Village de la Justice www.village-justice.com

Loi Pacte : l’intérêt social, une codification en trompe-l’oeil ? (2/3). Par Bastian Bareste, Juriste.
Parution : vendredi 9 août 2019
Adresse de l'article original :
https://www.village-justice.com/articles/loi-pacte-les-associes-interet-social-raison-etre,32193.html
Reproduction interdite sans autorisation de l'auteur.

Cet article constitue la deuxième partie d’un dossier consacré à l’étude de la loi Pacte publié sur le Village de la Justice [1].

L’un des grands apports de la loi Pacte, en date du 22 mai 2019, est la codification de l’historique notion d’intérêt social et la consécration de l’expression « d’enjeux sociaux et environnementaux » à l’article 1833 alinéa 2 du Code civil.

A cet égard, l’article 1833 alinéa 2 du Code civil nouvellement réformé dispose désormais que « La société est gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité ».

Si cette codification a fait couler beaucoup d’encre, notamment en raison du risque accru de contentieux qu’elle serait susceptible d’engendrer, la doctrine est demeurée silencieuse sur le rôle des associés dans la mise en oeuvre des notions d’intérêt social et de prise en considération des enjeux sociaux et environnementaux.

Les associés, l’intérêt social et les enjeux sociaux et environnementaux.

Ces nouvelles notions, résultant de la loi Pacte, qui, à première lecture, semblent ne s’adresser qu’à l’attention des mandataires sociaux, doivent tout d’abord être définies (A) puis analysées au regard de la situation des associés (B).

A. La consécration de l’intérêt social et des enjeux sociaux et environnementaux.

1. L’intérêt social, une notion connue.

L’intérêt social est une notion d’origine prétorienne nonobstant l’existence de quelques références éparses dans les textes [2]. Elle est largement débattue en doctrine au regard de son sens [3], de sa portée [4], comme de ses fonctions, qui ont diachroniquement évoluées.

Historiquement, l’intérêt social a d’abord été envisagé comme consubstantiel à l’intérêt des associés fondateurs selon une lecture contractuelle de la société puis élargi et autonomisé de l’intérêt de ces derniers selon une lecture institutionnelle désormais plus répandue.

Aujourd’hui, l’intérêt social a notamment pour fonction de (i) permettre d’évaluer la gravité du comportement des membres de la société (abus de majorité, abus de minorité, faute de gestion du dirigeant, abus de biens sociaux et de crédit), (ii) d’apprécier la régularité et/ou la validité des décisions et actes sociaux (en amont avec les conventions de vote ou en aval avec la sanction de toute contrariété d’un acte avec l’intérêt social) et enfin (iii) d’évaluer l’opportunité pour le juge de s’immiscer, par l’intermédiaire d’un tiers, dans la sphère sociale (désignation d’un administrateur provisoire [5], d’un mandataire judiciaire ad hoc [6], etc.).

Pourtant, force est de constater que la jurisprudence interprète variablement la notion d’intérêt social au gré des affaires en passant d’une vision institutionnelle à une conception plus contractuelle. En matière de validité des cautionnements consentis par une société au profit de l’emprunt souscrit par une autre, la jurisprudence traditionnelle a pendant longtemps prononcé la nullité de tels engagements dès lors qu’ils entraient en contrariété avec l’intérêt social de la société caution [7]. Or, plus récemment, la Cour de cassation a considéré que la seule contrariété d’un tel acte à l’intérêt social ne pouvait, en soi, constituer une cause de nullité de cet engagement [8]. On voit donc que l’éclatement des fonctions de l’intérêt social peut fragiliser la sécurité juridique des opérateurs et donner lieu à des divergences interprétatives préjudiciables à la cohérence de la notion [9]. Aussi, nombreuses ont été les tentatives de classification des différents degrés de l’intérêt social ces dernieres années [10].

A cet égard, la réforme opère deux innovations que sont (i) la codification à droit constant de la notion d’intérêt social et (ii) l’utilisation du terme « son », impliquant dès lors que la société doive être gérée dans son seul intérêt propre et ce, à l’exclusion de toute conception contractuelle qui lierait l’intérêt social avec celui des associés. Pour autant, les travaux préparatoires semblent souligner que « la pertinence de son application pratique repose sur sa grande souplesse » [11]. En l’absence de définition légale, le doute reste entier alors qu’il aurait été sans doute plus simple de définir l’intérêt social comme tout acte, ou opération pris ou réalisé dans l’intérêt financier ou juridique de la société.

