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L’avocat sera-t-il le stratège de la justice du 21ème siècle ?
Parution : vendredi 20 octobre 2017
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Thématique d’une des conférences plénières de la convention nationale des avocats, l’avocat stratège de la justice du 21ème siècle laisse songeur. C’est pourquoi le Journal du Village de la Justice a interviewé un de ses intervenants, Stéphane Dhonte, Avocat et Bâtonnier du Barreau de Lille.
Quels sont les changements attendus de la justice du 21ème siècle ? Pourquoi peut-on parler d’un avocat stratège ? Qu’est ce qui permettra à l’avocat de l’être ? Autant de questions auxquelles il a bien voulu répondre.

Laurine Tavitian : Comment concevez-vous la justice du 21ème siècle ?

Stéphane Dhonte : Il y a pour moi deux idées : la justice que nous, avocats, aimerions avoir demain et la justice que nous aurons. Tout avocat souhaiterait que l’aide juridictionnelle permette aux avocats de vivre correctement et de pouvoir défendre tout le monde. Mais le principe de réalité dissipe ces espérances car il y a deux phénomènes qui vont marquer durablement notre profession je pense.

Deux phénomènes vont marquer durablement la profession : la déjudiciarisation et l’avènement du numérique.


Le premier, c’est celui de la déjudiciarisation. Il y a aujourd’hui un mouvement fort de l’Etat qui tend à abandonner son pouvoir régalien et donc à diminuer l’accès au juge. Un certain nombre de contentieux ne trouvera plus à être tranché par un juge ou l’accès au juge sera rendu tellement difficile que chaque partie devra trouver une solution amiable plutôt qu’une solution judiciaire.
La déjudiciarisation prend deux formes : une voix claire qui dit par exemple que maintenant les divorces peuvent se faire sans juge et une voix plus perverse qui dit, vous ne pouvez plus accéder à un juge directement ou cela devient tellement difficile qu’il vous est implicitement demander d’y renoncer. C’est le cas notamment avec les réformes des procédures ou les obligations de conciliation préalable.

Le deuxième mouvement de fond, c’est l’avènement du numérique qui fait tomber un certain nombre de barrières : l’accès au droit et la territorialité. Nos concitoyens gratuitement et en un clic ont accès à l’information juridique. Un avocat qui est présent sur le web, peut avoir une renommée nationale ou être chargé nationalement par les citoyens de régler leurs litiges, peu importe qu’il soit localisé à Marseille, Paris ou Mont de Marsan. Le lieu d’exercice n’aura plus autant d’importance.

Qu’est-ce qui va changer en terme d’exercice professionnel pour l’avocat ?

Les deux phénomènes que sont la déjudiciarisation et le numérique, vont nécessairement conduire à modifier l’exercice professionnel.

L’avocat aura vocation "à trouver une solution qui préserve les intérêts de chaque partie dans le cadre d’un débat avec un autre confrère."


Compte tenu du premier phénomène, le métier d’avocat va être modifié. Il n’aura plus vocation uniquement à défendre les intérêts uniques d’une partie mais à trouver une solution qui préserve les intérêts de chaque partie dans le cadre d’un débat avec un autre confrère. Pendant des années la profession a parlé des modes alternatifs de règlement des différends (MARD) et a formé des médiateurs mais il n’y avait pas de marché. Or, ce marché est en train de s’ouvrir et les MARD seront probablement la nouvelle façon d’exercer.
Si les avocats ne prennent pas en compte ce changement, il est à craindre que la place abandonnée par le juge sera prise par d’autres professionnels. Il est donc important que notre exercice professionnel soit modifié et que la défense s’organise non plus dans le cadre d’un contentieux mais dans celui d’une conciliation ou d’une médiation par exemple. C’est une première modification de notre exercice professionnel.

"La liberté d’exercice au sein du territoire national est bien plus grande avec le numérique."


La deuxième, c’est la fin d’une certaine territorialité, et probablement à terme de toute forme de postulation, c’est le RPVA... Même si nous savions tous que nous pouvions aller plaider ici ou ailleurs, la liberté d’exercice au sein du territoire national est bien plus grande avec le numérique.
Cette nouvelle forme d’exercice permet d’avoir une vitrine bien plus importante que son seul ressort local qui n’est plus réservé uniquement aux grands cabinets mais à tous. Chacun a accès à cette notoriété grâce à Internet.

