principe.

Par rapport au problème qui nous préoccupe, on devrait en conclure que rien ne change : le délai de 5 ans qui s’appliquait pour les créances périodiques est devenu la règle générale !!

- Rien n’est moins sûr. En effet, parmi les exceptions que la loi du 17 juin 2008 a posées au principe général de la prescription de 5 ans, il y a précisément "le délai pour poursuivre l’exécution d’un titre exécutoire".

La loi du 17 juin 2008 relative aux prescriptions a ajouté à la loi du 9 juillet 1991 relative aux procédures civiles d’exécution un article 3-1 ainsi rédigé : "L’exécution des titres exécutoires (...) ne peut être poursuivie que pendant 10 ans, sauf si les actions en recouvrement de créances qui y sont constatées se prescrivent par un délai plus long".

Avant 2008, aucun texte ne prévoyait de délai pour l’exécution des jugements et la jurisprudence a donc hésité entre le délai de droit commun, soit 30 ans, par application du principe de l’interversion de la prescription, ou le délai lié à la nature de la créance (5 ans pour les créances périodiques, 10 ans pour les créances commerciales, etc)

Mais dorénavant, la loi pose le principe d’un délai spécifique pour l’exécution des jugements, indépendamment de la nature de la créance. Ce principe est un minimum : au moins 10 ans, voire plus si la nature de la créance implique un délai plus long.

- La jurisprudence de l’Assemblée Plénière est-elle alors remise en cause du fait de cette modification législative ?

L’Assemblée Plénière expliquait que le jugement de 1993 pouvait être exécuté pendant 30 ans (jusqu’en 2023), mais son exécution ne pouvait aboutir à rechercher des arriérés d’indemnité d’occupation datant de plus de 5 ans avant la date de la demande en justice.

Elle expliquait sa position par le fait que, même si l’indemnité d’occupation résulte d’un jugement, elle reste une créance périodique et que sa nature de créance périodique se cumule avec sa nature de créance résultant d’un jugement.

Il y avait donc 2 délais de prescription à respecter : le délai général de 30 ans après la date du jugement (1993 + 30 ans = 2023) et le délai spécifique de 5 ans avant la date de la demande (2001 - 5 ans = 1996).

- Mais, depuis 2008, les créances périodiques ne sont plus soumises à un délai de prescription particulier résultant de leur nature (ancien article 2277 du Code civil). Elles sont soumises, comme les créances non périodiques, au délai de droit commun (nouvel article 2224 du Code civil) ... lequel est passé de 30 ans à 5 ans.

Par ailleurs, les créances résultant d’un jugement ne sont plus soumises au délai de droit commun (passé de 30 ans à 5 ans), mais à un délai spécifique de 10 ans minimum (nouvel article 3-1 de la loi du 9 juillet 1991).

La volonté du législateur à cet égard est incontestable : "il apparaît donc indispensable de protéger la force exécutoire des jugements et de sentences arbitrales et de garantir un délai minimum durant lequel le titulaire de ces titres pourra s’en prévaloir quelle que soit la nature de la créance constatée" (travaux parlementaires, rapport Béteille du 14 novembre 2007, page 67, étude de l’article 15).

Il semble donc bien que la jurisprudence de l’Assemblée Plénière est caduque (sauf application de l’ancienne loi pour les litiges antérieurs à 2008).

Il n’est plus possible de cumuler le délai de prescription pour l’exécution des jugements (10 ans) avec un délai spécifique tenant à la nature des créances périodiques (5 ans) car un tel délai spécifique n’existe plus.

Les créances périodiques, comme les créances non périodiques, sont dorénavant soumises au délai de droit commun, et ce délai a été explicitement écarté au profit d’un délai spécifique minimum de 10 ans lorsque la créance résulte d’un titre exécutoire.

Par conséquent, les arriérés de créances périodiques résultant d’un jugement, tels que les arriérés de pension alimentaire, ne se prescrivent plus par 5 ans, mais par 10 ans.

- Un dernier point reste à étudier : celui de l’application de la loi de 2008 dans le temps.

Le principe posé par l’article 26 de la loi du 17 juin 2008 est le suivant : "les dispositions de la présente loi qui allongent la durée d’une prescription s’appliquent lorsque le délai de prescription n’était pas expiré à la date de son entrée en vigueur. Il est alors tenu compte du délai déjà écoulé".

Ainsi, un arriéré de pension alimentaire datant de plus de 5 ans avant la loi du 17 juin 2008 est définitivement prescrit (soit avant le 17 juin 2003). Pour les arriérés de pension postérieurs (non encore prescrits le 17 juin 2008), le délai est passé de 5 à 10 ans.

Conclusion :


- depuis le 17 juin 2008 jusqu’au 17 juin 2013, l’arriéré peut remonter depuis le 17 juin 2003 maximum (si le jugement et les impayés sont antérieurs évidemment) jusqu’à la date du calcul,


- à partir du 17 juin 2013, l’arriéré peut remonter jusqu’à 10 ans avant la date du calcul.

Pour l’instant, la Cour de cassation ne semble pas voir eu l’occasion de confirmer cette analyse (elle continue à juger des affaires engagées sous l’empire de l’ancienne loi).

J’invite les lecteurs qui auraient connaissance de décisions de juges de l’exécution ou de cours d’appel statuant sur cette question à laisser un commentaire sur mon blog afin d’indiquer le lieu, la date et le sens de la décision (pas de nom de parties évidemment).

Damien L'HOTE, Avocat http://avocats.fr/space/damien.lhote