S’agissant du risque de contentieux, la codification de la notion d’intérêt social ne peut évidemment que nourrir la crainte d’un nombre accru d’actions.

Sur le terrain de la responsabilité civile, alors qu’auparavant la sanction des dirigeants irrespectueux de l’intérêt social relevait du monopole des associés, à travers les mécanismes de révocation ou d’action en responsabilité, tout porte à croire que tel n’est plus le cas. Désormais, il apparaît possible pour n’importe quel tiers à la société, tels qu’un fournisseur, un distributeur, un client ou une organisation associative, d’agir contre un dirigeant au titre du non-respect de l’intérêt social. En effet, il faut rappeler que les dirigeants sont généralement susceptibles d’engager leur responsabilité en cas, notamment, de violation de la loi.
Dès lors que l’obligation de gérer la société dans l’intérêt social est désormais inscrite dans la loi, les tiers seront alors en position, sous réserve de respecter les autres conditions contraignantes que l’on connait dont le fait de rapporter l’existence d’une faute séparable, d’agir contre le dirigeant sur ce terrain et non plus sur le fondement d’une faute de gestion séparable.

Enfin, nombreux sont les auteurs à souligner le risque de contentieux susceptible de découler de cette nouvelle disposition dans les opérations de restructuration ou de prises de participation, notamment dans le cadre des sorties forcées [12].

Sur le terrain de la nullité des décisions prises en violation avec l’intérêt social, les auteurs du texte ont entendu restreindre la possibilité d’invoquer la contrariété à l’intérêt social comme fondement de la nullité des sociétés, comme de leurs actes et opérations en modifiant l’article 1844 du Code civil [13].
Tout porte cependant à croire qu’en raison de sa nature impérative (que la jurisprudence devra d’abord consacrer), les juges passeront outre cet obstacle pour pouvoir prononcer la nullité de toute décision prise en contrariété avec l’intérêt social, que celle-ci ait été décidée par un dirigeant comme par l’assemblée générale et ce, conformément à la jurisprudence traditionnelle.

2. Les enjeux sociaux et environnementaux, une notion inconnue.

L’article 1835 du Code civil requiert désormais que les enjeux sociaux et environnementaux soient désormais pris en considération dans la gestion de la société. Au-delà du caractère inhabituel d’un tel standard pour le juriste français, ce sont ses caractères flous, non prescriptif et prévisionnel qui étonnent. Ce standard, qui ne peut pas être envisagé distinctement de la gestion sociale appelle à plusieurs remarques.

Cette référence faite aux enjeux sociaux et environnementaux est inspirée du système britannique, dans lequel le dirigeant, doit, au titre de son devoir de promouvoir l’intérêt et le succès de la société, prendre en compte « les conséquences de sa décision sur le long-terme » ou encore « les conséquences de toute décision sociale sur la société civile et l’environnement » [14]. Aussi, sa responsabilité peut être engagée dès lors qu’il est démontré que le dirigeant n’a pas tenu compte des conséquences de sa décision au regard desdits intérêts. Cependant, à ce jour, aucun juge anglais n’a jamais condamné un dirigeant sur le fondement d’un manquement à cette obligation [15].

Selon le Conseil d’Etat, la référence faite aux enjeux sociaux et environnementaux de l’activité sociale n’est pas une nouveauté en droit français et se doit d’être lue à la lumière de l’essor de la RSE [16]. Ce mouvement, principalement fondé sur l’éthique et la transparence, s’appuie sur le développement grandissant de l’attention portée par l’opinion et les pouvoirs publics, aux international [17] et européen [18], au rôle susceptible d’être joué par les entreprises dans la société civile pour la défense des droits de l’homme [19], du développement durable [20] ou encore de l’égalité des sexes [21].
Ce mouvement s’est traduit en droit par l’adoption d’obligations de transparence imposées à certaines sociétés, tel que le dispositif de « déclaration de performance extra-financière » [22] applicable aux SA et imposant à ces dernières, lorsqu’elles y sont soumises, de rendre transparente la manière dont elles prennent en compte les conséquences sociales et environnementales de leur activité, dont les conséquences sur le changement climatique et de l’usage des biens et services qu’elles produisent. Le développement de cette législation repose sur le postulat selon lequel la promotion de certaines valeurs sociétales par les entreprises doit être corrélée avec les performances économique et financière [23]. Tous ces dispositifs sont cependant limités en raison de (i) l’absence de sanction juridique en cas de méconnaissance malgré leur caractère impératif [24], (ii) leur applicabilité aux seules sociétés d’une importance économique et/ou financière conséquente et (iii) leur application en aval du processus décisionnel, une fois que la décision managériale a été prise.