Troisième point, nous assistons à la naissance de nouveaux outils et notamment des outils d’aide à la décision dont vont se doter un certain nombre de professionnel du droit et de l’assurance et dans lesquels les avocats doivent investir en masse et rapidement. Parmi eux, les outils de justice prédictive, qui permettent d’objectiver les risques et qui vont favoriser la possibilité de faire se rencontrer les intérêts respectifs des parties, sont probablement l’avenir de notre profession.
Il faut aussi compter sur tous les autres outils numériques. Il est clair que demain, même si c’est déjà quasiment le cas aujourd’hui, nous ne facturerons plus trois heures de recherche jurisprudentielle, le client ne l’acceptera plus, parce que cette recherche s’est simplifié et qu’elle ne nécessite plus grâce à l’intelligence artificielle d’y passer beaucoup de temps. Cette source de facturation va donc disparaitre.

"Les tâches à faible valeur ajoutée pouvant se standardiser ne seront plus payées par le client mais offertes dans une offre globale de services."


Il y a aussi des tâches à faible valeur ajoutée qui peuvent se standardiser et ne seront plus payées par le client mais offertes dans une offre globale de services. En matière de consommation par exemple, 90 % des questions posées par un justiciable lambda trouvent assez naturellement leurs réponses avec un robot. Les 10 % restant demande une recherche plus approfondie, une stratégie à mettre en place et c’est ici que le travail de l’avocat et sa valeur ajoutée resteront facturables.

Cette robotisation est inévitable et il va falloir trouver des sources de valeur ajoutée parce qu’il me paraît assez clair que dans 10 ans le client fera le choix d’un cabinet d’avocats selon qu’il est doté ou non d’outils numériques.

En quoi l’avocat sera un stratège de la justice du 21ème siècle ?

Il peut être un stratège pour deux raisons. La première est ancestrale ne changera jamais et la deuxième naît de la déjudiciarisation.

"La personne qui est face à un différend a toujours besoin d’un tiers, pas du juge mais de l’avocat."


Tout d’abord, celle qui est ancestrale. Quel que soit le dossier, le litige, la personne qui est face à un différend a toujours besoin d’un tiers, pas du juge mais de l’avocat, pour étaler sa problématique, la discuter et prendre le recul nécessaire sur son cas. Le justiciable aura toujours besoin de ce regard extérieur non pas pour lui donner la loi et la jurisprudence, mais pour pouvoir dire dans quelle mesure et de quelle manière il peut mettre en œuvre ses droits. Ce rôle fondamental de l’avocat ne changera jamais même avec un outil de justice prédictive.

"La déjudiciarisation permettra à l’avocat de mettre en place une stratégie de règlement du conflit sans passer par le magistrat."


Ensuite, la déjudiciarisation permettra à l’avocat de mettre en place une stratégie de règlement du conflit sans passer par le magistrat. Les choses sont mûres pour que nous transformions notre exercice professionnel en ce sens.
C’est la véritable place de l’avocat stratège du 21ème siècle. C’est un rendez-vous des avocats avec l’histoire. C’est un peu paradoxal car pendant 20 ans, nous avons entendu parlé des MARD, beaucoup d’avocats se sont formés et ont été déçus car il y avait peu de litiges à régler via la médiation ou la procédure participative. Aujourd’hui, il faut passer sur cette déception et mettre les choses en place maintenant.

Pourquoi cette stratégie passera-t-elle nécessairement par le numérique ?

Parce qu’il n’est plus question demain de faire des recherches pendant 3 heures et de ne pas trouver une réponse rapidement. Dans la stratégie que nous allons adopter, nous devons apporter une double plus-value : un accompagnement humain et l’objectivation des risques.

"Pour objectiver les risques, nous allons utiliser de plus en plus des outils de justice prédictive."


Pour objectiver les risques, nous allons utiliser de plus en plus des outils de justice prédictive qui permettent de faire du scoring [1] : scoring sur les décisions de justice, les chances de succès, les indemnités... Ces outils vont permettre de valider avec le client les risques de son dossier et ensuite de chercher avec lui la meilleure stratégie que ce soit dans le cadre d’une négociation, d’une résolution amiable ou d’un contentieux.

