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Focus sur l’état de la Justice en Outre-Mer.
Parution : mardi 6 juillet 2021
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Ils sont ces noms qui évoquent, vu de métropole, des paysages paradisiaques : Ile de la Réunion, Guyane, Guadeloupe, Wallis-et-Futuna... [1]. Ce sont ces "bouts de France" qui pourtant connaissent une réalité - c’est un euphémisme - bien différente de celle rêvée des plages et des cocotiers. Un décalage qui se ressent notamment dans leur rapport à la Justice, et ce ne sont ni les avocats ni les juges y exerçant leur profession qui vous diront le contraire. Déjà mise en lumière par la création d’une Délégation Outre-mer à la Conférence des Bâtonniers de France, la situation particulière de ces territoires est ressortie du récent Baromètre des droits et de l’accès au droit en France Odoxa/Conseil National des Barreaux. Le CNB a décortiqué ces chiffres lors d’un webinaire [2] dont le Village de la Justice a eu envie de se faire l’écho ici.

Constat chiffré.

"L’Outre-mer c’est le grand oublié de la République" : voilà qui plante le décor et donne le ton de cette conférence. Et comme ce constat sort de la bouche de Patrick Lingibé, Avocat, Bâtonnier du Barreau de la Guyane, et Vice-président de la Conférence des Bâtonniers, on comprend sa justesse et sa force.

Revenons aux chiffres point de départ du webinaire et aux explications de Gaël Sliman de l’institut Odoxa : les sondages habituellement sont réalisés sur la population métropolitaine. Là, sur les 3 500 répondants, 460 sont des Ultramarins.

Cela permet de constater que les Outre-mer sont toujours un cran au dessus (ou au dessous ?) de la métropole. A titre d’exemple :
- A la question : depuis ces dernières années avez-vous le sentiment que les libertés publiques et individuelles reculent, ce sont 77% des métropolitains en moyenne qui répondent oui. La moyenne des Outre-mer est elle de 84%.
- L’écart se constate aussi s’agissant de la question de l’accès au droit. Plus de deux tiers des métropolitains en moyenne affirme que cet accès est plus difficile. Côté Outre-mer, on monte à 70%.

Update : quelques chiffres de 2024.

Dansla dernière édition du même baromètre, à la question « Dites-nous si là où vous habitez, vous pouvez accéder facilement aux tribunaux ? », ils sont 21% à répondre non en moyenne dans les DROM-COM et 33% non également à la question « Dites-nous si là où vous habitez, vous pouvez facilement faire valoir vos droits ? ».

Quelles explications ?

Pour Patrick Lingibé, le constat est clair depuis longtemps : l’Outre-mer offre un "tableau socio-économique radicalement différent de celui de l’Hexagone".
Le taux de pauvreté y explose, et passe de 13,5% en France métropolitaine à 61% en Guyane, jusqu’à 84,5% à Mayotte.
Corrélée à cette pauvreté, il y a la fracture numérique : il n’y a pas d’accès "physique" au droit, mais pas de palliatif numérique non plus.

Les habitants ont le sentiment d’être jugés par des gens qui ne les connaissent pas.

Yannick Louis-Hodebar, élue du CNB de l’Outre-mer, avocate au barreau de Guadeloupe, Saint-Martin, Saint-Barthélemy confirme : elle constate que les Antilles sont isolées, de par leur géographie (en tant qu’île), de par le décalage horaire avec la métropole. Mais aussi parce que leurs habitants ont le sentiment d’être jugés par des gens qui ne les connaissent pas, et cela tient en premier lieu à la langue : ils parlent créoles et doivent s’exprimer en français.
C’est sans détour que l’avocate le dit : "Ici la Justice paraît pour les Antillais une justice de riches, de blancs et une justice coloniale...".

Nathalie Jay, élue du CNB de l’Outre-mer, avocate au barreau de Saint-Pierre de La Réunion, tempère un peu ce propos, puisque la Réunion semble être favorisée par rapport aux autres territoires d’Outre-mer.
Mais elle confirme un réel décalage, en terme de langage, de compréhension de pauvreté, et d’illettrisme qui est un facteur aggravant, notamment quand toute l’Administration devient numérique. "L’illettrisme, qui s’élève à 40% dans les DROM, empêche l’accès au droit. "

Et quelles solutions ?

"Est-ce que réellement nous sommes des Français, totalement à part ou à part entière ?" (P. Lingibé)

Pour Patrick Lingibé, il faut avant tout se poser la question : "Quelle est la place de l’Outre-mer dans la République ? Est-ce que réellement nous sommes des Français, totalement à part ou à part entière ? "

La question se veut volontairement provocante, avec pour idée sous-jacente que si l’Outre-mer fait bien partie de la France, des moyens conséquents doivent lui être donnés, notamment par le biais de l’aide juridictionnelle qui est une des solutions. Le Bâtonnier de la Guyane demande clairement "une ligne fléchée par territoire de l’Outre-mer sur le budget de l’Etat."

