Loi Pacte : les associés, l’intérêt social et la raison d’être (1/3).

Par Bastian Bareste, Juriste.

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Explorer : # intérêt social # raison d'être # enjeux sociaux et environnementaux # réforme du droit des sociétés

Repenser la place de l’entreprise dans la société. Tels sont les termes employés par le législateur pour introduire certaines des nouvelles dispositions issues de la loi Pacte, en date du 22 mai 2019.
Entre la codification de « l’intérêt social », la consécration de la « raison d’être » des sociétés ainsi que de la nouvelle obligation de « prise en considération des enjeux sociaux et environnementaux », le législateur a souhaité graver les premières lettres d’une « révolution » dans le granit du Code civil.
Or, si ces notions sont aujourd’hui de droit positif, nulle indication n’a été donnée sur leur champ d’application, leur sens ou leur portée. Dans cette perspective, il semble nécessaire de s’interroger sur ces sujets ainsi que sur le rôle que les associés (incluant également les actionnaires) auront à jouer dans la mise en œuvre de ces nouveaux concepts malléables.

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La loi relative à « la croissance et la transformation des entreprises », en date du 22 mai 2019 est un texte au contenu très riche puisqu’il s’intéresse à la privatisation de la Française des jeux et d’Engie, la durée des soldes, la représentation des organismes de titrisation ou encore la réforme du droit des sûretés.

Le contenu de la réforme.

Cependant, certaines de ses dispositions intéressent le droit commun des sociétés par la consécration textuelle de concepts connus comme l’intérêt social et d’autres, moins caractéristiques de nos habitudes juridiques que sont « la raison d’être » et la prise en considération des « enjeux sociaux et environnementaux ».
Dans son arrêt en date du 16 mai 2019, le Conseil constitutionnel a statué dans le sens d’une conformité partielle du texte [1].

Ce texte a notamment pour objectifs de faciliter la création d’entreprises, redéfinir la structure, l’organisation et le rôle des entreprises françaises qui ont « besoin de capitaux et d’actionnaires de long terme […] (ainsi que) d’un capitalisme plus responsable sur les plans social et environnemental » [2].
Ce texte trouve, dans cette perspective, ses origines dans le rapport Senard-Notat de mars 2018 [3].

En substance, la loi Pacte a opéré deux réformes substantielles du droit commun des sociétés en insérant, à l’article 1833 du Code civil, un second alinéa aux termes duquel « La société est gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité » [4], et, en ajoutant à la lettre de l’article 1835, « Les statuts peuvent préciser une raison d’être, constituée des principes dont la société se dote et pour le respect desquels elle entend affecter des moyens dans la réalisation de son activité » [5].

En outre, la loi Pacte a également apporté des modifications subsidiaires de nature à (i) adapter le contenu de ces nouvelles dispositions à certaines formes sociales [6] et (ii) anticiper les conséquences susceptibles de résulter de leur mise en œuvre, notamment en excluant leur méconnaissance des causes de nullité des sociétés ainsi que de leurs actes et opérations [7].

Le contexte de la réforme.

A travers la réforme du Code civil, le législateur a cherché à imposer une modification profonde de la mentalité des opérateurs économiques afin de redéfinir, par le bas, le rôle et la fonction des sociétés de droit français. Cette volonté se déduit de l’applicabilité générale de ces nouvelles dispositions à toutes les sociétés quelle que soit leur forme. Le recours au terme d’entreprise corroborre également cette vision.

Or, il est aujourd’hui indiscutable que la notion d’entreprise est une notion extrêmement complexe à saisir [8].
De même, les travaux préparatoires de la loi mettent l’accent sur l’idée de « long-terme » sans même la définir. Cette notion se retrouve aujourd’hui pourtant inscrite dans une directive européenne [9].

