Yuka : une application citoyenne à l’épreuve du Droit.

Par Samih Abid, Avocat.

1359 lectures 1re Parution: Modifié: 4 commentaires 4.92  /5

Explorer : # dénigrement # pratique commerciale trompeuse # liberté d'expression # droit à l'information

Ce que vous allez lire ici :

Yuka, application lancée en 2017, permet aux consommateurs d’évaluer des produits alimentaires et cosmétiques via un scan d'étiquettes. Bien que condamnée en première instance pour dénigrement, Yuka a obtenu gain de cause en appel, les juridictions d'appel ont infirmé ces jugements, reconnaissant le caractère légitime de son action au regard de l’intérêt général.
Description rédigée par l'IA du Village

L’exemple Yuka illustre la mise en balance que le juge doit opérer entre la protection des intérêts économiques des producteurs et le droit à une information loyale et transparente dans un objectif de santé publique.

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Lancée en 2017 par la société Yuca, l’application Yuka se présente comme un outil citoyen, indépendant des marques, dont l’ambition est claire : redonner le pouvoir aux consommateurs.

En scannant les étiquettes de produits alimentaires ou cosmétiques, l’utilisateur accède à une évaluation fondée sur des critères objectifs (valeur nutritionnelle, présence d’additifs, caractère biologique), assortie d’un score sur 100, d’un code couleur, et de conseils alternatifs. La grille de lecture est transparente, accessible, et délibérément tournée vers une consommation éclairée.

Mais le militantisme numérique dérange. L’application s’est retrouvée assignée devant les juridictions commerciales, accusée notamment de dénigrement et de pratiques commerciales trompeuses.

Historique des contentieux.

Par jugement du 25 mai 2021, le Tribunal de commerce de Paris a retenu la responsabilité de Yuka pour dénigrement au préjudice de la fédération des industriels charcutiers-traiteurs (FICT) [1]. Une décision similaire a été rendue le 13 septembre 2021 par le Tribunal de commerce d’Aix-en-Provence à la demande de la société ABC Industrie [2]. Toutefois, ces décisions de première instance ont été infirmées par les cours d’appel : la Cour d’appel d’Aix-en-Provence, dans un arrêt du 8 décembre 2022 [3], et la Cour d’appel de Paris, par un arrêt du 7 juin 2023 [4], ont reconnu que l’application s’inscrivait dans un débat d’intérêt général, protégé par la liberté d’expression [5].

La sensibilité croissante des juridictions à la finalité d’intérêt général défendue par les initiatives citoyennes n’est pas nouvelle. Déjà, par un arrêt du 6 décembre 2018, la Cour d’appel de Lyon [6] rappelait que :

« Le dénigrement fautif au sens de l’article 1240 du Code civil doit, en l’espèce, être apprécié de façon d’autant plus restrictive que les propos reprochés émanent d’un consommateur et non de concurrents de la société ».

Ces évolutions jurisprudentielles témoignent d’une reconnaissance croissante du rôle actif que peuvent jouer les citoyens dans l’encadrement des pratiques commerciales, dès lors que leurs démarches reposent sur une information loyale et fondée.

La spécificité de l’affaire Yuka réside dans la mise en balance que le juge doit opérer entre la protection des intérêts économiques des producteurs et le droit à une information loyale et transparente dans un objectif de santé publique.

Le raisonnement des juges de première instance.

En 2021, la Fédération des industriels charcutiers-traiteurs (FICT) ainsi que des sociétés comme ABC Industrie ont assigné l’application Yuka pour pratiques commerciales trompeuses, dénigrement et diffusion de messages alarmants sur les nitrites dans la charcuterie [7].

Condamnée en première instance pour dénigrement et diffusion de messages alarmants, Yuka a obtenu gain de cause en appel, les juridictions supérieures reconnaissant le caractère légitime de son action au regard de l’intérêt général.

Les juridictions de première instance avaient principalement reproché à l’application Yuka « l’instantanéité » [8] de son message, en associant automatiquement certains produits à des risques cancérigènes, sans nuance ni mise en perspective contradictoire. L’application aurait, selon les juges consulaires, induit un détournement brutal et immédiat des comportements des consommateurs, sur la base d’une factualité jugée insuffisante. Le message préventif était reconnu comme légitime, mais son mode de transmission, immédiat et sans modération, était considéré comme excessif.

La position contraire des juges d’appel.

Or, les juges d’appel ont nuancé ce raisonnement. L’objectif poursuivi par Yuka a été reconnu conforme à un droit fondamental à l’information, qui plus est dans le domaine de la santé publique ; cela relève de l’intérêt général. La finalité même de l’entreprise a été scrupuleusement analysée. Lors de son immatriculation au Registre du commerce et des sociétés, la société Yuca n’a pas seulement déclaré une activité technique de développement d’applications [9], mais a expressément mentionné sa vocation à « contribuer à réduire les exclusions et les inégalités en matière de santé et d’éducation » [10]. Sur ce point, la société commerciale Yuca s’est attribué la qualité de société à mission au sens de l’article L210-10 du Code de commerce, en intégrant à ses statuts une déclaration de raison d’être articulée autour d’objectifs sociaux et environnementaux, renforçant ainsi la légitimité de son action au service de l’intérêt général.

Dans la même logique, la cour rappelle que Yuka se présente aux utilisateurs comme un outil d’aide à la décision, destiné à « aider les consommateurs à faire de meilleurs choix pour leur santé » et à inciter les industriels à améliorer leurs recettes. La présentation n’est pas anodine : elle structure les obligations de l’entreprise au regard de ses diligences professionnelles, lesquelles impliquent non pas une neutralité absolue, mais une information claire, fondée et proportionnée à son objectif de santé publique.