Autre solution évoquée : celle des MARD. Une solution oui mais à condition "qu’ils ne soient pas utilisés pour écarter le justiciable de son juge !"

Yannick Louis-Hodebar plaide elle aussi avant tout pour plus de moyens, et une meilleure formation, plus spécifique, des magistrats qui arrivent de la métropole, pour mieux connaître les DROM. 

Selon Nathalie Jay, il faut également que les avocats travaillent à faire comprendre qu’on peut les voir juste pour une consultation. L’avocat est trop souvent vu comme quelque chose "d’agressif", synonyme de procès.
Mais elle en revient comme ses confrères au manque de moyens : il faut un "effort étatique considérable", notamment sur les problèmes de réseaux : "c’est une catastrophe numérique" !

Alors les territoires d’Outre mer, zones de non-droit ?

Oui pour Patrick Lingibé. Il y a un problème de maillage territorial évident. A titre d’exemple, la Guyane fait la taille de l’Autriche, et compte 80 avocats à son barreau. Mais une nouvelle fois, le bâtonnier rappelle l’État à ses responsabilités : "Quand la géographie contrarie le droit, le droit n’a qu’à s’adapter, l’État doit trouver les process pour réduire les inégalités, chacun son rôle, ça c’est du régalien !"

Un message entendu par Jérôme Gavaudan, Président du CNB, qui a conclu en rappelant que les spécificités ultramarines ne doivent pas être synonymes de discrimination, et que le combat pour une meilleure justice en Outre-mer va devoir faire partie des points qui vont peser dans les discussions avec les candidats à la présidentielle... à inscrire donc au programme du projet "In/justice" lancé par le conseil en vue de peser dans le débat public en 2022.

La Rédac prolonge l’info : Première journée Justice Outre-mer organisée par le Ministère de la Justice en 2024.

Mise en place conjointement par les ministères de l’Intérieur et de la Justice, en présence des représentants des territoires ultramarins issus de toutes les directions du ministère de la Justice, cette journée s’est tenue pour la première fois le 26 mars 2024. Son objectif : aborder les sujets de l’accès au droit et à la Justice  et échanger sur l’adaptation des règles aux différents territoires ultramarins.

Le Garde des Sceaux Éric Dupond-Moretti a, à cette occasion, présenté sa feuille de route qui suit trois axes (Extrait du communiqué de presse à lire en intégralité ici) :

1) L’amélioration des conditions de travail au quotidien.

L’Outre-mer représente 5 % des augmentations massives d’effectifs prévues dans la loi d’orientation et de programmation 2023-2027, qui pérennise les hausses de moyens pour renforcer le service public de la justice. Concrètement, cela représente dans les Outre-mer 68 magistrats, 76 greffiers et 44 attachés de justice supplémentaires.

7% des nouvelles places de prison prévues dans le « plan 15 000 », soit 1 100 places, ont été ouvertes dans les territoires ultramarins.

L’amélioration des conditions de travail est aussi technique, informatique ou encore immobilière. Dix recrutements sur 12 prévus de techniciens informatiques de proximité, facilitateurs du quotidien, sont déjà intervenus.

2) Un meilleur accès à la justice pour les justiciables : forte amélioration du réseau de l’accès au droit.

Le terme « accès au droit » désigne le fait de pouvoir connaître et faire valoir ses droits et obligations, d’être aidé dans ses démarches juridiques.

Un conseil de l’accès au droit (CAD) a notamment été créé en 2022 en Polynésie et en 2023 en Nouvelle-Calédonie. Les CAD identifient les besoins et définissent une politique locale, assurant la gestion des point-justice, lieux d’accueil et d’information du public. À titre d’exemple, La Réunion compte désormais 30 point-justice.

3) La prise en compte des spécificités locales : agir de manière adaptée au territoire.

Des dispositifs ont été mis en place pour améliorer l’attractivité de certains territoires : les brigades de soutien inaugurées début 2023 apportent une réponse aux difficultés de recrutements que connaissent Mayotte ou la Guyane.
La lutte contre les stupéfiants et les trafics dans l’arc Antilles Guyane est renforcée.
D’autres actions sont plus spécifiques à certains territoires, comme la lutte contre l’orpaillage illégal en Guyane, priorité dans la suite de la visite du déplacement récent du Président de la République au mois de mars 2024.

Par Nathalie Hantz Rédaction du Village de la Justice

[1Liste des territoires d’Outre-mer ici.

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