Enfin, cette réforme intervient dans un environnement juridique particulièrement instable caractérisé par :
- Une financiarisation du droit orientée vers l’efficacité économique au détriment de toute cohérence juridique ;
- Une évolution profonde de la gouvernance des entreprises (une reprise à la hausse de l’activisme actionnarial, même minoritaire avec les interventions répétées de l’ADAM [10] en sus des récents événements médiatiques, telle que l’affaire Carlos Ghosn ; une prise en compte accrue des divers parties prenantes et de leurs intérêts respectifs au sein des entreprises ; une responsabilisation accrue des associés en jurisprudence [11], etc.) ;
- Un bouleversement du rôle sociétal des sociétés (essor de la compliance et de la Responsabilité Sociétale des Entreprises (RSE), responsabilité des sociétés mères pour les agissements commis par leurs filiales, etc.) ; mais également,
- Un rôle prépondérant joué par l’opinion publique qui pointe continuellement du doigt l’avarice et l’avidité des associés ou actionnaires tout en dénonçant pêle-mêle la maximisation des profits à court terme.

Nonobstant cela, l’idée de redéfinir le but et la fonction des entreprises n’est ni une spécificité française, ni une nouveauté, tant au plan institutionnel que doctrinal. Nombreux sont les auteurs français ou étrangers à s’être intéressés à la question de la redéfinition du but des sociétés [12].

De même, dans la première version de la loi dite « Macron » [13], certaines dispositions, qui n’ont finalement pas été retenues, intéressaient déjà la codification de la notion « d’intérêt supérieur » de la société ou encore « d’intérêt « environnemental » [14].

Enfin, au niveau de l’Union, la Commission européenne s’était déjà attelée à promouvoir la redéfinition du but des entreprises afin de leur permettre d’intégrer dans leur commerce opérationnel les risques liés aux questions sociales, environnementales et éthiques [15].

On assiste donc à un mouvement d’élargissement du but des entreprises à un spectre plus large que le seul intérêt actionnarial à court-terme, que cela soit à travers des obligations d’information ou de transparence [16], ou la volonté de renforcer la protection des intérêts des autres parties prenantes au projet sociétaire amenant finalement à considérer que l’intérêt des associés traditionnels, quoi que gravé dans le granit du Code civil, ne constitue plus qu’un intérêt noyé parmi d’autres incluant notamment les intérêts de l’Etat (avec le renforcement des domaines de contrôle des investissements étrangers et l’assouplissement des conditions de création des golden shares) ou encore l’intérêt des salariés (avec le renforcement des mécanismes de participation des salariés au résultat de l’entreprise).

Dès lors, comme relevé par certains auteurs, la société se doit d’avoir un rôle primordial [17], non plus dans la défense de l’intérêt actionnarial mais d’une somme d’intérêts collectifs.

La portée de la réforme.

Malgré la relative nouveauté de cette réforme, la question demeure de savoir si celle-ci est susceptible de répondre aux objectifs que ses auteurs lui ont fixés, à savoir, la préservation des intérêts de long-terme des sociétés et le rééquilibrage des rapports sociaux.

La loi Pacte, comme nombre d’autres réformes du droit des sociétés, se définit finalement par un ensemble de paradoxes et d’incertitudes. Cette réforme ne constitue tout au plus que l’une des étapes de régulation s’inscrivant dans le sillage d’autres réformes précédentes, indirectement adoptées après la survenance de la crise des sub-primes de 2007/2008 [18]. Les rédacteurs du texte s’étaient donnés comme objectif de repenser la place de l’entreprise dans la société en lui attribuant une finalité plus éthique et en redéfinissant son rôle dans la perspective de protéger « La santé de long-terme du système économique » [19].

Or, il apparaît clairement que le législateur s’est finalement arrêté au milieu du gué. La consécration de l’intérêt social, qui, selon une lecture stricto sensu, semble n’être adressée qu’au dirigeant ne peut pas raisonnablement exclure de son champ d’application les associés dont on sait qu’ils y sont historiquement soumis. La consécration de la raison d’être, qui devrait également permettre aux sociétés de repenser autonomiquement leur rôle, pourrait finalement n’avoir qu’une portée politique et symbolique, de par sa nature purement supplétive et l’absence de sanction juridique directe.

