Village de la Justice www.village-justice.com

Avocats aux conseils : un avocat s’attaque au « monopole de la parole ».
Parution : jeudi 3 mars 2016
Adresse de l'article original :
https://www.village-justice.com/articles/Avocats-aux-conseils-avocat,21637.html
Reproduction interdite sans autorisation de l'auteur.

Les avocats au Conseil d’Etat et à la Cour de la cassation bénéficient, de par leur office ministériel, d’un monopole concernant les recours en cassation menés devant les deux instances suprêmes. Un statut reconnu par une ordonnance de 1817 [1], instauré par Louis XVIII, et qui n’a jamais été modifié depuis.
Ils sont ainsi les seuls à pouvoir représenter les requérants, et à pouvoir s’exprimer lors d’une audience, quel que soit le recours concerné. C’est ce « monopole de la parole » que Jean-Sébastien Boda, avocat et docteur en droit, a décidé de remettre en cause. Après une demande d’abrogation de trois articles du Code de justice administrative [2] envoyée au gouvernement, il a déposé une requête auprès du Conseil d’Etat [3] devant le silence de l’exécutif.
Le Village de la justice l’a rencontré afin qu’il nous explique ses motivations et le fondement de sa contestation. Depuis cette interview, il a déposé le 4 juillet une question prioritaire de constitutionnalité devant le Conseil d’Etat

Clarisse Andry : Qu’est-ce qui vous a poussé à agir et à demander l’abrogation de ces dispositions ?

Jean-Sébastien Boda : Je me suis d’abord heurté à cette problématique en tant que justiciable. Je me suis rendu compte que lors d’une audience devant le Conseil d’Etat, le requérant n’existe pas. Il n’a aucun droit spécifique et reste parmi le public.
Et puis en tant qu’avocat, j’ai réalisé que je ne pouvais pas m’exprimer pour défendre mes clients. Cette situation, qui est absolument ubuesque quand on la vit, amène inévitablement à se poser la question : « mais d’où cela vient-il ? ». Et l’on se rend compte que cela tient à quelques articles dans le Code de justice administrative.
C’est davantage une pratique en réalité, il y a un phénomène d’institutionnalisation. Le monopole est là et devient une évidence : il est « sans pourquoi » comme dit le poète. Pourtant, en tant que juriste, nous sommes aussi là pour questionner le droit, surtout face à ce genre d’évidence assez curieuse. Il y a 60 offices d’avocats au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation, une règle qui a été décidé par Louis XVIII sous la Restauration. A l’époque, il y avait 287 avocats au barreau de Paris. Aujourd’hui, nous sommes près de 30.000 avocats au barreau de Paris et il subsiste toujours 60 offices. Cette disproportion devrait frapper l’imagination.

C.A. : Vous mettez en avant une atteinte au droit des justiciables : ce « monopole de la parole » serait un frein à l’accès au droit ?

"Le jour de l’audience, les requérants n’ont pas le droit de parler."


J-S.B. : Effectivement, je conteste d’abord le monopole de la parole. Le Conseil d’Etat est à la fois juge de cassation, juge d’appel et juge de premier ressort. Or, en premier ressort, la majorité des recours sont des recours pour excès de pouvoir, pour lesquels l’avocat n’est pas obligatoire. Les simples requérants ont donc le droit de faire un recours, mais le jour de l’audience, ils n’ont pas le droit de parler, ni même de signaler leur présence. Ils peuvent défendre leur cause uniquement à l’écrit.
De son côté, la partie adverse, qui peut être l’Etat, des sociétés privées, ou encore des hommes politiques, prend souvent un avocat aux conseils qui va pouvoir s’exprimer. Or il est fondamental de pouvoir répondre au rapporteur public, s’il préconise une solution en notre défaveur. Il y a donc une inégalité entre justiciables, ce qui pose un vrai problème pour l’accès au droit.
Qu’est-ce qui justifie un traitement discriminatoire ? Je n’ai pas de réponse, si ce n’est une pratique ancienne, d’Ancien Régime, qui perdure au XXIème siècle. A l’heure d’Internet et du contact quasiment spontané, permanent, au Conseil d’Etat, il n’y a encore qu’une centaine d’avocats qui a le droit de s’exprimer devant le juge.

C.A. : Vous soulignez également une atteinte au droit des avocats : libre concurrence, libre prestation de service, liberté d’établissement, discrimination … Pourquoi un tel système subsiste encore aujourd’hui ?

"Le système d’officier ministériel me paraît totalement obsolète."


J-S.B. : A l’occasion de la remise en cause de ce monopole de la parole, je questionne également la compatibilité au droit de l’Union européenne et au droit de la concurrence du monopole des avocats aux conseils.
Les avocats au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation ont acheté une charge, ils sont donc à la fois auxiliaires de justice et officiers ministériels. Suite à la loi Macron, l’Autorité de la concurrence a maintenant la possibilité de proposer la création de davantage d’offices d’avocats aux conseils, suite à des rapports tous les deux ans [4]. Mais le même système serait amené à se reproduire, alors que le projet initial était de supprimer le statut. Une solution qui était également préconisée par un rapport déposé par une commission à l’Assemblée nationale [5].
Les mentalités évoluent et j’ai tendance à penser que ça ne pourra pas se maintenir en l’état, avec l’Union européenne et avec Internet qui change totalement les rapports entre justiciables et justice. Les responsables politiques aussi se rendent compte que les professions réglementées sont un véritable sujet de réflexion.
Je ne conteste pas qu’il faille des avocats spécialisés, par exemple dans la cassation, mais pourquoi ne peut-on pas passer un simple concours ou prendre en compte l’expérience de l’avocat ? C’est ce qui se fait dans d’autres pays, le seul pays où ce n’est pas possible, c’est la France. En tout cas, le système d’officier ministériel me paraît totalement obsolète.

C.A. : Vous attaquez le monopole du Conseil d’Etat, mais qu’est-ce qui justifie celui de la Cour de cassation ?

J-S.B. : La question du monopole de la parole se pose d’abord pour le Conseil d’Etat, mais effectivement, les deux sont liées. J’attaque les dispositions du Code de justice administrative, qui sont des dispositions réglementaires. La Cour de cassation utilise la loi pour justifier qu’il y ait un monopole pour la cassation, donc monopole pour la parole. Il faut donc attaquer directement la loi par une QPC. Certains ont d’ailleurs tenté de le faire, mais ni la Cour de cassation, ni le Conseil d’Etat ne les ont transmises.
La Cour de cassation est encore un monde différent. Il existe une seule exception, la chambre criminelle, où il est possible de faire un pourvoi sans avocat aux conseils. Et les juges de la Cour de cassation souhaitent que le monopole soit aussi étendu à la chambre criminelle. Il va donc falloir du temps pour faire évoluer les mentalités, car il y a une défiance envers l’avocat « classique ». Mais on oublie qu’en réalité, les avocats aux conseils embauchent des avocats, des docteurs ou des doctorants pour rédiger leurs écrits.
Jusqu’en 2011 existaient les avoués à la cour d’appel. Aujourd’hui tout avocat est présumé pouvoir maitriser la procédure d’appel. Si un avocat peut se former à l’appel, pourquoi ne pourrait-il pas se former à la cassation ?

C.A. : Ne pensez-vous pas déclencher les foudres de vos confrères ?

"Ma requête pourrait déclencher un débat sur les conditions d’accès aux cours suprêmes en France."


J-S.B. : Pourquoi m’attirais-je des foudres ? Je questionne la légalité de textes, une pratique indispensable de notre profession lorsque des textes ou des jugements nous paraissent en décalage par rapport aux exigences des droits essentiels, d’une justice équitable et surtout d’une égalité devant la justice.
Ma requête pourrait au contraire déclencher un débat de fond sur les conditions d’accès aux cours suprêmes en France. Par exemple, dans le cadre d’une QPC, tous les avocats peuvent parler devant le Conseil constitutionnel, présenté comme la cour suprême au dessus des cours suprêmes. Ce qui signifie que tous les avocats ne sont pas aptes à parler devant la Cour de cassation ou devant le Conseil d’Etat, mais qu’ils retrouvent leur égalité devant le Conseil constitutionnel. C’est totalement absurde. Est-ce que les problématiques de droit constitutionnel sont plus simples, moins subtils, que les problématiques de droit administratif ou que celles qui se posent devant la Cour de cassation ? Il ne me semble pas.

C.A. : Quelles vont maintenant être les suites de votre action ? Quelles sont vos attentes ?

"Un autre débat se cache derrière ces questions : celui du coût de l’accès au droit."


J-S.B. : Je prends un risque, celui d’avoir raison, et de voir le Conseil d’Etat me dire, dans un ou deux ans, que le ministre aurait dû abroger ces articles et les remplacer par des articles plus acceptables.
Ce que j’attends, c’est d’avoir d’abord un débat juridique sur le fond de la requête. J’attends également que d’autres confrères interviennent au soutien de mon recours grâce à des mémoires d’observation. Des d’associations de justiciables ou de citoyens qui s’intéressent à ces questions pourraient aussi intervenir dans l’instance.
J’attends ensuite du Conseil d’Etat qu’il ait une attitude d’ouverture. J’aimerais par ailleurs, s’il l’estime nécessaire, qu’il demande à la Cour de justice européenne ce qu’elle pense de la validité de ce monopole, et notamment le fait qu’il n’est encadré par aucune directive précise.
Un autre débat se cache derrière ces questions : celui du coût de l’accès au droit. Le député Pascal Cherki, dans son amendement [6], parlait très clairement de la différence entre ce que gagne un avocat et ce que gagne un avocat aux conseils. Je ne suis pas là pour parler de ce que gagnent les avocats, mais je suis là pour parler de ce que payent les justiciables. Et je peux vous assurer que la facture n’est pas la même entre le premier ressort et la cassation. Alors certes, il y a un bureau d’aide juridictionnelle, mais tout le monde n’y a pas droit, nous le savons bien. La question est donc de savoir s’il est possible d’avoir un débat sur le coût des auxiliaires de justice que sont les avocats. Et je pense que ça serait aussi un débouché intéressant dans le cadre de cette démarche.

Propos recueillis par Clarisse Andry Rédaction du Village de la Justice

[2Articles R. 432-1, R. 613-5 et R. 733-1 du Code de justice administrative.

[3Requête disponible sur Doctrine.fr.

[5Rapport d’information déposé par la commission des lois constitutionnelles, de la législation
et de l’administration générale de la République, en conclusion des travaux d’une mission d’information sur les professions juridiques réglementées et présenté par Cécile Untermaier et M. Philippe Houillon, députés.

Comentaires: