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Salariés, cadres : comment obtenir la communication des preuves détenues par votre employeur ? Par Frédéric Chhum et Mathilde Mermet-Guyennet, Avocats.
Parution : lundi 24 décembre 2018
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Aux termes de l’article 1353 du Code civil, il appartient à celui qui réclame l’exécution d’une obligation d’en rapporter la preuve.

Souvent le salarié, bien que dans son droit, se trouve en difficulté pour obtenir les documents nécessaires à la démonstration de ses prétentions devant le Conseil de prud’hommes.

Et pour cause, souvent, seul l’employeur a en sa possession les précieux documents, tels que les documents comptables nécessaire à démontrer l’absence de réalité du motif économique d’un licenciement.

C’est également le cas, lorsque le salarié licencié pour faute grave a été immédiatement mis à pied et se trouve par conséquent privé d’accès à ses documents professionnels, le privant dans le même temps de la possibilité d’attaquer son employeur sur d’autres manquements dans l’exécution de son contrat de travail.

La difficulté est identique s’agissant par exemple de discrimination ou d’inégalité de traitement ; comment démontrer une différence de salaire ou d’évolution de carrière en l’absence des bulletins de salaires de vos collègues !

Aussi, sachez que le Code du travail prévoit plusieurs dispositifs permettant de rétablir ce déséquilibre, lesquels permettent notamment d’obtenir en urgence devant le Conseil de prud’hommes la communication forcée des documents par l’employeur ou encore d’alléger la charge de la preuve qui pèse sur le salarié.

1) L’aménagement de la charge de la preuve : demande de paiement des heures supplémentaires, la preuve de discrimination ou de harcèlement etc.

1.1) Les textes applicables

Le législateur, de même que la jurisprudence ont pris acte de la difficulté pour le salarié d’apporter la preuve pourtant nécessaire à la préservation de ses droits, et ce en aménageant la charge de la preuve, notamment dans les matières suivantes :
- Heures supplémentaires [1],
- Discrimination [2],
- Harcèlement moral et sexuel [3],
- Inégalité de traitement/inégalité salariale [4],
- Licenciement pour faute grave [5].

Pour tous ces domaines, le salarié n’est pas tenu d’apporter la preuve complète des manquements de l’employeur mais doit seulement fournir au juge des éléments de fait laissant présumer ces fautes. Il incombe ensuite à l’employeur de démontrer que les éléments relevés par le salarié sont justifiés par des éléments objectifs et étrangers aux griefs qu’il lui impute.

1.2) Licenciement pour faute grave et licenciement pour cause réelle et sérieuse.

S’agissant du licenciement pour faute grave, la Cour de cassation est allée plus loin que le législateur puisque dans cette hypothèse la charge de la preuve repose intégralement sur l’employeur et le salarié n’a rien à démontrer [6].

De fait si l’employeur est défaillant dans l’administration de cette preuve, le licenciement devra être jugé sans cause réelle et sérieuse.

En revanche, s’agissant d’un licenciement pour cause réelle et sérieuse, le code du travail prévoit que : « en cas de litige, le juge à qui il appartient d’apprécier la régularité de la procédure suivie et le caractère réel et sérieux des motifs invoqués par l’employeur, forme sa conviction au vu des éléments fournis par les parties et au besoin après toutes mesures d’instruction qu’il estime utiles » [7].

Il est donc nécessaire pour le salarié de produire des éléments permettant de contester le motif invoqué dans la lettre de licenciement.

1.3 Prouver ses heures supplémentaires.

S’agissant des heures supplémentaires, sachez que la production d’un décompte de vos horaires quotidien, y compris complété a posteriori est suffisant pour renverser la charge de la preuve.

Il appartient ensuite à l’employeur d’apporter des éléments pour contester les horaires invoqués par le salarié et justifier des horaires effectivement réalisés par le salarié.

Aussi, le paiement des heures supplémentaires a pu être accordé, dans les situations suivantes :
- Le salarié, qui établit lui-même un décompte, au crayon, calculé mois par mois, sans explication ni indication complémentaire, alors que l’employeur ne fournit aucun élément justifiant des horaires réalisés par le salarié, a droit au paiement de ses heures supplémentaires [8] ;
- Le salarié qui produit les captures d’écran d’ordinateurs en retenant les dates et les horaires de modification [9] ;
- Le salarié produisant des éléments suffisamment précis sur ses horaires tandis que l’employeur ne justifiait pas d’une organisation concrète du temps de travail accompli par le salarié et n’indiquait pas avoir contrôlé son temps de travail par un moyen quelconque [10].

Par ailleurs, la Cour de cassation a jugé tout récemment que le fait que l’employeur avait interdit réalisation des heures supplémentaire ou que le salarié n’ait pas demandé l’autorisation de réaliser des heures supplémentaires, n’était pas de nature à faire obstacle à leur paiement, dès lors que l’employeur confie au salarié des tâches que le salarié n’est pas en mesure de réaliser sur ses horaires de travail [11].

2) Le référé probatoire devant le Conseil de prud’hommes.

2.1) Le texte.

L’article 145 du Code de procédure civile confère au juge des référés le pouvoir d’ordonner certaines mesures d’instruction, s’il existe un motif légitime de conserver ou d’établir des preuves qui pourront faire défaut lors d’un procès futur.

La finalité de cet article est de permettre l’établissement de la preuve avant tout procès au fond.

Il s’agit d’un mécanisme très efficace, qui permet, à la condition de justifier d’un motif légitime, de voir ordonner la transmission de tous documents nécessaires à la protection de ces droits et dont seul l’employeur dispose.

Ce dispositif est particulièrement adapté en matière de discrimination, puisqu’il est possible d’obtenir la communication de tous les documents de carrière de salariés non discriminés (contrats de travail, avenants, bulletins de paie), et par conséquent de déterminer précisément l’étendue du préjudice de discrimination.

Surtout, la Cour de cassation a jugé que le respect de la vie personnelle du salarié et le secret des affaires ne constituent pas « en eux-mêmes » un obstacle à l’application de l’article 145 du CPC, et que l’existence d’un « motif légitime », justifie, à lui seul, la recevabilité de la demande [12]

2.2) Les jurisprudences.

A titre d’exemple, il a été ordonné :
- La consignation au greffe par l’employeur des tableaux journaliers d’horaires de travail [13] ;
- Les rapports d’audits dont la mesure ou ils servaient de support au licenciement, le registre d’entrée et de sortie du personnel, les procès-verbaux du comité d’entreprise dans la mesure ou ils étaient susceptibles d’éclairer le contexte du licenciement, l’intégralité du contenu de la boîte mail et ses fichiers contenus sur disque dur et dans son espace réservé sur le serveur dès lors qu’ils permettaient de répondre aux griefs de la lettre de licenciement, mais également d’instruire la demande d’heures supplémentaires formulée au fond [14] ;
- Les contrats de travail et avenants de l’ensemble des salariés gestionnaires confirmés de la société, les tableaux d’avancement et de promotion de l’ensemble des salariés gestionnaires confirmés de la société, les bulletins de salaire des cinq dernières années (de septembre 2011 à août 2016) de l’ensemble des salariés gestionnaires confirmés de la société, dans le cadre d’une inégalité de traitement [15].

2.3) Quid en matière de preuve des heures supplémentaires.

Il convient de rappeler qu’en matière d’heures supplémentaires, l’article L.3171-3 du Code du travail dispose que : « L’employeur tient à la disposition de l’agent de contrôle de l’inspection du travail mentionné à l’article L. 8112-1 les documents permettant de comptabiliser le temps de travail accompli par chaque salarié. »

S’agissant d’une obligation légale de l’employeur de détenir ces documents, un salarié peut les obtenir dans le cadre d’un référé probatoire.

On pourra en revanche regretter l’absence de définition et de précision sur les contours du motif légitime ; la Cour de cassation laissant aux juges du fond le soin d’apprécier souverainement la légitimité du motif.

En cas de succès, le Conseil de prud’hommes rend une ordonnance ayant force exécutoire, la communication des documents devant être assortie d’une astreinte provisoire, ce qu’il ne faut pas oublier de demander.

Il faut enfin souligner que la requête doit impérativement être soumise avant toute instance au fond, sans quoi elle sera déclarée irrecevable.