Pour autant, sous certains angles, et au-delà des incertitudes attachées tant au sens qu’à la portée ces nouveaux mécanismes, les notions d’intérêt social, de raison d’être et d’enjeux sociaux et environnementaux pourraient avoir une réelle portée normative. Cependant, à cette fin, c’est au juge et aux premières décisions rendues sur leur application qu’il faudra s’en remettre pour pouvoir apprécier la portée réelle de la réforme opérée par la loi Pacte. Si la réforme s’est voulue d’une double nature sociale et éthique, il ne faut pas pour autant en oublier les impératifs de cohérence juridique (un risque de contentieux accru en raison des incertitudes entourant la réforme) et d’efficacité économique (la compétitivité des entreprises française sur un marché de plus en plus intégré et l’attractivité des investisseurs étrangers, très sensibles aux contraintes légales susceptibles de peser sur leurs investissements) qui commandent au premier chef de toute réforme [20].

En définitive, cette réforme ne modifie en rien la finalité de la société car le propre d’un contrat est de permettre à deux ou plusieurs personnes d’atteindre un but commun contractuellement défini. Or, en se refusant de modifier l’article 1832 du Code civil, le législateur rend impossible toute modification du but attaché aux sociétés civiles ou commerciales, soit de se constituer sous cette forme dans la seule perspective de réaliser un profit ou une économie. Seule demeure l’option, pour les fondateurs les plus altruistes, d’opter pour une forme de groupement à but non lucratif.

En définitive, si les auteurs du texte ont entendu modifier l’image des entreprises, cela ne pourra pas se faire sans avoir préalablement modifié leur fonctionnement et leur logique intrinsèque. Cette modification devra cependant tenir compte d’un élément écarté par le législateur, celui de la grande hétérogénéité des entreprises françaises, très majoritairement non ouvertes et non financiarisées. Or, les textes des articles 1833 et 1835, en consacrant l’intérêt social, la prise en considération d’enjeux sociaux et environnementaux ainsi que la raison d’être sans les définir mais en les rendant applicables à toutes les sociétés de droit français, ne pourront pas être interprétés de la même manière en fonction de la société considérée.
C’est au juge qu’il appartiendra d’adapter le contenu et la portée de ces standards en fonction des caractéristiques propres à chaque société concernée (importance financière, secteur d’activité, ancienneté, composition du capital, etc.). Le législateur n’a finalement pas tenu compte de la capacité des sociétés de droit français à se conformer avec ces textes. Si les plus grandes sociétés, cotées notamment, disposent des moyens leur permettant de s’y conformer (du fait d’une soumission préexistante à des dispositifs similaires), la situation pourrait être toute autre pour des entreprises de taille ou d’importance plus modeste.
C’est d’ailleurs la question soulevée et à laquelle seule la mise en œuvre prospective du texte pourra répondre, à savoir « Est-ce raisonnable ? » [21]. Sur ce point, il est même permis de s’interroger sur les caractères discriminatoire et incohérent de ces dispositions à l’heure où les Etats agissent dans une logique de régulation juridictionnellement nationale mais où les plus grandes entreprises ont quant à elles une activité qui transcende les frontières.

Si la loi Pacte et ses documents préparatoires ne permettent pas d’éclaircir le rôle dévolu au juge dans l’application de ces nouvelles dispositions, c’est pourtant à lui que reviendra la fonction la plus essentielle. Du fait même de toutes les incertitudes soulevées par cette réforme et qui entourent ces nouvelles notions, nul doute qu’il appartiendra au juge de trouver la voie de l’interprétation à retenir et à la Cour de cassation d’en dégager les principaux critères de lecture. Ce rôle est d’autant plus primordial que le juge sera le garde fou de toute interprétation trop extensive ou trop abstraite de ces concepts, susceptibles de définitivement paralyser l’activité économique des sociétés. Il lui appartiendra dès lors de se positionner de manière à optimiser l’application faite de ces nouvelles dispositions tout en appréciant l’opportunité qui est désormais sienne, en présence de concepts si malléables, de battre en brèche le principe de non-immixtion dans le fonctionnement des organes sociaux, auquel la jurisprudence s’est toujours solidement accrochée [22].