Ensuite, il ne faut pas oublier que ces outils ne répondent à des questions qu’en fonction d’une analyse des faits prédéterminés. Or, en tant qu’avocat, je peux par ma compréhension du dossier et par la stratégie adoptée poser la question différemment et donc obtenir un résultat différent.

"Il faut qu’elle (la profession d’avocat) dispose de la plus grande base de données en France, et même en Europe."


Enfin, pour parvenir à être stratèges de la justice du 21ème siècle, les avocats doivent se doter des deux éléments qui composent un outil de justice prédictive : l’intelligence logicielle algorithmique et la base de données. Or, aujourd’hui, la guerre concerne la base de données. L’intelligence artificielle se développe à une vitesse folle mais elle a besoin d’être nourrie. Or, si nous voulons que la profession d’avocat reste la première et la seule à apporter des solutions de droit pertinentes aux justiciables, il faut qu’elle dispose de la plus grande base de données en France, et même en Europe. Pour cela, nous devons obtenir la possibilité de constituer une base de données comprenant toutes les décisions de justice de manière non anonymisée dont le barreau serait le seul à pouvoir disposer compte tenu de notre secret professionnel. Nous serions également les seuls à pouvoir certifier que cette base de données n’a pas été tronquée et qu’elle est complète.

Si demain la profession dispose d’outils de justice prédictive et d’une base de données unique, non seulement celle-ci s’en sortira grandie mais elle pourra donner avec plus de pertinence encore les conseils qu’elle doit prodiguer aux justiciables, régler les conflits là où le juge a disparu et enfin être la seule à pouvoir répondre à la demande de justice.

Votre barreau expérimente actuellement un outil de justice prédictive. Quels en sont les résultats ?

"Les machines seront encore plus performantes quand elles seront plus alimentées."


Les résultats sont assez clairs. Dans le cadre de l’expérimentation que nous avons mis en place au sein de mon barreau, nous travaillons sur l’évolution des scoring sur les magistrats, les juridictions, les indemnités, les délais de procédures et des arguments les plus et les moins pertinents retenus par les magistrats. Nous voyons l’évolution de l’outil et les progrès sont fulgurants. Nous avons beau en être aux balbutiements, la capacité des machines à traiter des données en nombre et à comprendre le langage naturel et juridique devient de plus en plus pertinente.
La vraie limite de ces outils, c’est la base de données. Il manque en l’état les décisions de première instance dont beaucoup n’ont pas été collectées. Avec la loi Lemaire, toutes les legalTech auront accès d’ici 4 à 5 ans à ces données anonymisées, soit environ 2 millions de décisions par an.
Les machines seront encore plus performantes quand elles seront plus alimentées.

La justice prédictive touche tous les domaines du droit. Quand un tribunal d’instance a un taux d’appel d’environ 5%, faire un scoring sur des décisions de TI a un véritable intérêt.
Donc si demain nous voulons rester compétitif et avoir un avantage concurrentiel dans cette évolution, il faut impérativement que nous disposions de l’ensemble des données non anonymisées de toutes les juridictions afin d’affiner encore mieux le scoring.
Il y a urgence et il faut aller très vite dans la constitution de cette base de données.

"Si nous avons des données brutes, qualitatives, certifiées et complètes, la profession d’avocats aura un avantage particulier, concurrentiel qui lui permettra de passer le virage du 21ème siècle."


Si nous avons des données brutes, qualitatives, certifiées et complètes ce que n’auront jamais les legaltech, en vertu de la loi Lemaire, la profession d’avocats aura un avantage particulier, concurrentiel qui lui permettra de passer le virage du 21ème siècle et de rester la profession la plus pertinente pour conseiller, accompagner, négocier, concilier ou défendre, car la demande de justice dans le même temps n’a quant à elle jamais baissé et ne cesse d’augmenter.

Interview initialement parue dans le Journal du Village de la Justice n°82.

Propos recueillis par Laurine Tavitian.

[1Le scoring est le fait de calculer des probabilités en se basant sur différents critères.