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La disruption technologique de la legaltech au service des professionnels du droit OHADA. Par Raymond Yao.
Parution : lundi 21 février 2022
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Cet article propose une réflexion sur les questions juridiques et sociologiques induites par le marché numérique au sein des pays de l’Organisation pour l’Harmonisation en Afrique du Droit des Affaires (OHADA).

A l’orée de l’an 2000, la justice américaine s’est lancée dans une vague de transformation numérique. Les bénéfices annoncés y étaient légion : accessibilité de la justice, performance et efficacité. Les professionnels américains sont partis de la simple utilisation des outils de télécommunications au développement d’outils algorithmiques, jusqu’à l’avènement du fantasmagorique juge-robot Compass. C’est dans cette aventure que se sont lancés des ingénieux et audacieux entrepreneurs francophones qui se sont positionnés en premier sur le marché numérique du droit [1] : Il s’agit des Legaltech.

Une Legaltech est une « Legal Technology », anglicisme signifiant « technologie juridique ». Elle a vu le jour en 2004 aux États-Unis avec ses pionniers Rocketlawyer et Legalzoom qui ont bouleversé les pratiques traditionnelles des praticiens du droit.

La notion de Legaltech fait référence, selon l’article 1 de la Charte éthique pour un marché du droit en ligne et ses acteurs à

« l’usage de la technologie pour développer, proposer ou fournir des produits ou des services relatifs au droit et à la justice, ou permettre l’accès des usagers du droit, professionnels ou non, à de tels produits ou services ».

Elle permet, grâce à l’usage de la technologie et de logiciels innovants, de fournir à des utilisateurs, une large palette de services juridiques allant de la génération documentaire à la mise en relation. Le but poursuivi par les Legaltechs est d’automatiser le service juridique et d’instaurer d’une part, de nouvelles méthodes de travail, et d’autre part une nouvelle relation entre le client et le professionnel du droit. La legaltech propose des solutions purement dématérialisées en vue de la démocratisation des procédures administratives et judiciaires au profit des justiciables. Grâce à ses boîtes à outils numériques, les legaltechs mettent en avant des éléments cruciaux comme le prix, la transparence et la célérité.

Le droit OHADA à l’ère de l’innovation radicale.

Comme le relève Gibran Freitas, Sales Business Development chez DiliTrust, et cofondateur de la Legaltech Africa : « Les différences s’illustrent par des besoins et des usages différents. Un grand nombre d’applications se concentrent sur la protection et la promotion des droits de l’Homme, sur la lutte contre la corruption et sur la diffusion de l’information. De la même façon, les applications sont nativement supportées sur mobile plutôt qu’ordinateur » [2].

Etat des lieux de la transformation numérique dans la pratique du Droit OHADA.

L’émergence de la révolution numérique a fait ses premiers dans le cyberespace OHADA depuis peu de temps mais a reçu un accueil relativement mitigé.

Les prémices de la révolution numérique dans le cyberespace OHADA.

L’Afrique, le continent aux plus forts taux de croissance de la planète, est un terrain en friche dans la transformation numérique du droit. Les États d’Afrique ont décidé de suivre la tendance de la transformation numérique en se penchant sur la rédaction de textes communautaires régissant les nouvelles technologies de l’information et de la communication.

A titre d’illustration, l’Acte Uniforme portant Droit des Sociétés Commerciales s’est versé dans la transformation numérique avec l’article 454-1 alinéa 1er par la consécration l’usage de la visioconférence dans les assemblées générales des sociétés commerciales, suivi par l’équivalence fonctionnelle de la signature électronique dans l’article 82 de l’Acte Uniforme portant Droit Commercial Général.

Les États Membres de l’OHADA chérissent le projet de rédaction d’un Acte Uniforme relatif aux transactions électroniques [3]. Ce texte va aborder plusieurs grandes thématiques dont la publicité et le démarchage électronique, la protection du consentement et la conclusion de contrats par voie électronique, la signature électronique ou encore la preuve électronique, y compris les éléments probants introduits par les techniques numériques comme l’horodatage ou les certifications.

L’idée de la rédaction d’un tel projet est une excellente initiative. Cela prouve que les instances de l’OHADA ont commencé à s’intéresser aux tendances de la transformation numérique dans le droit communautaire. Cette initiative intervient par suite du constat des fractures numériques disparates entres les États membres [4]. Ce texte serait un levier pour stimuler la consommation numérique et le développement du e-commerce.

En ce qui concerne plus précisément l’usage de la Legaltech, la limite à son développement réside dans l’accès difficile à l’information juridique (open data des données de justice) d’une part, et aux données plus généralement (recensement des informations sur les entreprises ainsi leurs besoins juridiques) que dans une éventuelle levée de bouclier brandie par les professionnels du droit qui semblent, au contraire et globalement, friands de ces nouveaux outils quand ils leur sont bien présentés [5].

Il existe aussi récemment quelques incubateurs et initiatives privées à destination de l’écosystème de la legaltech en Afrique, qui traduisent l’engouement pour la chose. Il s’agit entre autres de la Legal Tech Africa, association créée par Séraphin Legal, l’évènement Legal Hackathon Maroc créé Legal e-services ou encore Justice Accelerator créé par HilL [6]. Plusieurs évènements ont pu ainsi voir le jour, ce sont le Dakar Legaltech Forum : coorganisé par l’université virtuelle du Sénégal, legaltech Africa et Séraphin Legal les 29 et 30 octobre 2019 à Dakar, le Douala Legaltech Forum tenu du 14 au 15 novembre 2019 et le Burkina Legaltech Forum [7] des 5 et 6 décembre 2019 à Ouagadougou.

La crise sanitaire ayant bouleversé les éventuelles éditions physiques de ces évènements, une nuée de webinars sur la transformation numérique dans le cyberespace OHADA a vu le jour telle que le Salon de l’Innovation de du Logiciel en RDC [8].

L’accueil mitigé des professionnels du droit et du grand public.

Selon Gibran Freitas, il est difficile de parler « d’un marché africain tant les 54 pays qui le constituent présentent des situations économiques différentes » ([Replay] La Legaltech en Afrique, risques et opportunités...). L’affermissement géographique de la legaltech tient à deux causes : ce sont d’une part le nombre d’acteurs présents sur le marché concurrentiel, et d’autre part « à l’appétence pour le droit et au besoin de droit au quotidien de la population en la matière, indépendamment finalement de l’état de développement de ce pays » (Propos recueillis de M. Jérémie Eskenazi, ingénieur de formation et dirigeant de Wonder Legal Tour du Monde de la Legaltech : et si finalement on oubliait les frontières ?).

En d’autres termes, les zones où l’Etat de Droit et la démocratie sont souhaités ou effectifs va naturellement mieux accueillir la legaltech. Est-il possible d’affirmer que les institutions et le grand public africain ont cette envie de consommation ? La réponse mérite d’être nuancée tant les facteurs expliquant la percée difficile de la Legaltech dans le marché africain francophone sont légion :
- Sur le plan politique, il faut savoir que les instances de l’OHADA sont sensibles à l’innovation. Il est indéniable que la transition numérique représente de nos jours non seulement le moteur le plus performant de l’économie mondiale mais aussi le principal pourvoyeur de travail pour la jeunesse et les générations futures. Mais les instabilités politiques des nations africaines jouent un rôle de frein à ce levier économique. Il est judicieux de favoriser un environnement stable et favorable à l’innovation,
- Sur le plan économique, la forte croissance économique entre en parfaite contradiction avec la baisse du pouvoir d’achat des populations africaines, et cela affecte la stabilité économique des acteurs privés. Des revenus faibles empêchent des populations d’avoir accès à des services juridiques jugés déjà trop onéreux,
- Sur le plan sociologique, les entreprises font très peu appel à des services juridiques.

Mais la population est jeune et donc sensibilisée aux enjeux du numérique. Du côté des professionnels du droit, une réfraction est souvent perceptible car ces derniers sont très peu informés sur les enjeux du numérique et de la dématérialisation des métiers du droit.

Ils craignent le mythique « avocat-robot » qui va les remplacer à terme. Cette vision un peu fantastique est la plus répandue selon les sources. Bien que la dématérialisation des métiers du droit soit actée, celle-ci ne consiste pas en la déshumanisation de la profession.

Le but principal est la rendre permanente, mobile, agile et détachée de contraintes d’espace ou de temps,

- Sur le plan technologique, la fracture numérique est trop disparate pour qu’un élan commun vers la transformation numérique des métiers du droit soit un consensus. Certains pays ont une hygiène numérique et un taux de connectivité plus effectif que d’autres,
- Et enfin, sur le plan légal l’appui au développement de cadres règlementaires et de gouvernance du numérique est au stade embryonnaire. Cet état de fait pose quelques réticences aux opérateurs économiques.

La nouvelle génération des juristes sait qu’un marché inexploité est présent dans le cyberespace OHADA ; la majorité des TPE/PME et des microentreprises n’ont pas toujours assez moyens financiers de recourir à des avocats. Les pratiques juridiques sont parfois mal connues voire non prise en considération dans la société.

Si cette technologie encore marginale a commencé à se frayer un chemin dans nos eus et coutumes, elle pourrait engendrer à terme la réforme pratique du métier de juriste.

La révolution numérique va-t-elle permettre l’apparition de nouvelles formes de disciplines juridiques sur le marché du droit de ligne de l’espace OHADA ?

Raymond Yao Chief Digital Officer chez JusTIC Legaltech [->yraymondconstant@gmail.com] https://www.linkedin.com/in/raymond-yao-7a541914a

[1J.-B. Auby, Le droit administratif face aux défis du numérique, AJDA 2018. 835.

[2Revue pratique de la prospective et de l’innovation n° 2, Octobre 2019, 11.

[3Actualités du site internet de l’OHADA : Un Acte uniforme OHADA relatif aux transactions électroniques se prépare : https://www.ohada.com/actualite/5170/article-un-acte-uniforme-ohada-relatif-aux-transactions-electroniques-se-prepare.html

[4Les vitesses de téléchargement varient fortement entre les pays d’Afrique subsaharienne, pouvant aller de 14 à 20 Mbps au Botswana et en Afrique du Sud à quelque 2,5 Mbps en République démocratique du Congo et au Libéria. Rapport du FMI sur la transformation numérique en Afrique subsaharienne (avril 2020).

[5Revue pratique de la prospective et de l’innovation n° 2, Octobre 2019, 11.

[6L’Accélérateur de justice est le programme d’innovation phare du HiiL qui finance, forme et développe chaque année une cohorte mondiale de start-up juridiques. Voir https://www.hiil.org/fr/notre-travail/soutenir-les-innovations-juridiques/justice-innovators/

[8Salon Logiciel et Innovation, la vitrine des entreprises numériques et innovantes (Expositions, Panels et Concours startups) https://sli.ebutelo.com/