La suspension de la prescription après une plainte avec constitution de partie civile pour diffamation : un tempérament est apporté.

Par Margaux Machart, Avocat.

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Ce que vous allez lire ici :

Le Conseil constitutionnel a établi un principe constitutionnel sur la prescription en matière pénale, notamment pour les infractions de presse, où le délai est de 3 mois. La Cour d'Appel de Douai a décidé que la prescription n'est pas suspendue en cas d'inertie du plaignant, limitant ainsi les abus.
Description rédigée par l'IA du Village

Dans cet article, nous revenons sur les principes entourant la prescription en matière de droit de la presse et sur les enseignements à tirer de l’arrêt de la Cour d’Appel de Douai du 29 août 2024. Cet arrêt retient que la suspension de la prescription entre la plainte avec constitution de partie civile et le réquisitoire introductif, n’est pas automatique.
Cour d’Appel de Douai, 6ᵉ Chambre, arrêt du 29 août 2024 N° Minute 224/24.

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Dans sa décision rendue le 24 mai 2019, le Conseil constitutionnel, prenant appui sur les articles 8 et 16 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, dégage pour la première fois un principe à valeur constitutionnelle relatif à la prescription en matière pénale.

« Il appartient au législateur, afin de tenir compte des conséquences attachées à l’écoulement du temps, de fixer des règles relatives à la prescription de l’action publique qui ne soient pas manifestement inadaptées à la nature ou à la gravité des infractions ».

En matière d’infraction de presse, la durée des délais de prescription est adaptée aux exigences de protection de la liberté d’expression : l’article 65 de la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881 prévoit, en dérogation au droit commun, un délai de prescription trimestriel de 3 mois.

L’article 65 de loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse dispose que :

« L’action publique et l’action civile résultant des crimes, délits et contraventions prévus par la présente loi se prescriront après trois mois révolus, à compter du jour où ils auront été commis ou du jour du dernier acte d’instruction ou de poursuite s’il en a été fait ».

Il en découle que pour les infractions de presse, prévues dans la loi du 29 juillet 1881, au nombre desquelles figure entre autres, la diffamation et l’injure publiques, l’action publique se prescrit par 3 mois révolus à compter du jour de la publication litigieuse.

Ce délai de prescription, particulièrement restreint en comparaison avec le délai de prescription des délits de droit commun de 6 ans [1] est justifié par la protection de la liberté d’expression, valeur fondamentale de notre démocratie, dans le but de limiter la possibilité d’y porter atteinte.

Il s’agit du délai de prescription le plus court de nos textes de lois.

Ce délai de 3 mois peut s’avérer redoutable et impose une particulière diligence de la partie poursuivante, non seulement pour obtenir la mise en mouvement de l’action, mais également une fois la procédure engagée.

La personne s’estimant victime de diffamation ou d’injure peut soit déposer plainte au commissariat ou devant le Procureur, soit faire une citation directe, soit déposer une plainte avec constitution de partie civile devant le Doyen des juges d’instruction.

C’est ce dernier cas qui intéresse l’arrêt commenté.

Pour permettre aux plaintes en diffamation d’aboutir malgré un délai très court de prescription, la jurisprudence a admis que le délai de 3 mois puisse être suspendu.

Par exemple, le délai de prescription est suspendu entre le jour du dépôt de la plainte avec constitution de partie civile et celui du réquisitoire introductif du Procureur de la République [2].

La suspension de la prescription s’explique ici en application de l’adage « contra non valentem agere non currit praescriptio » autrement dit « contre celui qui ne peut valablement agir, la prescription ne court pas ». On ne peut pas reprocher une inaction à celui qui ne pouvait agir.

Plus précisément, le plaignant ne peut pas agir pour forcer le Ministère Public à prendre un réquisitoire introductif, de sorte que si celui-ci est pris plus de 3 mois après la plainte avec constitution de partie civile, le défendeur ne peut pas s’en prévaloir en invoquant la prescription.

La Cour d’Appel de Douai est récemment venue tempérer cette jurisprudence dans le cas d’un plaignant ayant tardé à envoyer ses documents pour la fixation de la consignation obligatoire en cas de plainte avec constitution de partie civile.