Enfin, les juridictions d’appel font prévaloir le droit à l’information sur les limitations issues du Code de la consommation et sur les accusations de concurrence déloyale, dès lors que les critères d’évaluation sont explicites et compréhensibles par le consommateur moyen.

Ce faisant, les décisions d’appel contribuent à un réajustement des frontières entre critique légitime et acte de dénigrement fautif.

Un soutien bienvenu.

Dans le prolongement des décisions judiciaires favorables à son action, Yuka a renforcé son engagement en matière de santé publique, à la manière du « Name and shame ». L’application permet désormais aux utilisateurs d’interpeller directement une marque en un seul clic [11]. En l’espace de six mois, 650 000 alertes de ce type ont été lancées par les consommateurs américains [12]. Cette fonctionnalité traduit l’objectif revendiqué par Yuka : sensibiliser à la fois les consommateurs et les industriels aux risques sur la santé de certains additifs. Il s’agit notamment des colorants controversés, conservateurs (nitrite et nitrate), édulcorants artificiels, émulsifiants controversés ; ainsi que des dosages comme la quantité indiquée de sucre, de sel, de graisses saturées, de protéines, de fibres, les calories, et la teneur en fruits et légumes [13]. En matière cosmétique, Yuka alerte également sur la présence de perturbateurs endocriniens, la nature cancérigène, allergène, irritante ou polluante des produits.

Ainsi, Yuka affirme son positionnement d’acteur citoyen œuvrant au nom de l’intérêt général et de la santé publique.

L’Autorité de la concurrence s’en mêle.

Par ailleurs, un avis [14] de l’Autorité de la concurrence, rendu public le 9 janvier 2025, s’est penché sur les enjeux concurrentiels liés aux systèmes de notation de durabilité. L’Autorité de la concurrence rappelle que ces systèmes, bien qu’issus d’initiatives privées, sont devenus des paramètres de concurrence à part entière. Ainsi, leur élaboration n’est pas neutre, en ce qu’elle peut induire des risques d’ententes, d’exclusion ou d’abus de position dominante, notamment lorsqu’ils se fondent sur des critères opaques ou non représentatifs. L’Autorité insiste ainsi sur la nécessité de garantir la transparence, la représentativité des acteurs impliqués et l’absence de biais structurels, afin de ne pas fausser le jeu de la concurrence.

Samih Abid
Avocat au Barreau de Nice, Docteur en Droit, Enseignant universitaire
https://www.abid-avocats.com

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Notes de l'article:

[1Tribunal de Commerce de Paris, 1ʳᵉ chambre, 25/05/2021, RG n° 2021001119.

[2Tribunal de Commerce d’Aix-en-Provence, 13/09/2021, RG n° 2021004507.

[3Cour d’appel d’Aix-en-Provence, 08/12/2022, RG n° 21/14555.

[4Cour d’appel de Paris, Pôle 5 - Chambre 1, 07/06/2023, RG n° 21/11775.

[5Voir aussi, dans une espèce moins pertinente, Tribunal de commerce de Brive-la-Gaillarde, 24/09/2021, n°2021F00036 et Cour d’appel de Limoges, 13/04/2023, n° 21/00929.

[6Cour d’appel de Lyon, 08/12/2018, RG n°18/02004.

[7Tribunal de Commerce de Paris, 1ʳᵉ chambre, 25/05/2021, RG n° 2021001119.

[8Rossetto Claire, « Santé publique et additifs nitrés dans la charcuterie : état des lieux et perspectives », RDSS 2022, p.292.

[9Desarnauts Florent, « Application Yuka : la Cour d’appel d’Aix-en-Provence fait prévaloir le droit d’informer et "d’aider les consommateurs" dans leur choix », Légipresse 2023 p.45.

[10Cour d’appel d’Aix-en-Provence, 08/12/2022, RG n° 21/14555.

[11« Name and shame : le pari "très militant" de Yuka pour faire réagir les marques », Les Échos, 19/11/2024.

[12« L’appli française Yuka conquiert les Etats-Unis et met la pression aux géants de l’alimentaire »,RFI, 08/12/2018.

[14Autorité de la concurrence, Avis n° 25-A-01, 09/01/2025.

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Discussions en cours :

  • Dernière réponse : 23 juin à 17:43
    par Jeanne L , Le 23 juin à 11:35

    Bonjour Maître, le système de notation des produits par Yuka est-il encadré juridiquement, un peu comme le Nutri-Score ?

    • par Me ABID Samih , Le 23 juin à 17:43

      À ce jour, il n’existe aucun encadrement juridique spécifique des systèmes privés de notation des produits alimentaires ou cosmétiques, comme celui mis en œuvre par Yuka. Ces outils relèvent d’une initiative privée, une forme de soft law, sans fondement normatif ni agrément public.

      A l’inverse, le Nutri-Score est une recommandation officielle soutenue par les autorités sanitaires françaises (par décret) voire même européennes (à l’état de projet).

      L’absence de réglementation spécifique n’équivaut pas à l’absence de contraintes juridiques.
      Les systèmes de notation doivent respecter un cadre juridique général : les principes de loyauté, d’objectivité et de transparence. C’est sur ce point que les juridictions d’appel ont tranché.

  • par Denieuil Pierre Noël , Le 20 juin à 00:17

    Excellent article et informations fort utiles sur les applications citoyennes face droit, à diffuser sans modération dans les réseaux de consommateurs !

  • par Ben Mansour Meriem , Le 16 juin à 13:30

    Excellente initiative. Bravo Maître !

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