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Protection du lanceur d’alerte : à quelles conditions ? Par Frédéric Chhum, Avocat et Annaelle Zerbib, Juriste.
Parution : lundi 30 novembre 2020
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Dans un arrêt du 4 novembre 2020 (n°18-15669) La Cour de cassation affirme que l’arrêt de la Cour d’appel prononçant la nullité d’un licenciement sur le fondement de la protection des lanceurs d’alerte doit être cassé s’il n’a pas été constaté « que le salarié avait relaté ou témoigné de faits susceptibles d’être constitutifs d’un délit ou d’un crime » (Arrêt n°969 du 04 novembre 2020, 18-15.669).
L’enjeu est de taille car dans le cas où les conditions sont réunies pour bénéficier du statut de lanceur d’alerte, une protection est assurée par la législation.
Cf : notre article Lanceurs d’alerte : quelle protection ?

1) Rappel des faits.

Monsieur W a été engagé en qualité de consultant senior par la société Eurodecision, spécialisée dans le développement de solutions logicielles et d’expertises dans le domaine de l’optimisation et des solutions d’aides à la décision.

Il s’est vu confier une mission auprès d’un technocentre Renault.

Lors d’un entretien du 16 mars 2016, l’employeur a évoqué avec le salarié avoir été averti de l’envoi par l’intéressé d’un courriel politique à des salariés de la société Renault.

Le 18 mars 2016, il lui a notifié une mise à pied conservatoire et l’a convoqué à un entretien préalable prévu le 25 mars suivant en vue d’un éventuel licenciement.

Le 31 mars 2016, le salarié a fait l’objet d’un avertissement pour violation du guide d’information de la société Renault et notamment de sa lettre de mission au technocentre.

Il a été licencié le 21 avril 2016 pour faute grave, l’employeur lui reprochant un manquement à ses obligations de loyauté et de bonne foi, pour avoir procédé à l’enregistrement sonore de l’entretien informel du 16 mars 2016 à son insu et pour avoir communiqué cet enregistrement à des tiers afin d’assurer sa diffusion le 21 mars 2016 dans le cadre d’une vidéo postée sur le site internet Youtube.

L’enregistrement diffusé révélait qu’au cours de l’entretien du 16 mars 2016, l’employeur avait déclaré :

« donc ils surveillent, ils surveillent les mails, et à ton avis les mails de qui ils surveillent en priorité… Bah les mails des syndicalistes bien évidemment… t’es as censé, en tant qu’intervenant chez Renault, (de) discuter avec les syndicats Renault. Les syndicats de Renault, ils sont là pour les salariés de Renault… ».

Le salarié, faisant valoir que son licenciement était intervenu en violation de la protection des lanceurs d’alerte, a sollicité devant le juge des référés la cessation du trouble manifestement illicite résultant de la nullité de son licenciement et l’octroi de provisions à valoir sur la réparation de son préjudice.

Les syndicats se sont joints à ses demandes.

L’affaire a ensuite été portée devant la Cour d’appel de Versailles le 27 février 2018, qui a prononcé la nullité du licenciement du salarié pour atteinte à la liberté d’expression.

L’employeur a alors formé un pourvoi en cassation.

2) L’arrêt de la Cour de cassation du 4 novembre 2020 : le statut de lanceur d’alerte conditionné au témoignage de faits susceptibles d’être constitutifs d’un délit ou d’un crime.

La Cour de cassation, dans un arrêt du 4 novembre 2020 (n° 18-15.669), casse l’arrêt de la Cour d’appel de Versailles du 27 février 2018.

L’employeur faisait valoir que

« la nullité du licenciement fondé sur la dénonciation par le salarié de conduites ou d’actes illicites constatés par lui sur son lieu de travail ne peut être prononcée pour violation de sa liberté d’expression que si les faits ainsi relatés sont de nature à caractériser des infractions pénales reprochables à son employeur ; qu’en prêtant au salarié la qualité de « lanceur d’alerte » en l’absence de la moindre caractérisation d’une faute pénale de l’employeur, la Cour a derechef violé les dispositions de l’article L1132-3-3 du Code du travail ».

Dans son arrêt du 4 novembre 2020, la Cour de cassation, suit en substance le raisonnement du demandeur en cassation.

