Village de la Justice www.village-justice.com

Le délit d’entrave numérique à l’interruption volontaire de grossesse est contraire aux droits de l’homme. Par Andreea Popescu, Ancien juriste à la CEDH.
Parution : mercredi 2 novembre 2016
Adresse de l'article original :
https://www.village-justice.com/articles/delit-entrave-numerique-interruption-volontaire-grossesse-est-contraire-aux,23421.html
Reproduction interdite sans autorisation de l'auteur.

Un amendement déposé à l’Assemblée nationale propose d’élargir le délit d’entrave à l’interruption volontaire de grossesse (IVG) aux sites internet qui présentent des informations « fausses » ayant comme but de dissuader les femmes d’avorter. Une telle interdiction porte atteinte à plusieurs droits garantis par la Convention européenne des droits de l’homme, notamment au droit à la liberté d’expression et au droit des femmes à l’accès aux informations, en vertu de leur droit à l’intégrité physique et morale.

Le 12 octobre 2016, un amendement au projet de loi égalité et citoyenneté a été déposé à l’Assemblée nationale afin d’élargir le délit d’entrave à l’interruption volontaire de grossesse (IVG) aux sites internet qui présentent des informations « fausses » ayant comme but de dissuader les femmes d’avorter.

L’article L. 2223-2 du Code de la santé publique sera ainsi complété par un nouveau alinéa rédigé comme suit : « – soit en diffusant ou en transmettant par tout moyen, notamment par des moyens de communication au public par voie électronique ou de communication au public en ligne, des allégations, indications ou présentations faussées et de nature à induire intentionnellement en erreur, dans un but dissuasif, sur la nature, les caractéristiques ou les conséquences médicales d’une interruption volontaire de grossesse ou à exercer des pressions psychologiques sur les femmes s’informant sur une interruption volontaire de grossesse ou sur l’entourage de ces dernières. »

Les femmes sont-elles vraiment incapables de cerner l’information qui circule sur internet ? Qui décidera si telle ou telle information est fausse ou erronée et selon quels critères ? L’État ? De quel droit ? De quel droit il restreindra la liberté de toute personne de communiquer et de recevoir des informations et le droit des femmes d’avoir accès librement à des informations ? Quel est le vrai but de cette proposition ?

Sous prétexte de fausseté, comme l’avoue le Rapport relatif à l’accès à l’IVG du Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes [1], il semble que le but est de censurer, de réduire au silence, de dissuader et d’annihiler les groupes qui s’opposent à l’avortement et qui proposent aux femmes enceintes d’autres solutions que l’avortement. Sont visés notamment les services d’écoutes IVG et les autres acteurs qui encouragent et promeuvent des solutions alternatives à l’avortement. Parmi eux, nous mentionnons : les structures d’orientation et d’information, comme les associations, les structures hospitalières (publiques ou privées), les centres médico-sociaux, les gynécologues, les médecins généralistes [2], les pharmaciens et tout autre personne qui par tout moyen de communication et d’action, notamment par internet, par les plateformes téléphoniques, par voie électronique proposent aux femmes d’autres solutions que l’avortement.

Ainsi, en adoptant le « délit d’entrave numérique à l’IVG » on établit, d’une certaine manière, le monopole de l’État sur la question de l’avortement en France et on réprime toute information, expression, manifestation et opposition de la part des minorités morales. Sa portée est tant politique que morale. Et il est contraire aux droits de l’homme.

Il faut rappeler que cette restriction des droits n’est pas singulière. Depuis 1993, quand le délit d’entrave à l’avortement a été établi par le législateur français, celui-ci était étendu à plusieurs reprises. Par la "tactique du salami", on a étendu le délit d’entrave en réduisant de plus en plus la liberté d’expression et de manifestation du discours contre l’avortement et celui de la femme d’avoir accès à tout genre d’information concernant sa santé.