En dernier lieu, cette réforme apparaît également initier un mouvement plus large de recul de l’Etat, qui semble progressivement vouloir induire à un changement des comportements par le bas, par les acteurs eux-mêmes, et ce faisant, en modifiant plus largement le rôle dévolu aux instruments légaux de régulation. Il ne se borne in fine qu’à orienter les comportement par des mécanismes purement incitatifs. C’est d’ailleurs ce qui doit nous amener à penser que les incertitudes résultant de la loi Pacte n’en sont peut-être tout simplement pas et que la réponse est à trouver ailleurs, en envisageant la loi Pacte comme la première réforme d’une longue série destinée à jalonner la redéfinition de la place des entreprises dans la société.

Bastian Bareste, Juriste.

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Notes de l'article:

[1Cons. Cons., 16 mai 2019, n° 2019-781.

[2CE, Ass. Gén., 14 juin 2018, Avis n° 394.599 et 395.021, point 94.

[3N. Notat et J.-D. Sénard, L’entreprise, objet d’intérêt collectif, Rapport aux ministres, 9 mars 2018, recommandation n°1.

[4C. civ., art. 1833, al. 2.

[5C. civ., art. 1833.

[6La loi Pacte a par exemple modifié l’article L. 225-64 relatif au conseil d’administration de société anonyme.

[7Le législateur a modifié l’article 1844-10 du Code civil et l’article L. 235-1 du Code de commerce en vue de restreindre voire d’empêcher tout possibilité de poursuivre en nullité la société ou les actes pris en son nom.

[8La jurisprudence de l’Union a défini l’entreprise comme « toutes entités exerçant une activité économique indépendamment de son statut juridique et de son mode de fonctionnement » (CJCE, 23 avr. 1991, n° C-41/90, Höfner c/ Macrotron GmbH, D. 1991. 155).

[9Directive Dir. (UE) n° 2017/828.

[10La présidente de l’ADAM, Mme. C. Neuville, a adressé deux lettres ouvertes au ministre de l’Economie et des Finances ainsi qu’au président de l’AMF en vue de contester certaines dispositions de la loi Pacte relativement à l’assouplissement des conditions de mise en œuvre du retrait obligatoire.

[11Cass. Com., 18 février 2014, n°12-29.752.

[12A. Couret, Faut-il réécrire les articles 1832 et 1833 du Code civil ?, D. 2017. 222 ; Beate Sjafjell, “Achieving Corporate Sustainability : What is the role of shareholders ? “, n°2016-10, University of Oslo Faculty of Law, Legal studies Research Paper series.

[13Loi n° 2015-990 du 6 août 2015 pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques.

[15Commission européenne, Responsabilité sociale des entreprises : une nouvelle stratégie de l’UE pour la période 2011-2014, COM(2011) 681 final, 25 octobre 2011.

[16Commission européenne, Responsabilité sociale des entreprises : une nouvelle stratégie de l’UE pour la période 2011-2014, COM(2011) 681 final, 25 octobre 2011.

[17B. Lecourt, La société et l’intérêt collectif : la mouvance européenne, Rev. soc., D. , 2018, p. 551 s.

[18P.-J. Wells, "’Executive Remuneration : Regulatory reforms in UK Company Law", International Journal of Law and Management, 2015, 57.

[19Etude d’impact, Projet de loi relatif à la croissance et la transformation des entreprises, ECOT1810669L/Bleue-1, 18 juin 2018, p. 541.

[20P.-H. Conac, La société et l’intérêt collectif : la France seule au monde ?, Rev. soc., 2018, p. 558 s.

[21K. Deckert, Les nouvelles attributions du conseil d’administration et de son président, Rev. soc., 2018, p. 629 s.

[22Cass. Civ. 3e, 16 décembre 2009, n° 09-10.209.

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