Version simple de la réponse à la question du titre : il est probable que non.
En effet, les solutions s’appuyant sur l’IA ont désormais pour caractéristique d’être plutôt accessibles et en train de se généraliser à tous. Une fois que tout le monde les utilisera, il n’y aura donc plus davantage concurrentiel.
Par "accessibles", entendons ici, par le prix ou la facilité de mise en place, car l’IA est de plus en plus en plus intégrée à tous les logiciels (suites bureautiques, navigateurs web, logiciels professionnels, solutions directement en ligne...)
L’atout de l’IA le plus rapide à mesurer est dans la productivité qu’elle apporte au travail quotidien (faire des résumés, recherches juridiques, synthèses, traductions, travail sur documents...).
On confond souvent la productivité que permet l’IA, par exemple par l’accélération des tâches ou pour la baisse des coûts, avec une augmentation de la valeur ajouté du service que vous rendez. Rappelez-vous que quand tout le monde aura utilisé l’IA, tout le monde aura le même niveau de service. On ne crée pas souvent de valeur ajoutée distinctive par le recours à un service IA extérieur à son activité, en tout cas pas durablement.
Et avoir une idée originale d’un service juridique nouveau, s’appuyant sur de l’IA, peut-il apporter une vraie valeur ajoutée ? Pas de façon durable, car votre idée sera rapidement repérée par les concurrents et dupliquée aussi facilement que ce que vous l’avez fait... Plus rapidement même puisque le modèle existe. Et ce n’est pas parce que vous aurez une bonne idée que vous aurez des moyens et des connaissances pour la vendre, la marketer, la distribuer, la faire évoluer... Pas si simple.
Alors, où pourrait se nicher l’avantage concurrentiel de l’IA pour les professionnels du Droit ?
L’avantage concurrentiel de l’IA ne viendra pas vraiment de l’IA, mais d’un avantage que vous auriez déjà, peut-être sous-exploité.
L’IA peut devenir un facteur différenciant fort... pour ceux qui ont la possibilité et la chance d’avoir déjà un avantage et vont pouvoir l’augmenter et l’exploiter...
Il est souvent lié à la maîtrise de la donnée (l’information).
Un cabinet d’avocat très spécialisé ayant recueilli une forte jurisprudence et documentation générale et bien articulée dans un secteur (par exemple la fiscalité ou le droit immobilier) peut avoir un véritable avantage concurrentiel, qu’il aura déjà stocké en numérique au fil des années et qu’il pourra mieux utiliser et restituer avec l’IA.
Pour la plupart des avocats, la donnée est stockée et recherchée chez les éditeurs juridiques, qui couvrent une très large partie de l’information juridique.
Un cabinet peut-il faire mieux que LexisNexis ou Lefebvre ou Doctrine ou Prédictice ? Sur des domaines précis, pourquoi pas... surtout s’il a pris soin de préserver sa donnée.
Car il faut la protéger. Toute information que vous propulserez dans l’IA (données personnelles, jurisprudence à analyser, contrats...) a de très fortes chances d’être partagée avec vos concurrents, puisque la plupart des LLM se nourrissent de tout ce qu’on leur fournit. Donc si vous utilisez l’IA sur vos documents uniques, vous êtes peut-être pionnier un jour, mais vous serez suivi le lendemain (ne continuez pas à alimenter ChatGPT et autres avec des données importantes, vous les communiquez au monde entier !)
Bien sûr, on peut imaginer développer une technologie avancée et unique, réussir à séparer son information du reste de la donnée mondiale. Mais cela demande des moyens que peu de cabinets ou directions juridiques peuvent développer ainsi qu’un niveau technique avancé. Et encore, le degré de confidentialité reste à prouver dans le temps.
Autre possibilité, créer des processus internes de traitement de dossiers juridiques, optimisés, en s’appuyant sur l’IA. Parfois, on peut créer là de la valeur.
Et finalement, si l’IA redonnait une chance à tous d’être unique ?
Pour la multitude des professionnels du droit, où est donc la vraie valeur ajoutée apportée ?
Le service ? Pas pour très longtemps, on l’a vu.
La donnée ? Oui, pour certains, si on arrive à la capitaliser, la rendre unique, et surtout la sécuriser en ne l’hébergeant pas sur des bases de données partagées. C’est techniquement un peu plus compliqué.
La valeur ajoutée la plus accessible, le diamant que vous avez chez vous, ne serait-elle pas avant tout dans l’humain, dans son intuition, dans son expertise accumulée au fil des ans ? Car en apportant un gain de temps, ne perdons pas de vue que l’IA va en libérer, du temps. À chacun de décider comment l’utiliser... pour réduire son temps de travail ou encore changer le service à la clientèle, par exemple.
Connaître les arcanes de la procédure juridique, savoir anticiper les difficultés cachées, savoir convaincre et orienter un client, faire des propositions basées sur une expertise technique... Tout cela n’est finalement pas très automatisable dès que l’on personnalise le sujet (et que l’enjeu se chiffre en millions ou en dommages importants). Au fond il est bien possible que dans 10 ans on recherche toujours où est "un bon avocat qui a fait ses preuves sur un sujet très précis"...
Dans cette optique, la valeur ajoutée d’un cabinet d’avocat ou d’une direction juridique pourrait bien être sa capacité à s’entourer des meilleures ressources et à les conserver, sans que cela n’exclut bien entendu le recours à des technologies avancées, mais qui on l’a vu vont devenir un prérequis pour tout le monde.
Il faut donc penser humain, équipe, consolidation de la connaissance et de l’expertise. Il faut savoir recruter, faire grandir, fidéliser....
La majorité des professionnels du Droit pourront alors se concentrer encore plus sur le conseil, sur la relation humaine. Cela restera un avantage à relative petite échelle et de proximité, donc pas multipliable facilement -puisque le temps humain ne peut être multiplié- ni copiable largement (avec son risque corollaire : en perdant des ressources humaines, on risque de perdre de la valeur).
Le gain de temps peut aussi servir à de nouvelles activités, pas forcément directement productives, comme le mentorat, le pro bono ou autres, autant d’investissement qui participent tant au sens du travail qu’à préparer l’avenir...
En conclusion, on peut rappeler ce qui a est souvent dit à propos de l’IA : "Ceux qui resteront demain et seront leaders seront ceux qui sauront le mieux utiliser l’IA". Oui, mais il faut compléter : il est fort probable que les professionnels du Droit auront demain également d’autres atouts à valoriser, quand tout le monde aura l’IA... En attendant, il est temps de penser à améliorer nos organisations juridiques.
Ces réflexions, nous les menons toute l’année sur le Village, et lors de notre Congrès "RDV des Transformations du droit", pour faire se rencontrer la technologie, l’innovation juridique et l’humain. Nous vous y donnons RDV en novembre à Paris.
