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Réforme des retraites : Selon la CNBF, « La profession d’avocat a tout à perdre ».
Parution : mardi 17 septembre 2019
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2019 aura été une année de grande mobilisation pour la profession d’avocat. Après avoir manifesté son opposition à la réforme de la Justice, finalement adoptée courant 2019, la rentrée annonce pour elle un nouveau combat : la réformes des retraites.

Suite au rapport rendu le 18 juillet 2019 et dirigé par Jean-Paul Delevoye [1], les avocats et leurs instances représentatives ont immédiatement exprimé leur opposition aux préconisations formulées par le Haut-commissaires à la réforme des retraites, dont le but est apparemment simple : réunir l’ensemble des régimes spéciaux, et notamment ceux des professions libérales, avec le régime universel.
Une mise en oeuvre qui, en plus de poser de nombreuses questions juridiques et économiques, mettrait en péril les futurs retraites des avocats, et la profession elle-même.

Pour nous éclairer sur les nombreux enjeux que représentent une telle réforme, et sur l’opposition quasi-unanime des avocats, deux représentants de la Caisse nationale des barreaux français (CNBF) ont accepté de nous répondre : Viviane Schmitzberger-Hoffer, sa présidente, et Gilles Not, son directeur.

Pourriez-vous dans un premier temps revenir sur la réforme des retraites qui a été annoncée, et sa conséquence sur le régime des avocats ?

Viviane Schmitzberger-Hoffer : "Notre régime de retraite de base et notre régime complémentaire, gérés par la Caisse nationale des barreaux français, sont le résultat d’une élaboration saine et adaptée à la profession, tant à ses besoins, à sa population, à sa démographie, qu’aux objectifs et à la place des avocats dans la société.

Notre caisse de retraite, et c’est reconnu de tous, est équilibrée, autonome, indépendante, et solidaire avec les autres professions. Nous assurons l’équilibre de notre caisse, que nous adaptons en fonction de l’évolution de la profession. Il y a une pérennité que vous ne retrouvez pas dans les autres caisses, et que vous ne retrouverez certainement pas dans le régime universel.

Les efforts des cotisants ont permis de constituer des réserves à hauteur de 2 milliards d’euros, ce qui pour une population comme la nôtre est tout à fait remarquable, et nous la gérons sous la tutelle de l’État, car la CNBF est un organisme de sécurité sociale, régi par le Code de la sécurité sociale, bien que nous soyons autonomes.

« Il n’y aurait plus de petit ou moyen cabinet proche du justiciable, et seuls les gros cabinets pourraient subsister. »

Alors qu’est-ce que qui nous attend ? Car on a beau dire que le rapport Delevoye n’est pas le projet de loi, nous sentons bien que ce sont les contours relativement précis d’un projet de loi qui risque de nous être imposé. Sur cette base, en étant fondus dans le régime universel, nos cotisations devraient plus que doubler. D’une moyenne de 14% des revenus, nous passerions à une moyenne de 28%. Mais pire encore, en découvrant le rapport, on s’aperçoit que le taux de cotisation ne serait pas calculé sur le revenu net comme aujourd’hui, mais sur le revenu brut. L’assiette de calcul serait donc bien plus élevée, moyennant un abattement forfaitaire que l’on nous annonce mais dont on ne sait rien, et qui nécessairement ne couvrira pas l’assiette du revenu brut par rapport au revenu net, sinon cela n’aurait aucun intérêt. Nous ferions donc face à une augmentation significative des cotisations, pour des prestations nettement inférieures à celles que nous avions jusqu’à présent.

Qu’est-ce que cela signifie en pratique ? Que la plupart des cabinets qui assurent le maillage territorial, et la proximité de l’accès au droit seraient contraints non seulement de ne plus engager de collaborateurs et de personnel, donc de diminuer leur activité, mais la plupart d’entre-eux seraient même obligés de cesser leur activité. Au bout du compte, il n’y aurait plus de petit ou moyen cabinet proche du justiciable, et seuls les gros cabinets pourraient subsister, et dans des conditions beaucoup plus difficiles, pour résister à cette augmentation de cotisation."

« Le minimum annoncé pour une carrière complète équivaut à 1.000 euros par mois. »

Gilles Not : "Le régime de retraite de base est d’une part un régime forfaitaire : tout le monde paie quelque chose, quel que soit son revenu, même s’il est très faible, voire inexistant ; et d’autre part un régime proportionnel, où les avocats paient en fonction de leurs revenus. En contrepartie, tout avocat peut bénéficier d’une prestation de base de 17.000 euros, quelles qu’aient été ses contributions. C’est donc un système solidaire, puisque les jeunes, les femmes qui ont souvent un revenu très inférieur à celui des hommes, et les avocats de proximité qui ont en général un rendement de leur cabinet moins important, vont cotiser un peu moins, voire beaucoup moins, tout en se voyant assurer une retraite socle.
Dans le régime universel, le minimum annoncé pour une carrière complète est à 85% du SMIC, ce qui équivaut à 1.000 euros par mois.

A cette retraite de base s’ajoute une retraite complémentaire, qui est une retraite par points. Les prestations sont donc acquises en fonction des sommes versées, lesquelles sont calculées en proportion du bénéfice net, et nous versons cette somme jusqu’au décès de l’intéressé, voire jusqu’au décès de son conjoint survivant. Nous avons un rapport de un à dix, là où dans le régime universel, la valeur du point telle qu’envisagée le jour de l’entrée en vigueur de la réforme est de 0,55. Il y aurait également 2,80 % prélevé au titre de solidarité. Je paierais ainsi 12,80 euros, et seuls 10 euros me donneraient un point.

Il serait demandé de payer beaucoup plus cher, pour finalement avoir proportionnellement moins, et surtout d’intégrer un régime qui est déjà en question sur le plan financier et démographique. Les avocats ont de plus le sentiment que leur régime à lui seul ne viendra pas sauver le régime national, et réclament le maintien de leur régime actuel. D’autant qu’ils participent à la solidarité nationale entre régimes base, car c’est 93 millions d’euros qui seront versés à titre d’acompte en 2019."

« Il serait demandé de payer beaucoup plus cher, pour finalement avoir proportionnellement moins. »

Cette réforme ne pourrait-elle pas constituer un « effort nécessaire » de la part de la profession, dont les conséquences se stabiliseraient sur le long terme ?

Viviane Schmitzberger-Hoffer : "Quand on nous annonce depuis le début, comme une évidence, et comme quelque chose que tout le monde devrait admettre, qu’il y aura des gagnants et des perdants, les avocats seraient, dans ce projet-là, les plus grands perdants, et les perdants sur toute la ligne !"

Gilles Not : "Il est difficile de faire des projections, mais les avocats savent qu’ils seront perdants tout de suite. Pourquoi un tel changement, alors que leurs régimes sont pérennes : le régime de base jusqu’en 2054, tout en étant solidaire avec l’extérieur, et le régime complémentaire jusqu’en 2080 ?

Une partie des professionnels libéraux, et donc une partie des avocats, considèrent qu’une réforme du régime de base, voire son unification, serait compréhensible si le régime des avocats conserve ses éléments de solidarité. Nous n’en sommes pas très loin : les avocats partent selon une durée d’assurance, un âge, qui sont identiques à ceux du régime général. Le calcul diffère, mais les conditions sont assez proches, et laisser aux mains de l’État ce socle solidaire leur paraît acceptable. Mais y intégrer tous les régimes de retraite complémentaire semble excessif : ils n’ont pas la même histoire, la même démographie, ou les mêmes réserves, et certains n’en ont aucune - ne serait-ce que celui des agents de l’État, dont le régime complémentaire est récent.

« Les avocats seraient les perdants sur toute la ligne ! »

Mettre tous ses œufs dans un même panier est l’un des aspects qui les effraient aussi. Car le régime universel, tel qu’il est décrit, est quand même un outil aux mains exclusives de l’État. Pour les régimes des avocats, les projections actuarielles imposent un pilotage chaque année selon un principe de prudence : toute décision est mesurée dans ses effets de long terme. La profession est en croissance, mais nous savons bien que cette croissance est d’autant plus fragile que la population est réduite, d’où la nécessité d’un pilotage raisonné chaque année et l’anticipation ; la profession fait ainsi des choix qui doivent être mesurés. Pourquoi défaire tout de suite ce qui marche bien et ce qui ne coûte rien à personne ?"

Si cette réforme passait demain, à quelles problématiques la CNBF ferait-elle face ?

Viviane Schmitzberger-Hoffer : "Plusieurs étapes sont à envisager. Selon le calendrier annoncé, la loi serait mise en œuvre en 2025, avec une période transitoire qui irait jusqu’en 2040. 2025 signifierait donc l’entrée dans le régime universel, qui selon le Président de la République doit être équilibré avant la mise en œuvre – sans que nous sachions de quelle manière.

« Pourquoi défaire tout de suite ce qui marche bien et ce qui ne coûte rien à personne ? »

Aujourd’hui, l’ensemble des avocats élit tous les 6 ans ses 145 délégués sur l’ensemble du territoire, y compris les départements d’outre-mer, les 145 délégués élisent leur conseil d’administration, qui lui-même élit le président tous les 2 ans, ainsi que les différentes commissions statutaires. Le fonctionnement démocratique de notre caisse serait alors terminé.

Nous ne maitriserions plus l’ensemble de nos régimes : le régime de retraite de base, le régime de retraite complémentaire, le régime invalidité-décès, et le régime de l’aide sociale. Est-ce que ces régimes subsisteront ? Cela paraît difficile.
La Caisse serait alors un outil de l’État, un organe d’application de ce que l’État aura décidé."

Gilles Not : "Admettons que demain la réforme se fasse, la nouvelle caisse nationale de retraite universelle sera mise en route et instituée dès le vote de la loi. Elle aura donc une feuille de route pour mettre en place le futur système pour janvier 2025, et devra établir une « trajectoire de convergence ». Nous devrons transférer une partie, voire probablement la totalité, de nos réserves, se préparer à modifier nos règles de calculs, et harmoniser nos systèmes informatiques, et ce n’est pas le moindre des chantiers…"

« Le fonctionnement démocratique de notre caisse serait terminé. »

En mettant à part cette actualité et cette réforme annoncée, y a-t-il d’autres améliorations qu’il serait nécessaire d’apporter aux régimes actuels ?

Gilles Not : "Les avocats tiennent à leur régime et à ses grands principes de base, au maintien de leurs réserves et au fait de les piloter. Mais effectivement, il y a toujours des améliorations à apporter, notamment dans les modalités de calcul des cotisations et des prestations. Par exemple, pour les avocates, les modalités d’attribution des avantages familiaux dans le régime actuel est assez défavorable. Des règles de coordination entre régimes font que la CNBF valide rarement ces périodes, ou quand elle les valident, cela n’a pas un impact suffisant sur le montant de la retraite.

L’autre grande problématique serait également le cumul emploi-retraite. Il n’existe pas de retraite progressive pour les avocats, ou alors les règles de cumul sont contraignantes, puisqu’il faut faire liquider toutes les autres retraites, même quand on a des retraites très symboliques. C’est ce qui génère beaucoup d’incompréhension avec nos affiliés, même si nous essayons d’améliorer la communication. Mais ce sont des règles d’ordre public auxquelles nous ne pouvons déroger."

Propos recueillis par Clarisse Andry Rédaction du Village de la Justice
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