En effet, la chambre sociale, au visa de l’article L1132-3-3 du Code du travail, dans sa rédaction issue de la loi n° 2013-1117 du 6 décembre 2013, affirme que

« selon ce texte, aucun salarié ne peut être sanctionné, licencié ou faire l’objet d’une mesure discriminatoire, directe ou indirecte, pour avoir relaté ou témoigné, de bonne foi, de faits constitutifs d’un délit ou d’un crime dont il aurait eu connaissance dans l’exercice de ses fonctions ».

Elle relève que

« pour condamner l’employeur au paiement de diverses sommes au salarié et aux syndicats, l’arrêt retient que la révélation des faits d’atteinte à la liberté d’expression dans le cadre d’échanges avec un syndicat est intervenue par la voie de médias par internet lors de la diffusion de l’enregistrement litigieux le 21 mars 2016 puis de l’entretien entre le salarié et un journaliste le 22 mars 2016, alors que M. W… avait personnellement et préalablement constaté que son employeur remettait en cause son droit à sa libre communication avec les syndicats de la société Renault, au vu des propos tenus par le dirigeant de la société Eurodecision lors de l’entretien informel du 16 mars 2016 et de la procédure disciplinaire avec mise à pied conservatoire engagée dès le 18 mars 2016 et suivie d’un avertissement puis de son licenciement pour faute grave.

L’arrêt en déduit que le salarié est recevable à invoquer le statut de lanceur d’alerte et en conclut qu’en application des articles L1132-3-3 et L1132-3-4 du Code du travail, il y a lieu de prononcer la nullité du licenciement ».

Or, la Cour de cassation ne suit pas le raisonnement de la Cour d’appel de Versailles et casse l’arrêt en affirmant qu’en

« statuant ainsi, sans constater que le salarié avait relaté ou témoigné de faits susceptibles d’être constitutifs d’un délit ou d’un crime, la Cour d’appel a violé le texte susvisé ».

En effet, selon elle, pour bénéficier du statut de lanceur d’alerte, il faut que les faits relatés ou dont avait témoigné le salarié soient susceptibles d’être constitutifs d’un délit ou d’un crime, ce qui n’est pas le cas en l’espèce.

Ainsi, la Cour de cassation, dans un arrêt du 30 juin 2016 (n° 15-10.557) avait déjà prononcé la nullité d’un licenciement qui

« était motivé par le fait que le salarié, dont la bonne foi ne pouvait être mise en doute, avait dénoncé au procureur de la République des faits pouvant être qualifiés de délictueux commis au sein de l’association ».

Cf notre article Lanceurs d’alerte : nullité du licenciement d’un salarié ayant dénoncé de bonne foi des faits susceptibles de recevoir une qualification pénale.

3) Les autres conditions du statut de lanceur d’alerte.

L’article L1132-3-3 du Code du travail précise qu’aucune sanction, aucun licenciement ou encore aucune mesure discriminatoire ne peuvent être prononcé à l’encontre d’un salarié

« pour avoir relaté ou témoigné, de bonne foi, de faits constitutifs d’un délit ou d’un crime dont il aurait eu connaissance dans l’exercice de ses fonctions ».

En l’espèce donc, les conditions nécessaires au bénéfice de la protection des lanceurs d’alerte étaient toutes réunies, sauf celle selon laquelle il est nécessaire que les faits soient susceptibles d’être constitutifs d’un délit ou d’un crime.

En effet, le salarié avait bien eu connaissance des propos de l’employeur dans l’exercice de ses fonctions.

Sa bonne foi n’était pas non plus remise en question, la Cour de cassation ayant affirmé dans un arrêt du 8 juillet 2020 (n° 18-13.593) que la mauvaise foi ne pouvait résulter que de la connaissance par le salarié de la fausser des faits qu’il dénonce et non de la seule circonstance que les faits dénoncés ne sont pas établis (Arrêt n°628 du 08 juillet 2020, 18-13.593).

Ici, les faits n’étaient pas en eux-mêmes contestés, la connaissance de la fausseté de ceux-ci par le salarié ne se posant pas.

Ainsi, c’est l’absence de faits susceptibles d’être constitutifs d’un délit ou d’un crime qui a empêché le salarié d’être reconnu comme lanceur d’alerte.

Source
Site internet de la Cour de cassation
Cass. Soc., 4 nov. 2020, n° 18-15669.

Frédéric Chhum avocat et ancien membre du Conseil de l\'ordre des avocats de Paris (mandat 2019 -2021) CHHUM AVOCATS (Paris, Nantes, Lille) [->chhum@chhum-avocats.com] www.chhum-avocats.fr http://twitter.com/#!/fchhum
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