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La prise d’acte du salarié en 2016. Par Judith Bouhana, Avocat.
Parution : lundi 25 janvier 2016
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Près d’une quarantaine d’arrêts sur la prise d’acte du contrat de travail du salarié ont été rendus par la Cour de cassation en 2015.
Ce mode de rupture créé par les juges a pris une place pérenne aux côtés des modes de rupture prévus et réglementés par la loi : le licenciement, la rupture conventionnelle et la démission.

L’augmentation croissante du contentieux de la prise d’acte a conduit le législateur a intervenir pour en réglementer la procédure au moyen de l’article L.1451-1 du Code du travail (loi n°2014-743 du 1er juin 2014) permettant au salarié ayant pris acte de la rupture de son contrat de travail de saisir directement le bureau de jugement du Conseil de Prud’hommes de son contentieux, celui-ci devant statuer (du moins en théorie) dans un délai d’un mois à compter de sa saisine.

La prise d’acte connait de nombreuses vicissitudes tant du point vue du salarié que de l’employeur.

Mode de rupture réservé exclusivement au salarié, celui-ci peut rompre son contrat de travail en adressant à son employeur une lettre de prise d’acte à l’issue de laquelle l’employeur devra remettre au salarié son certificat de travail et son attestation Pôle Emploi, sans oublier le règlement de son salaire et congés payés afférents jusqu’à la date de rupture de son contrat.

Le salarié devra ensuite saisir le Conseil de Prud’hommes compétent qui appréciera si les manquements sont suffisamment graves pour empêcher la poursuite du contrat de travail et constater que la prise d’acte a les effets d’un licenciement sans cause réelle ni sérieuse ou, si tel n’est pas le cas, que la prise d’acte a les effets d’une démission.

Avant 2014, la Cour de cassation adoptait une appréciation relativement souple de ces manquements, jugeant par exemple que la seule modification de la rémunération même plus favorable pour le salarié justifiait sa prise d’acte (Chambre Sociale 5 mai 2010 n°07-45409), ou que nonobstant le délai d’un an s’étant écoulé entre les faits dénoncés par le salarié et sa prise d’acte, les manquements dénoncés même tardivement justifiaient la prise d’acte (Chambre Sociale 23 janvier 2013 n°11-18855).

Durant l’année 2014 et particulièrement les 26 mars (n°12-23634), 14 mai (13-10913) et 15 mai 2014 (12-29746) la Cour de cassation a semblé durcir son appréciation des manquements graves empêchant la poursuite du contrat de travail.

Ainsi, ni les atteintes aux principes d’égalité de traitement, ni l’absence de visite médicale d’embauche ou le non-paiement d’heures supplémentaires et de RTT, ne constituent pour la Cour suprême des manquements suffisamment graves justifiant le bien-fondé de la prise d’acte du salarié.

Cette rigidité a été confirmée par l’arrêt du 23 septembre 2014 n°13-15111 dans lequel la Cour de cassation a exclu la visite médicale de reprise du salarié en arrêt de travail comme un manquement suffisamment grave pour fonder la prise d’acte du salarié.

En 2015, une évolution semble s’être opérée puisque la Cour suprême reconnaît le bien-fondé de la prise d’acte du salarié à travers des manquements aussi divers que le retrait d’un véhicule de remplacement, le refus de jours de RTT, de versement d’une prime d’objectifs, etc..

En voici quelques illustrations :

➢ Le retrait d’un véhicule de remplacement

Un technicien chargé d’affaires bénéficiait par avenant d’un véhicule de déplacement que l’employeur prend par la suite la décision de supprimer, constituant selon la Cour de cassation un manquement de l’employeur à son engagement contractuel suffisamment grave pour empêcher la poursuite du contrat de travail :
« La cour d’appel… a retenu que l’attribution du véhicule de déplacement revêtait une importance déterminante pour le salarié compte tenu du déménagement de la société et de l’éloignement de son lieu de travail, et que cet avantage consenti en 2009 et perdurant jusqu’en 2011 ne pouvait lui être retiré… » (Chambre Sociale, 15 décembre 2015 n°14-10242).

➢ Le refus de jours de RTT et l’absence de versement intégral du bonus

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Le même jour, la Cour de cassation confirme le bien-fondé de la prise d’acte d’un responsable des ressources humaines sénior qui reprochait à son employeur de lui avoir interdit de prendre ses jours de RTT et de ne pas lui avoir réglé l’intégralité de son bonus 2008.

La Cour suprême approuve la cour d’appel qui « a fait ressortir que les manquements retenus à l’encontre de l’employeur empêchant la poursuite du contrat de travail… produisaient les effets d’un licenciement dépourvu de cause réelle et sérieuse » (Chambre Sociale, 15 décembre 2015 n°14-12254).