A cet égard, la réforme opérée dans le Code civil prend le contrepied des caractéristiques de la RSE « classique ». D’abord, cette référence aux enjeux sociaux et environnementaux a été inscrite dans le Code civil, de manière à être rendue applicable à toutes les sociétés, nonobstant leur forme sociale.
Si la prise en considération de ces enjeux ne semble pas directement sanctionnée, le texte adopte une rédaction impérative, appelant à considérer qu’une obligation de moyen pèse sur la personne en charge de la gestion laquelle, notamment s’il s’agit d’un dirigeant social, pourrait se voir reprocher, au titre d’une révocation ou à l’occasion d’une action en responsabilité civile, l’absence totale de prise en compte de ces enjeux. A cet égard, ce qui est sanctionné, ce n’est pas de méconnaître ces enjeux, mais de ne les avoir tout simplement pas envisagé ou pris en considération à l’occasion d’une décision sociale. Enfin, ces enjeux devront maintenant être pris en considération en amont de toute décision. Dès lors, le législateur ne cherche plus à orienter la politique à long-terme de l’entreprise, mais bel et bien son day to day management.

Un doute demeure cependant quant au contenu véritable de ces enjeux, qui, s’ils sont connus, devront être interprétés par le juge. Il semble que la sécurité juridique commande de penser que les juges saisis d’actions en responsabilité exercées à l’encontre de dirigeants sociaux devront, tout comme pour l’intérêt social, prendre en considération la taille de l’entreprise, la forme sociale de celle-ci, son activité ainsi que la diligence mise en œuvre par le dirigeant au cas par cas afin de ne pas vider cette disposition de sens. Le risque est pourtant ici que le contenu très fuyant de ce standard laisse une très grande latitude d’action au juge, qui pourrait y voir l’occasion de s’immiscer, a contrario du principe traditionnel de non-immiction [25], dans la gestion de la société.

Une autre question est celle de l’articulation entre l’intérêt social et les enjeux sociaux et environnementaux. Si certains ont pu soutenir, de manière intéressante mais à tort, que les enjeux sociaux et environnementaux constituaient des intérêts propres à respecter, il semble en fait qu’une hiérarchisation doive être établie entre ces notions.
En effet, le Conseil d’Etat, dans son avis du 18 juin 2018, souligne d’abord que les enjeux sociaux et environnementaux ne « constituent pas une nouvelle composante de l’intérêt social ; ils n’entrent donc pas dans le champ de l’obligation de gérer dans l’intérêt social » [26].
L’étude d’impact précise quant à elle que les enjeux sociaux et environnementaux doivent être considérés comme d’une importance inférieure à celle de l’intérêt social qui est une fin en soi, comme le critère essentiel de validité des actes et opérations de société mais également la limite d’ordre public aux pouvoirs des mandataires sociaux [27].
A l’inverse, les enjeux sociaux et environnementaux ne sont quant à eux qu’une étape à respecter dans la prise de décision, une modalité de l’obligation de gestion saine et raisonnable du dirigeant. Un tel choix ne peut être que salué dans la mesure où il semble évident qu’il n’existe pas de correspondance systématique entre l’intérêt social, matérialisé par l’avantage procuré à la société [28], et le respect des enjeux sociaux et environnementaux pris au sens large. Cette hiérarchisation permet ainsi d’aménager avec plus de sécurité juridique le régime d’exécution des obligations du dirigeant qui se retrouverait pieds et mains liés si ce dernier venait à devoir traiter égalitairement l’intérêt propre de la société avec des enjeux d’intérêt général.

S’agissant du risque de contentieux, la mise en place d’une telle obligation ne peut évidemment que nourrir la crainte d’un nombre accru d’actions.

Sur le terrain de la responsabilité civile, tout tiers intéressé pourrait invoquer à l’encontre de la société ou du dirigeant (ou de ses associés) un manquement à l’obligation de prise en compte des enjeux sociaux et environnementaux en démontrant que ces derniers n’ont pas été pris en considération.
Cependant, ce risque doit être relativisé en ce qu’en fonction de la qualité du tiers demandeur, il serait nécessaire d’établir l’existence d’une faute séparable, intentionnelle et d’une particulière gravité [29] dont la preuve, en ce qu’il s’agit d’une obligation de moyen et d’information non destinée aux tiers, serait difficile à apporter. De même, le préjudice semble limité à la simple perte de chance d’éviter le dommage ayant résulté de l’absence de prise en considération, limitant de facto le montant de l’indemnisation qui pourrait être allouée.

Enfin, en cas d’action exercée contre la société, il serait nécessaire de s’interroger sur l’existence d’un contrat ou non entre elle et le tiers demandeur ainsi que sur l’inclusion, dans le champ contractuel, de la question desdits enjeux sociaux et environnementaux.

Sur le terrain de la validité des actes et opérations réalisés par ou pour la société, le risque semble tout aussi important eu égard aux considérations développées ci-avant quant à la contrariété des décisions et opérations sociétaires contraires à l’intérêt social.

En conclusion, il apparaît finalement que cette réforme sous l’angle des notions qu’elle a codifiées dans le Code civil, risque de créer plus d’incertitudes et nourrir plus de questions qu’elle n’apportera de réponses. Il en va de même quant au rôle des associés dans ce cadre.

B. le rôle des associés dans la mise en œuvre de l’intérêt social et des enjeux sociaux et environnementaux.

1. Au regard de l’intérêt social.

Le deuxième alinéa de l’article 1833 dispose désormais que « La société est gérée dans son intérêt social », impliquant, selon une interprétation stricte, que seuls les mandataires sociaux seraient les débiteurs de cette obligation et que les associés en seraient dès lors les arbitres. Il semble d’emblée parfaitement incohérent d’écarter les associés du respect de l’intérêt social alors qu’ils en sont pourtant les débiteurs historiques. Sur ce point, il est regrettable que l’intérêt social ait été consacré consubstantiellement à la gestion de la société. Il aurait été beaucoup plus judicieux de consacrer l’intérêt social de manière autonome et d’envisager une réforme catégorielle des dispositions spécifiquement applicables au mandataires sociaux en fonction de chaque forme sociale.

Si le terme de « gestion » semble écarter les associés de son champ d’application (par référence au sens de l’opération de gestion prise dans le cadre d’une expertise éponyme), il semble plus juste d’y lire une gestion au sens fonctionnel du terme, soit celle exécutée dans le seul intérêt de la société, sans considération d’un quelconque critère organique. C’est d’ailleurs dans ce sens que les juges seront le plus probablement amenés à l’apprécier.

Les associés ont historiquement toujours été soumis à l’intérêt social, mais dans une perspective différente de celle des dirigeants. En effet, la structure de l’article 1833 du Code civil permet de nous en rendre compte. Le premier alinéa dispose que la société est constituée dans l’intérêt des associés. Cela reflète tout simplement la vision contractuelle de la société. C’est la volonté des associés fondateurs qui est à l’origine de la personne morale et, en leur qualité de propriétaires de droits sociaux, les associés, réunis en assemblée, constituent l’organe souverain au sein d’une société. Le deuxième alinéa précise ensuite que la société doit être gérée dans son intérêt, conformément à la vision institutionnelle de l’intérêt social. Cela est d’autant plus vrai que si les dirigeants ne peuvent généralement empiéter sur la compétence légale des autres organes, l’assemblée générale peut, elle, librement faire et défaire les décisions sociales prises par les dirigeants de même qu’elle les nomme et les révoque [30].
Cependant, si cette souveraineté est reconnue, elle est également relative. Si les dirigeants sont les débiteurs de l’intérêt social et doivent le respecter en toute circonstances, les associés, qui en sont les gardiens, n’y sont pas pour autant soustraits. Les associés ne peuvent porter atteinte à l’intérêt social, et ce, qu’ils exercent leurs droits en assemblée générale ou agissent en dehors de celle-ci.

En assemblée générale, les associés sont soumis à l’obligation de ne pas adopter un comportement contraire à l’intérêt social. Ainsi, les associés majoritaires doivent s’abstenir d’imposer toute décision contraire à l’intérêt social tandis que les minoritaires doivent s’abstenir de bloquer l’adoption de toute décision qui s’avèrerait nécessaire à la pérennité de l’intérêt social. Si ces comportements sont aujourd’hui sanctionnés par le biais de la théorie de l’abus dans l’exercice du droit de vote, c’est, de manière sous-jacente, la protection de l’intérêt social dont il est question dès lors que la contrariété entre ledit intérêt et le comportement de l’associé est l’une des conditions d’engagement de la responsabilité civile délictuelle de ce dernier.
De la même manière, la loi rappelle d’ailleurs en la matière que les conventions de vote doivent respecter l’intérêt social de la société au sein de laquelle l’exercice des droits de vote concernés est contractuellement aménagé.

Enfin, si les associés agissent dans le cadre d’une action de concert, ces derniers ne peuvent pas, même de manière concertée, porter atteinte à l’intérêt social.

En dehors de l’assemblée générale, les associés doivent également respecter l’intérêt social. En premier lieu, s’il n’existe, à la charge des associés, aucun engagement naturel de non-concurrence, ils doivent pour autant s’abstenir de tout acte de concurrence déloyale envers la société [31]. Sous le prisme de la faute résultant de l’abus de la liberté de travailler et d’entreprise, c’est encore la protection de l’intérêt social dont il est question. De la même manière, alors que la théorie de l’abus de majorité est traditionnellement circonscrite aux seules décisions émanant de l’assemblée générale, la jurisprudence a étendu son champ d’application à tout acte commis par un associé majoritaire en dehors de l’assemblée générale. En effet, la Cour de cassation, en matière de management fees agreements, a déjà admis que la décision à l’origine de l’abus de majorité pouvait résulter d’une simple décision de gestion, comme de la conclusion de toute convention, notamment "d’assistance" ou de "gestion" conclue avec la société, et ce, en dehors de toute assemblée générale [32].

A cet égard, il semble important de souligner le risque engendré par la codification de l’intérêt social à l’égard des associés. En effet, comme développé précédemment, il existe un risque accru de contentieux sur le terrain de la responsabilité susceptible de se traduire par une agmentation du risque financier assumé par les associés.

De même, sauf à considérer l’article 1833 alinéa 2 du Code civil inapplicable aux associés, ceux-ci pourraient potentiellement être poursuivis par des tiers sur le terrain délictuel au titre d’une décision sociale adoptée contrairement à l’intérêt social et ce, dans les mêmes conditions et sous les mêmes réserves que pour les mandataires sociaux. A cette fin, il ne semble pas déraisonnable de considérer l’opportunité pour les juges d’interpréter extensivement l’expression de gestion sociale afin d’inclure les associés dans son champ d’application.

2. Au regard des enjeux sociaux et environnementaux.

Si la doctrine considère pour l’essentiel que la prise en considération de ces enjeux serait de nature à alourdir la charge des obligations pesant sur les dirigeants, d’autres considèrent à l’inverse que cela pourrait accroître les pouvoirs des dirigeants au détriment des associés. Dans cette perspective, si une décision directoriale devait aller à l’encontre de l’intérêt des associés, mais dans l’intérêt social eu égard aux considérations sociales et environnementales, il y aurait fort à parier que les associés soient, après coup, restreints dans leur possibilité d’agir contre le dirigeant.

Là-encore, si cette obligation semble peser prioritairement sur les épaules des mandataires sociaux, l’attention toujours plus importante apportée par l’opinion publique sur les conséquences sociales, sociétales et environnementales des décisions sociétaires devrait, en raison du risque réputationnel qui en résulte, amener les associés à prévenir en amont toute condamnation sur ce terrain et ainsi se soumettre volontairement au respect de la prise en compte de tels enjeux. En effet, à l’heure de l’information instantanée et d‘une prise de conscience généralisée des enjeux sociétaux contemporains, les entreprises ne se positionnent plus dans le paradigme de la réaction mais celui de la prévention.

De même, il semblerait assez incohérent pour les juges de procéder à l’application d’une obligation d’observer l’intérêt social à deux vitesses avec d’un côté, un dirigeant tenu de prendre en compte les conséquences sociales et environnementales de ses décisions et de l’autre, des associés susceptibles de s’en abstenir, malgré la possibilité pour eux d’agir à l’encontre d’un dirigeant défaillant sur ce terrain.

Si la lecture du texte semble circonscrire le respect de l’intérêt social et la prise en compte des enjeux sociaux et environnementaux au seul dirigeant, cela semble cependant incohérent avec la volonté sous-jacente du texte désireuse de développer un actionnariat de long-terme et ce, en considération de la place des associés au sein de la société, qui en sont le pouvoir souverain, la volonté originaire et qui ont dès lors un rôle prépondérant à jouer dans la mise en œuvre de ces nouvelles règles.

Bastian Bareste Juriste

[1Accéder à la première partie ici.

[2On la retrouve mentionnée en matière de convention de vote (C. com., art. L. 233-3) et en matières d’abus de biens sociaux et de crédit (C. com., art. L. 241-3 ; art. L. 242-6).

[3D. Poracchia et D. Martin, Regard sur l’intérêt social, Rev. sociétés 2012. 475.

[4A. Pirovano, La « boussole » de la société. Intérêt commun, intérêt social, intérêt de l’entreprise ?, D. 1997. 189.

[5Cass. Com., 17 octobre 1989, Société d’exploitation des Etablissements Béocube, n° 87-19.369.

[6CA Paris, 10 avril 1989.

[7Cass. civ. 3e, 12 septembre 2012, n° 11-17.948.

[8Cass. com., 12 mai 2015, n° 13-28.504, n° 429 P + B.

[9B. Brignon, Loi « PACTE » et droit des sociétés : RSE et raison d’être (art. 169), société à mission (art. 176) et contrat de partage de plus-value (art. 162), revue Lexbase Affaires, n° 595, 23 mai 2019.

[10J. Heinich, Intérêt propre, intérêt supérieur, intérêt social, Rev. soc., 2018, D., p. 568.

[11Dossier législatif, exposé des motifs - Loi n° 2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprise, page 20.

[12v. note n° 9.

[13C. civ., art. 1844-10, alinéas 1 et 2.

[14Companies Act 2006, section 172, 1, (b) which states that the director must have a regard to “the interests of the company’s employees” or even “the impact of the company’s operations on the community and the environment”.

[15P.-H. Conac, La société et l’intérêt collectif : la France seule au monde ?, Rev. soc., 2018, p. 558 s.

[16CE, Ass. Gén., 14 juin 2018, Avis n° 394.599 et 395.021, points 100 à 104.

[17UN, Guiding principles on business and human rights, implementation of the U.N “protect, respect and remedy” Framework, United Nations Human Rights Office, Geneva, 2011.

[18Communication de la commission, « Responsabilité sociale des entreprises : une nouvelle stratégie de l’UE pour la période 2011-2014 », COM 2011/681, page 7.

[19v. note n° 16.

[20Simon Deakin, ‘The Corporation as Commons : Rethinking Property Rights, Governance and Sustainability in the Business Enterprise,’ (2012) 37:2 Queen’s LJ, p. 339.

[21Loi n° 2011-103 du 27 janvier 2011 relative à la représentation équilibrée des femmes et des hommes au sein des conseils d’administration et de surveillance et à l’égalité professionnelle.

[22C. com., art. L. 225-102-1.

[23UK government report, “Women on Boards Davies Review 5 year summary”, October 2015, Appendices, pages 35 to 45.

[24B. Rolland, Le reporting social, sociétal et environnemental : regards critiques, Bulletin Joly Sociétés, 2014, page 287.

[25Cass. Civ. 3e, 16 décembre 2009, n° 09-10.209.

[26CE, Ass. Gén., 14 juin 2018, Avis n° 394.599 et 395.021, point 94.

[27Etude d’impact, Projet de loi n° 2019-486 relatif à la croissance et la transformation des entreprises, ECOT1810669L/Bleue-1, 18 juin 2018, n° 3.1 s., art. 61, point 3.1.

[28Cass. ch. réu., 11 mars 1914, Caisse rurale de Manigaud.

[29En raison de la responsabilité du dirigeant à l’égard des tiers (Cass. com., 20 mai 2003, SEUSSE, n°99-17.092) et de la responsabilité des associés (Cass. Com., 18 février 2014, n°12-29.752), désormais ouverte aux tiers intéressés.

[30Sous la réserve des aménagements contractuels que le régime de la société par actions simplifiée peut offrir.

[31Cass. com., 15 novembre 2011, n° 10-15.049, Bull. civ. IV, no 188 ; RLDA 2012/67, n° 3810.

[32Cass. com., 21 janvier 1997, n° 94-18.883, Société Contact c/ sécurité Delattre-Levivier.