En 1993, las manifestations se déroulant en face des cliniques qui pratiquaient des avortements en vue de dissuader les femmes qui ont décidé de subir un avortement étaient sanctionnées, car considérées comme des « perturbations ». Attirer l’attention du personnel de ces cliniques ou des femmes était jugés comme des « menaces ».
En 2001, toujours en face des cliniques, il était interdit de montrer la réalité de l’avortement par un discours ou par une manifestation, car cela était vue comme une « pression morale et psychologique » ou comme une « intimidation ».
En 2014, on a crée le « délit d’entrave à l’accès à l’information sur l’IVG », interdisant, près des cliniques qui pratiquaient des avortements, d’essayer de dissuader non seulement les femmes qui avaient pris leur décision, mais aussi celles qui venaient s’informer et n’avaient pas encore décidé d’avorter.
En 2015, le délit d’entrave est devenu applicable aux travailleurs sociaux du planning familial où se pratique l’avortement médicamenteux.
En 2016, il y a cette proposition de « délit d’entrave numérique » qui limite de manière significative le droit à la liberté d’expression du discours contre l’avortement et le droit de la femme d’avoir l’accès à des informations, en vertu de leur droit à l’intégrité physique et morale.

Il est bien entendu hors de question de protéger la violence sous couvert des droits de l’homme. Néanmoins, compte tenu de la jurisprudence bien établie de la CEDH, cette proposition est une restriction grave des droits de l’homme, notamment du droit à la liberté d’expression du discours contre l’avortement et du droit de la femme d’avoir accès à des informations et finalement d’éclairer son consentement face à un choix si radical comme l’avortement. Et cela pour les raisons développées en ce qui suit.

1. Le droit à la liberté d’expression - le droit de communiquer et de recevoir des informations (article 10 de la Convention).

Le droit à la liberté d’expression comporte le droit à l’opinion et le droit à l’information, sans ingérence injustifiée de la part des autorités publiques. La Cour européenne a rappelé l’importance de l’internet dans l’exercice du droit à la liberté d’expression [3].
A titre général, l’article 10 § 1 de la Convention reconnait à toute personne, physique ou morale [4], le droit à la liberté d’expression, sans ingérence injustifiée des autorités publiques [5], y compris s’agissant du discours contre l’avortement [6].

a) Le débat sur l’avortement est un sujet « d’intérêt général » et il bénéficie de la plus haute protection
Dans plusieurs affaires [7], la Cour européenne des droits de l’homme a statué que le discours sur l’avortement, qu’il soir en faveur ou contre cet acte, relève de « l’intérêt public » [8] et de ce fait il bénéficie d’une très grande protection de la Convention [9]. Cette protection est équivalente à la protection du discours politique qui bénéficie de la plus haute protection par la Convention [10]. Cet aspect a une influence sur la possibilité pour l’État de limiter l’exercice de ce droit : « l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du débat sur des questions d’intérêt public » [11]. Plus le discours est protégé par la Convention, plus la marge d’appréciation de L’État pour limiter l’exercice de la liberté d’expression sera faible.

b) La Convention protège la substance et la forme de toute idée et information
En principe, sont protégées par la Convention toutes les idées et informations : « La liberté d’expression vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique » » [12]. Elle « interdit essentiellement à un gouvernement d’empêcher quelqu’un de recevoir des informations que d’autres aspirent ou peuvent consentir à lui fournir » [13].
Ne sont pas protégées par la Convention les discours qui sont « susceptibles de favoriser [directement] la violence » [14] et ceux qui incitent au rejet des principes de la démocratie [15]. Les discours qui « représentent un danger pour la société ne méritent pas d’être tolérés dans une société démocratique » [16], avait statué la Cour.

Est protégée non seulement la substance des idées et informations exprimées, mais aussi la forme dans laquelle elles sont extériorisées [17], même si celle-ci est excessive [18]. Dès lors que l’exagération ou la provocation [19] n’impliquent pas une animosité ou une intention de léser la réputation d’un tiers, elles entrent sous la protection de la Convention.

c) Toute personne a le droit de choisir les moyens les plus efficaces pour transmettre son message
Le mal se combat à sa source, donc là où il se pratique. Pour ceux qui sont contre l’avortement, il est normal d’aller rencontrer les femmes et les médecins qui le pratiquent près des cliniques où sur internet où les informations sont cherchées. Et leur expression ne doit pas être entravée, sauf en cas de violence concrète.

La Cour européenne a établi en ce sens un véritable droit de choisir les moyens les plus efficaces pour transmettre son message : « [Les intéressés] doivent être en mesure de pouvoir choisir, sans interférences déraisonnables des autorités, le mode qu’ils estiment le plus efficace pour atteindre un maximum de personnes » [20].

d) Le discours sur l’avortement exprimé par des militants et des groupes minoritaires bénéficie d’une protection renforcée
Si le discours est tenu par une association, la Cour a statué ainsi : « lorsqu’une ONG appelle l’attention de l’opinion sur des sujets d’intérêt public elle exerce un rôle de chien de garde public semblable par son importance à celui de la presse » [21].
A plusieurs reprises, la Cour a également affirmé que les opinions impopulaires ou minoritaires bénéficient de plus de protection, car elles sont le plus souvent « stigmatisées » [22].