➢ Le non-respect d’une classification prévue par la Convention collective et l’absence de prime « lisible et fiable »

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Quelques mois plus tôt, le 11 mars 2015 (n°13-26373), la Cour de cassation avait statué dans le même sens concernant la prise d’acte d’un salarié technico-commercial qui évoquait le non-respect des dispositions de la convention collective applicable relatives à la classification d’emploi ainsi que de l’application d’un système de prime et de commissionnement des commerciaux « ni lisible ni fiable ».

La Cour de cassation a approuvé la cour d’appel d’avoir jugé que « cette part variable des revenus du salarié représentait une partie importante de sa rémunération » et que, en conséquence, « les manquements de l’employeur était suffisamment graves pour empêcher la poursuite du contrat de travail ».

➢ Lorsque l’employeur fait preuve de déloyauté à l’égard d’un salarié

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Un conducteur de travaux victime d’un accident de travail et déclaré apte avec interdiction de déplacement sur les chantiers et de déplacement en véhicule pendant 2 mois prend acte de la rupture de son contrat de travail.

Confirmant l’arrêt d’appel, la Cour de cassation valide la prise d’acte du salarié en précisant « mais attendu qu’ayant constaté que si le salarié avait été affecté, lors de la reprise de son travail, dans un bureau de l’entreprise conformément à l’avis du médecin de travail, l’employeur n’avait pas respecté son obligation contractuelle de lui fournir une prestation de travail suffisante, la cour d’appel a caractérisé un manquement de l’employeur à ses obligations empêchant la poursuite du contrat de travail » (Chambre sociale 9 juin 2015 n°13-26834).

➢ Le non-respect d’une clause de la Convention collective prévoyant l’embauche en CDI d’une salariée en formation

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Une salariée aide-soignante embauchée via une convention de formation prend acte de la rupture de son contrat de travail pour non-respect de la convention de formation.

Confirmant l’arrêt d’appel, la Cour de cassation constate que la convention collective applicable prévoyait que la salariée en formation devrait être embauchée sur un poste à durée indéterminée à l’issue de sa formation validée.

Or, la cour d’appel avait constaté « que l’employeur en dépit de nombreuses requêtes de la salariée ne lui avait jamais proposé de contrats à durée indéterminée, ni d’avenant conforme aux dispositions conventionnelles… la privant durant toute cette période de la garantie d’obtenir l’emploi convoité… » (Chambre sociale 17 novembre 2015 n°14-17168).

➢ En l’absence de prise en charge par l’employeur des frais professionnels engagés par le salarié

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Dès le 14 janvier 2015, la Cour de cassation reprochait à la cour d’appel d’avoir prononcé la démission du salarié « sans examiner le grief tiré du manquement de l’employeur à son obligation de supporter les frais professionnels engagés par la salariée » (n°13-16229).

Il s’agissait d’une salariée engagée comme VRP à temps partiel qui contestait dans un courrier adressé à son employeur l’absence de prise en charge de ses frais professionnels sans toutefois en réclamer le paiement à son employeur.

La cour d’appel avait requalifié cette lettre de prise d’acte par la salariée de la rupture de son contrat de travail mais décidé qu’elle produisait les effets d’une démission.

En rappelant dans un entendu de principe les dispositions de l’article L.1231-1 du Code du travail instituant l’obligation de prise en charge par l’employeur des frais professionnels engagés par le salarié, la Cour de cassation semble donc ajouter aux manquements graves de l’employeur justifiant la prise d’acte du salarié le non-respect de l’obligation de prise en charge par l’employeur des frais professionnels engagés par le salarié.

➢ La prise d’acte découlant de la modification du contrat de travail du salarié

La Cour de cassation précise les contours de sa jurisprudence relative aux modifications du contrat de travail du salarié par l’employeur caractérisant des manquements graves empêchant la poursuite du contrat de travail.

• S’il y a diminution des heures de travail du salarié

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Il peut s’agir d’une diminution des heures de travail du salarié (Chambre sociale, 26 novembre 2015 n°14-11100).

Une employée avait reçu sur son bulletin de salaire la mention d’une nouvelle amplitude de travail avec de nouveaux horaires et la diminution de son temps de travail ramené de 35 heures à 20 heures.

La Cour de cassation approuve la cour d’appel d’avoir considéré la prise d’acte du salarié fondée, « l’employeur ayant modifié unilatéralement le contrat de travail de la salariée ».

• Lorsque les missions du salarié sont modifiées

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Un directeur général adjoint qui, après avoir reçu « une lettre redéfinissant ses objectifs à cours terme » a pris acte de la rupture de son contrat de travail considérant que l’employeur avait procédé à une modification essentielle et unilatérale de son contrat de travail.

La Cour de cassation approuve la cour d’appel d’avoir « relevé que le contrat de travail n’ayant jamais été modifié jusqu’à ce que soit remis au salarié… un courrier redéfinissant ses objectifs à cours terme, (la Cour) a pu décider que ses nouvelles missions constituaient une modification substantielle de ce contrat et fait ainsi ressortir un manquement suffisamment grave de l’employeur empêchant la poursuite du contrat de travail » (Chambre sociale, 25 novembre 2015 n°14-17433).

• Lorsque les fonctions et responsabilités du salarié sont diminuées

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La prise d’acte du salarié est également jugé fondée lorsqu’il est écarté de ses fonctions et responsabilités.

Deux arrêts concomitants du 4 novembre 2015 n°13-14411 et 13-14412 explicitent cette situation.

Dans la première décision un consultant a pris acte de la rupture de son contrat de travail en contestant la diminution de son niveau de responsabilité, ce que valide la Cour de cassation qui constate que la cour d’appel « a fait ressortir que l’employeur avait privé la salariée d’une partie de ses responsabilités consistant dans l’encadrement et le suivi d’une équipe d’ingénieurs » (n°13-14412).

Dans la seconde espèce, il s’agissait d’un directeur technique contestant la modification de son niveau de responsabilité dont la prise d’acte est justifiée selon la Cour de cassation qui constate que « sans méconnaître l’objet du litige ni inverser la charge de la preuve, la cour d’appel a pu retenir que, faute pour l’employeur d’avoir maintenu au salarié les responsabilités attachées à sa qualification de directeur technique et consistant dans l’encadrement d’équipes, la prise d’acte de ce salarié motivée par la perte de ses responsabilités était justifiée » (n°13-14411).

➢ La prise d’acte et le non-respect de l’obligation de sécurité de résultat

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La Cour de cassation précise les manquements graves de l’employeur à son obligation de sécurité de résultat.
- En l’absence de consultation du médecin du travail après modification des horaires de nuit d’une salariée (Chambre Sociale, 21 janvier 2015 n°13-24156).
- En l’absence de respect des préconisations du médecin du travail, à l’égard d’une salariée jugée apte à reprendre son travail avec la mention : « éviter le port de charge lourd de plus de 17 kilos ».

La Cour de cassation confirme le bien-fondé de la prise d’acte de la salariée « après avoir relevé que le médecin du travail avait, en son avis du 30 juin 2009, préconisé d’éviter à Madame X le port de charges lourdes de plus de 17 kilos, la cour d’appel, qui a constaté que le poste de travail de cette salariée comportait, de manière habituelle, un port de charges d’un poids excessif, contraire, au moins pendant un certain temps aux préconisations du médecin du travail, de sorte que l’employeur avait gravement nui à la santé de l’intéressé, à par ces seuls motifs, légalement justifié sa décision » (Chambre Sociale 7 janvier 2015 n°13-17602).

- En l’absence de visite médicale de reprise dans un contexte de harcèlement moral présumé :

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Un salarié armaturier a pris acte de la rupture de son contrat de travail en invoquant des faits de harcèlement moral.

La cour d’appel avait rejeté la prise d’acte considérant que le harcèlement moral évoqué par le salarié n’était « étayé par aucun élément concret, objectif et contemporain de l’exécution du contrat de travail ».

La Cour de cassation rappelant sa jurisprudence en matière de harcèlement moral (en savoir plus : https://www.village-justice.com/articles/cour-cassation-renforce-protection,20564.html), précise :
« qu’en se déterminant ainsi, sans se prononcer sur l’ensemble des éléments invoqués par le salarié, notamment la modification unilatérale de ses fonctions avec affectation à des tâches ne relevant pas de sa qualification, et sans rechercher si les faits de non-paiement de la prime de treizième mois et d’absence d’organisation d’une visite médicale de reprise à la suite d’un arrêt de travail en septembre 2010 qu’elle a retenus comme établis, n’étaient pas de nature à faire présumer l’existence d’un harcèlement moral, la cour d’appel a privé sa décision de base légale » (Chambre Sociale 28 janvier 2015 n°13-27361).

Le volume des décisions rendues en matière de prise d’acte en 2015 confirme que la prise d’acte par le salarié de la rupture de son contrat de travail devient une voie autonome, prétorienne et singulière de rupture du contrat de travail du salarié, en constante évolution au fur et à mesure de sa construction jurisprudentielle.

C’est donc pour les salariés un outil nécessaire pour mettre fin à des situations inacceptables et qui doit être manié avec grande précaution pour échapper à la requalification de la rupture en une démission.

Judith Bouhana Avocat spécialiste en droit du travail www.bouhana-avocats.com
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