En l’espèce, ce dernier n’avait fait parvenir ses pièces financières au juge d’instruction que plus de 6 mois après la plainte, de sorte que le magistrat instructeur n’avait pu fixer le montant de la consignation que 8 mois après le dépôt de plainte.

La cour d’appel a estimé que la prescription était acquise dans cette hypothèse, dans un arrêt rendu par la 6e Chambre correctionnelle de la Cour d’Appel de Douai le 29 aout 2024 N° Minute 224/24.

L’application de l’adage « contra non valentem agere non currit praescriptio ».

Deux mécanismes permettent d’éviter la prescription :

  • D’abord, l’article 9-2 du Code de Procédure Pénale énumère les actes interruptifs de prescription que sont la majorité des actes d’enquête et d’instruction. « Le délai de prescription de l’action publique est interrompu par : 1° Tout acte, émanant du ministère public ou de la partie civile, tendant à la mise en mouvement de l’action publique, prévu aux articles 80,82,87,88,388,531 et 532 du présent code et à l’article 65 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse ; 2° Tout acte d’enquête émanant du ministère public, tout procès-verbal dressé par un officier de police judiciaire ou un agent habilité exerçant des pouvoirs de police judiciaire tendant effectivement à la recherche et à la poursuite des auteurs d’une infraction ; 3° Tout acte d’instruction prévu aux articles 79 à 230 du présent code, accompli par un juge d’instruction, une chambre de l’instruction ou des magistrats et officiers de police judiciaire par eux délégués, tendant effectivement à la recherche et à la poursuite des auteurs d’une infraction. 4° Tout jugement ou arrêt, même non définitif, s’il n’est pas entaché de nullité ».
  • Ensuite l’article 9-3 du Code de Procédure Pénale dispose que la prescription est suspendue en présence de « tout obstacle de droit, prévu par la loi, ou tout obstacle de fait insurmontable et assimilable à la force majeure, qui rend impossible la mise en mouvement ou l’exercice de l’action publique ». Ce dernier article fait application de l’adage « contra non valentem agere non currit praescriptio » évoqué supra.

Ce principe vaut en présence d’un obstacle qui place la partie poursuivante dans l’impossibilité d’agir, emportant suspension du délai de prescription.

C’est sur ce fondement que la jurisprudence retient que la prescription est suspendue entre le jour du dépôt de la plainte avec constitution de partie civile et celui du réquisitoire du Procureur de la République car le plaignant ne maîtrise pas la date à laquelle le Ministère Public rédige son réquisitoire, ce qui ne saurait lui être reproché (Crim 8 mars 2022, n°21-83.037).

La Cour d’Appel de Douai vient de poser un tempérament important à ce principe.

L’absence de suspension de la prescription en cas d’inertie du plaignant.

Dans son arrêt du 29 aout 2024, la Cour d’Appel de Douai pose que la suspension de la prescription est inapplicable en cas d’inertie de la part du plaignant.

En l’espèce, un représentant de l’ONF avait déposé plainte contre un militant luttant contre la déforestation qui reprochait plusieurs manquements et notamment des coupes d’arbres abusives.

Le plaignant considérait que les propos publiés sur les réseaux sociaux comportaient des imputations lui portant atteinte.

Pour rappel l’article 29 de la loi de 1881 pose que

« Toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé est une diffamation. La publication directe ou par voie de reproduction de cette allégation ou de cette imputation est punissable, même si elle est faite sous forme dubitative ou si elle vise une personne ou un corps non expressément nommés, mais dont l’identification est rendue possible par les termes des discours, cris, menaces, écrits ou imprimés, placards ou affiches incriminés. Toute expression outrageante, termes de mépris ou invective qui ne renferme l’imputation d’aucun fait est une injure ».

La plainte avec constitution de partie civile avait été déposée auprès du juge d’instruction dans le délai imparti de 3 mois à compter de la publication.

Après un dépôt de plainte avec constitution de partie civile, une consignation doit être fixée.

L’article 88 du Code de Procédure pénale impose au juge de tenir compte des ressources financières du plaignant pour la fixation de la consignation :

« La partie civile qui met en mouvement l’action publique doit, si elle n’a obtenu l’aide judiciaire, consigner au greffe la somme présumée nécessaire pour les frais de procédure. Le juge d’instruction constate, par ordonnance, le dépôt de la plainte. En fonction des ressources de la partie civile, il fixe le montant de la consignation et le délai dans lequel celle-ci devra être faite sous peine de non-recevabilité de la plainte. Il peut également dispenser de consignation la partie civile dépourvue de ressources suffisantes ».