2. Le droit des femmes à l’accès aux informations en vertu de leur droit à l’intégrité physique et morale (article 8 de la Convention).

L’article 8 de la Convention (droit au respect de la vie privée et familiale), tel qu’interprété par la CEDH [23], garantit le droit au respect de l’intégrité physique et morale de la femme. En vertu du même article, les femmes ont un droit d’accès aux informations. Ce droit leur permet d’analyser les risques possibles pour leur santé et leur bien-être [24]. Ce droit crée pour l’État une obligation de fournir aux femmes une information effective, précise et complète en ce qui concerne leur état de santé et les risques qu’une procédure médicale peut entrainer pour leur santé. L’État est tenu également de mettre en place « une procédure effective et accessible », permettant aux femmes d’avoir accès à une information « pertinente de adéquate » [25]. Dans l’affaire Csoma c. Roumanie [26], la CEDH a constaté une violation du droit d’une femme au respect de sa vie privée et familiale, en raison du fait que celle-ci, en subissant un avortement, « n’était ni impliquée dans le choix de son traitement médical, ni informée correctement sur les risques de la procédure médicale ».

En interdisant la communication des informations et des opinions près des cliniques et sur internet des mouvements pro-vie en France, les femmes se verront recevoir des informations partielles sur l’avortement, notamment celles qui les encouragent à avorter. Ainsi, elles ne pourront pas donner librement leur consentement éclairé à une procédure médicale qui pourra porter atteinte à leur santé et à leur vie.

Un État qui ne permet pas la libre circulation de l’information et l’accès des femmes à des informations relatives à leur santé viole leur droit d’accès à l’information.

Andreea Popescu, ancien juriste à la CEDH

[1« Or, la forte présence des mouvements anti-avortement sur internet entrave l’accès à une information fiable et de qualité » (page 31) ; « ces plateformes régionales sont concurrencées par les numéros verts nationaux des organisations anti-avortement, par lesquels l’accès aux informations pratiques est entravée » (page 32). Ou encore : « Alors que l’IVG est l’expression d’une liberté de la femme et doit être consacrée comme un droit à part entière et considérée comme un acte médical comme les autres, l’attitude et les propos de certains médecins et personnels de santé vont à l’encontre de ce principe. Les termes de « récidiviste », d’« avortement de confort », ou encore d’échec » de contraception- entendu comme échec de la femme de maitriser sa contraception ; participent à la culpabilisation des femmes et à ne pas faire de l’IVG un acte légitime de leur vie sexuelle et reproductive. Ces représentations archaïques et moralisatrices constituent une forme d’entrave à l’IVG » (page 60) ;

[2Comme l’a indiqué le Rapport relatif à l’accès à l’IVG du Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes, page 30 ;

[3Annen c. Allemagne, n° 3690/10, arrêt du 26 novembre 2016, § 66 ;

[4Autronic AG c. Suisse, no 12726/87, arrêt du 22 mai 1990 ;

[5Article 10 § 1– Liberté d’expression : « Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière (…) » ;

[6Hoffer et Annen c. Allemagne, n°s 397/07 et 2322/07, arrêt du 13 janvier 2011, § 45 ;

[7Affaires dans lesquelles les requérants étaient pour l’avortement : Rommelfanger c. République Fédérale d’Allemagne, n° 12242/86, décision de la Commission du 6 septembre 1989 ; Open Door et Dublin WellWoman c. Irlande, n° 14234/88 ; 14235/88, arrêt du 29 octobre 1992 ; Women on Waves et autres c. Portugal, n° 31276/05, arrêt du 3 février 2009 ; Affaires dans lesquelles les requérants étaient contre l’avortement Plattform arzte fur das leben c. Autriche, n° 10126/82, décision de la Commission du 17 octobre 1985 ; D.F. c. Autriche, n° 21940/93, décision de la Commission du 2 septembre 1994 ; Van Den Dungen c. Pays-Bas, n° 22838/93, décision de la Commission du 22 février 1995 ; Bowman c. Royaume-Uni, n° 141/1996/760/961, arrêt du 19 février 1998 ; Pichon et Sajous c. France, n° 49853/99, décision du 2 octobre 2001 ; Annen c. Allemagne, n° 2373/07 et 2396/07, décision du 30 mars 2010 ; Hoffer et Annen c. Allemagne, n°s 397/07 et 2322/07, arrêt du 13 janvier 2011 ;