3) Demande de communication forcée devant le bureau de conciliation et d’orientation (BCO) du Conseil de prud’hommes.

3.1) Les pouvoirs du BCO dans le cadre de l’article R.1454-1 du Code du travail.

Au cours de la procédure prud’homale, l’audience de jugement est précédée d’une audience du bureau de conciliation et d’orientation (sauf les cas de saisine directe du Bureau de Jugement), dont l’objet est notamment la mise en l’état de l’affaire.

Or, ce dernier est investi de pouvoir d’instruction de l’affaire, pouvoir par ailleurs renforcés depuis le décret de mai et dont le salarié peut se saisir utilement afin d’établir la preuve nécessaire au succès de ses prétentions au fond.

En effet, l’article R.1454-1 du Code du travail dispose que le bureau de conciliation : « peut entendre les parties en personne, les inviter à fournir les explications nécessaires à la solution du litige ainsi que les mettre en demeure de produire dans le délai qu’il détermine tous documents ou justifications propres à éclairer le conseil de prud’hommes ».

Plus précisément, aux termes de l’article R.1454-14 du Code du travail, le bureau de conciliation et d’orientation peut ordonner :
« 3° Toutes mesures d’instruction, même d’office ;
4° Toutes mesures nécessaires à la conservation des preuves ou des objets litigieux.
 »

3.2) Qu’est-il possible d’obtenir en BCO ?

A titre d’exemple, le bureau de conciliation et d’orientation a valablement pu ordonner la communication forcée des documents suivants :
- Les documents retraçant l’évolution de carrière (contrat de travail, avenant, courbe de carrière et tableau de promotion) ainsi que les bulletins de paie des 3 dernières années et des mois de décembre de chaque année depuis leur embauche de 19 salariés dans le cadre d’une inégalité de traitement [16]
- Un contrat de sous-traitance suite à un transfert (nécessaire pour prouver l’application de l’article L.1224-1 du Code du travail et la fraude des employeurs [17] ;
- Les fiches de pointages journaliers sur une période de 3 mois précédant l’avertissement [18] ;
- La liste des salariés recrutés dans les années 1983 à 1985, toujours présents dans les effectifs en 2009 ; pour ces agents diplôme, année de naissance, date d’embauche, date d’accession aux qualifications H, CS1 et CS2, Qualification et Position de rémunération actuelles, Coefficient hiérarchique équivalent, salaire mensuel brut, courbe de carrière, pour l’ensemble de la population des Attachés Cadre Gr III a les délais de séjour moyen sur chaque niveau de rémunération (de F à CS2), les comptes rendus des entretiens d’appréciation et des entretiens individuels annuels de Monsieur Albert Z pour les années 1991 à 2009 [19].

Frédéric Chhum avocat et ancien membre du Conseil de l\'ordre des avocats de Paris (mandat 2019 -2021) CHHUM AVOCATS (Paris, Nantes, Lille) [->chhum@chhum-avocats.com] www.chhum-avocats.fr http://twitter.com/#!/fchhum

[1Article L.3171-4 du Code du travail.

[2Article L.1134-1 du Code du travail.

[3Article L.1154-1 du Code du travail.

[4Cass, soc, 28 septembre 2004, n°03-41.829.

[5Cass, soc, 9 octobre 2001, n°99-42.204.

[6Cass, soc, 9 octobre 2001, n°99-42.204.

[7Article L.135-1 du Code du travail.

[8Cass, soc, 24 novembre 2010, n°09-40.928.

[9Cass, soc, 17 novembre 2015, n°14-15.142.

[10CA, Aix en Provence, 17 novembre 2017, n°16/17434.

[11Cass, soc, 14 novembre 2012, n°17-16.959 et 17-20.659.

[12Cass, soc, 19 décembre 2012, n°10-20.526.

[13Cass, soc, 27 mai 1997, n°95-41.765.

[14CA, Versailles, 25 octobre 2018, n°18/01262.

[15CA, Paris, 14 septembre 2017, n°17/01142.

[17Cass, soc, 25 octobre 2011, n°10-24.397.

[18Cass, soc, 7 juin 1995, n°91-42.604.

[19CA, Paris, 14 janvier 2010, n°09/07595.