Le juge d’instruction a donc sollicité la communication des pièces financières au plaignant.

Ce dernier n’a fait parvenir ses pièces que 6 mois après la demande du juge d’Instruction. Le magistrat instructeur a fixé le montant de la consignation 8 mois après le dépôt de plainte.

A l’audience de jugement, le militant contre la déforestation a soulevé la prescription dès lors qu’un délai de plus de trois mois séparait la plainte avec constitution de partie civile et le prochain acte interruptif de prescription à savoir l’ordonnance de fixation de la consignation, en l’espèce 8 mois.

Il soutenait que le délai entre le dépôt de plainte et la date de fixation de la consignation était imputable uniquement au plaignant qui avait tardé pendant plus de 6 mois, alors même que ce dernier n’avait aucune impossibilité de transmettre ses pièces financières.

Il ajoutait qu’en aucun cas l’abstention du plaignant ne pouvait constituer un obstacle de fait insurmontable et assimilable à la force majeure susceptible de suspendre la prescription.

La prescription était donc acquise.

La partie civile avançait que la prescription était suspendue depuis le dépôt de plainte jusqu’au réquisitoire du Procureur de la République, en application de la jurisprudence constante.

Le Tribunal correctionnel d’Avesnes-sur-Helpe s’est aligné sur la position du plaignant en estimant que la prescription était suspendue :

« il est constant que l’effet suspensif du délai de prescription s’étend du dépôt de plainte jusqu’au réquisitoire introductif ».

Le prévenu a interjeté appel.

Il développait que décider que l’action n’ était pas prescrite revenait à permettre à toute partie civile de s’octroyer un délai de plusieurs mois voire des années, avant de remettre les documents permettant de fixer la consignation et de reprendre son action en diffamation, après un délai infini.

Par exemple, le plaignant aurait pu utiliser la suspension de la prescription en attendant 10 ans pour transmettre ses pièces et l’action aurait pu prospérer autant d’années après.

Or l’esprit de la loi n’était pas de rendre l’action en diffamation imprescriptible, bien au contraire, et l’approche des juges de première instance posait également question sur le plan de la sécurité juridique.

La Cour d’Appel de Douai a tranché en retenant que

« la partie civile s’est désintéressée de l’exercice de l’action publique qu’elle avait elle-même mise en mouvement, en s’abstenant pendant plus de 6 mois de communiquer les documents permettant au juge d’instruction de fixer la consignation ».

« Aucun obstacle de droit ou de fait n’est justifié ni même invoqué par la partie civile aux fins de permettre une suspension de la prescription de l’action publique ».

Dès lors, la cour d’appel a constaté la prescription de l’action publique et a déclaré que l’action publique était éteinte en application de l’article 6 du Code de procédure pénale.

Cette décision protectrice de la liberté d’expression vient tempérer la règle jurisprudentielle selon laquelle la prescription en matière de presse est suspendue entre la plainte avec constitution de partie civile et le réquisitoire introductif.

Encore faut-il que le plaignant soit diligent pour transmettre les pièces utiles à la fixation de la consignation.

La solution de la Cour d’Appel de Douai apparaît juste en ce qu’elle pose une limite aux dérives que permettrait une suspension totale de la prescription entre la plainte avec constitution de partie civile et le réquisitoire du Parquet.

La protection de la liberté d’expression est régulièrement questionnée comme le montre une proposition du Sénat (rejetée) visant à modifier la loi du 29 juillet 1881 pour porter le délai de prescription à 1 an en cas d’injure ou diffamation à l’égard de l’ensemble des personnes dépositaires de l’autorité publique (la loi visant à renforcer la sécurité et la protection des maires et des élus locaux promulguée le 21 mars 2024).

Margaux Machart
Avocat au Barreau de Lille
https://www.machart-avocat.fr/

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Notes de l'article:

[1Article 8 du Code de Procédure Pénale.

[2Crim 8 mars 2022, n°21-83.037.

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