[8D.F. c. Autriche, n° 21940/93, décision de la Commission du 2 septembre 1994 ;Annen c. Allemagne, n° 2373/07 et 2396/07, décision du 30 mars 2010 ;

[9Hoffer et Annen c. Allemagne, n°s 397/07 et 2322/07, arrêt du 13 janvier 2011, § 44 ;

[10Axel Springer AG c. Allemagne (n° 2), n° 48311/10, arrêt du 10 juillet 2014, § 54 ;

[11Wingrove c. Royaume-Uni, arrêt du 25 novembre 1996, § 58 ; Animal Defenders International c. Royaume-Uni, n° 48876/08,[GC], arrêt du 22 avril 2013, § 102 ;

[12Handyside c. Royaume-Uni, n° 5493/72, arrêt du 7 décembre 1976, § 49 ;

[13Leander c. Suède, n° 9248/81, arrêt du 26 mars 1987, § 74 ;

[14Faber c. Hongrie, n°40721/08, arrêt du 24 juillet 2012, § 56 ;

[15Alexeiev c. Russie, nos 4916/07, 25924/08 et 14599/09, arrêt du 11 avril 2011, § 80 ;

[16Faber c. Hongrie, n°40721/08, arrêt du 24 juillet 2012, § 54 ;

[17Oberschlick c. Austria (n° 2), n° 20834/92, arrêt du 1 juillet 1997 ; Radio France et autre c. France, n° 53984/00, arrêt du 30 mars 2004 ;

[18Oberschlick c. Austria (n° 2), n° 20834/92, arrêt du 1 juillet 1997, § 38 ; De Haes et Gijsels c. Belgique, n° 19983/92, arrêt du 24 février 1997 ;

[19Pedersen et Baadsgard c. Danemark, n° 49017/99, arrêt du 17 décembre 2004 ;

[20Women on Waves et autres c. Portugal, n° 31276/05, arrêt du 3 février 2009, § 38 in fine ;

[21Vides Aizsardzības Klubs c. Lettonie, no 57829/00, arrêt du 27 mai 2004, § 42 ; Animal Defenders International c. Royaume-Uni, n° 48876/08, [GC], arrêt du 22 avril 2013, § 103 ;

[22Bączkowski et autres c. Pologne, n°1543/06, arrêt du 3 mai 2007, § 64 in fine ; Steel et Morris c. Royaume Uni, arrêt du 12 février 2005, § 89 : « Dans une société démocratique, même des petits groupes militants non officiels (…) doivent pouvoir mener leur activité de manière effective et qu’il existe un net intérêt général à autoriser de tels groupes et les particuliers en dehors du courant dominant à contribuer au débat public par la diffusion d’information et d’opinion sur des sujets d’intérêts général comme la santé et l’environnement » ; Vides Aizsardzibas Klubs c. Lettonie, arrêt du 27 mai 2004, § 42 : « Une telle participation d’une association étant essentielle pour une société démocratique, la Cour estime qu’elle est similaire au rôle de la presse tel que défini par sa jurisprudence constante ». « Pour mener sa tâche à bien, une association doit pouvoir divulguer des faits de nature à intéresser le public, à leur donner une appréciation et contribuer ainsi à la transparence des activités des autorités publiques » ;

[23Pretty c. Royaume-Uni, n° 2346/02, § 61 ; Tysiac c. Pologne, n° 5410/03, § 107 ; R.R. c. Pologne, no 27617/04, § 180 ;

[24K.H. et autres c. Slovaquie, n° 32881/04, arrêt du 28 avril 2009, § 44 ;

[25Roche c. Royaume-Uni [GC], § 162 ; à voir aussi le droit de la femme enceinte dans R. R. c. Pologne, n° 27617/04, arrêt du 26 mai 2011, §§ 196 et 197 ;

[26Csoma c. Roumanie, n° 8759/05, arrêt du 15 janvier 2013, § 68.

Comentaires: