« Bruno Lasserre, le Conseil d’État est à la fois conseiller des pouvoirs publics et juge de l’administration. N’y a-t-il pas un risque de "confusion" des rôles et de conflits d’intérêts (au sens large) ? Comment est-ce évité en pratique ? »
- Bruno Lasserre, Vice-Président du Conseil d’État.
"Laissez-moi d’abord dire qu’avant d’être un « risque », la dualité de fonctions du Conseil d’Etat est une force. Car elle signifie que nous avons plusieurs points de vue sur le droit et l’action publique, l’un en amont, au moment de leur élaboration, l’autre en aval, au stade de leur application. Cette dualité de points de vue est aussi une dualité de méthodes, car c’est très différent de chercher à anticiper abstraitement les effets d’un texte et de vérifier si son application concrète pose un problème.
Et je peux vous dire que les membres du Conseil d’Etat sont d’autant plus sagaces et agiles, saisissent d’autant mieux les problèmes juridiques qui leur sont soumis qu’ils maîtrisent ces deux métiers.
La diversité de nos fonctions nourrit une forme d’intelligence collective qui est depuis toujours une spécificité de notre maison. Notons à cet égard que ni Napoléon, ni la IIe République, ni Gambetta, ni le général de Gaulle – qui ont pourtant tous eu l’occasion de le faire – n’ont estimé bon de remettre en cause ce système.
L’idée souvent répandue que le dualisme fonctionnel du Conseil d’Etat créé un risque de « confusion des rôles » est à mon sens erronée. Erronée d’une part car être « conseiller » du gouvernement ou du Parlement (lorsque des parlementaires soumettent pour avis au Conseil d’Etat les propositions de loi dont ils sont les auteurs) ne signifie en aucun cas que le Conseil d’Etat est comme un avocat dont le gouvernement est le client ! Il exerce en effet sa mission consultative de manière totalement indépendante, ni plus ni moins que lorsqu’il juge : il n’est pas là pour assister le gouvernement mais pour l’alerter sur les risques juridiques que recèlent ses projets de texte et contribuer, par ses propositions, à améliorer leur qualité.
Tous ceux qui ont assisté à une séance d’Assemblée générale le savent : le Conseil d’Etat ne fait preuve d’aucune complaisance lorsqu’il délibère sur ses avis. Et c’est précisément cette indépendance qui rend ses avis précieux, car le pouvoir politique gagne à ce qu’une institution jette un regard extérieur sur son action et puisse lui dire, en toute franchise, que faire telle chose n’est pas juridiquement pas possible.
Erronée d’autre part car tout un ensemble de règles existe pour éviter que les avis que nous rendons influencent nos décisions contentieuses. Deux décrets de 2008 et 2011 [1], ont ainsi inscrit dans le marbre certaines pratiques qui existaient depuis longtemps et renforcé la muraille qui sépare les deux ailes du Palais-Royal. Les membres du Conseil d’Etat ne peuvent ainsi jamais participer au jugement des textes sur lesquels ils ont rendu des avis, ni consulter, dans l’exercice de leurs fonctions juridictionnelles, les avis que le gouvernement n’a pas rendu publics.
Ces règles essentielles qui garantissent l’impartialité du juge administratif sont scrupuleusement respectées en interne et la cour de Strasbourg a jugé à plusieurs reprises qu’elles assuraient effectivement le respect des exigences découlant de l’article 6 de la convention. "
(Crédit photos : Conseil d’État)
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