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Justice et injustices, les spécificités des territoires d’outre-mer.
Parution : mardi 29 mars 2022
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Dans le cadre de son dossier "Justice et injustices", la Revue Actus des Barreaux a interviewé le Vice-président de la Conférence des Bâtonniers, Président de sa Délégation Outre-mer et ancien bâtonnier de Guyane, Patrick Lingibé. Ce dernier dresse un constat préoccupant des injustices et des inégalités qui frappent les départements, les régions et les collectivités ultramarin(e)s.

Actus des Barreaux : Pensez-vous que la Justice pour tous n’est pas la même en Outre-mer qu’en Métropole ?

"Les justiciables ultramarins disent souvent leur sensation de n’être pas réellement compris."

Patrick Lingibé : « En Outre-mer, la défiance envers la justice est grande en des termes plus importants que dans l’Hexagone. Cela tient à plusieurs facteurs. Les justiciables ultramarins voient la Justice comme quelque chose qui leur est extérieur. Ils disent souvent leur sensation de n’être pas réellement compris par des magistrats qui n’ont pas la même culture qu’eux et qui ne leur ressemblent pas.

L’institution judiciaire, si elle veut être respectée, se doit d’avoir une exigence morale et éthique totale. Cela suppose notamment que les magistrats qui viennent en Outre-mer soient expérimentés et ce n’est pas systématiquement le cas. Comme je l’avais pointé du doigt, il n’y a en réalité aucune politique d’accompagnement du personnel judiciaire affecté en Outre-mer, les greffiers sont sur ce point les grands-parents pauvres.

Le Président du CNB Jérôme Gavaudan, qui a une sensibilité à l’accès au droit, a lancé en vue de l’élection présidentielle de 2022 une étude sur l’injustice géographique. Menée par le cabinet de référence ODOXA sur toute la France hexagonale et étendue pour la première fois à la France d’outre-mer, cette étude conforte les constats d’inégalité.
Nous apprenons que pour 71 % des Français, le phénomène des injustices est en augmentation. Pour l’Outre-mer, 58 % des Ultramarins estiment qu’il n’est pas facile de faire valoir ses droits contre seulement 37 % pour l’ensemble de la population française. Ce chiffre atteint 60 % aux Antilles et 70 % en Guyane. 84 % des habitants des territoires d’outre-mer estiment que les libertés publiques et individuelles régressent. Ces chiffres traduisent de manière implacable la réalité ultramarine et ils expliquent les raisons des malaises sociétaux et des crises qui peuvent survenir en réponse. »

Quelles sont les situations d’injustice que vous observez en Outre-mer ?

« Les injustices sont nombreuses et souvent méconnues de l’Hexagone. Il faut rappeler que l’Outre-mer est divisée en deux catégories juridiques. D’une part, les départements et régions d’outre-mer (DROM) auxquels se rattachent la Martinique, la Guadeloupe, la Guyane, La Réunion et dernièrement Mayotte. D’autre part, les collectivités d’outre-mer (COM) qui réunissent les autres collectivités habitées, telles Saint-Martin et la Polynésie française.

"Le principe d’Égalité est appliqué avec une géométrie très variable d’un territoire ultramarin à l’autre."

La Nouvelle-Calédonie échappe à cette catégorie duale et dispose d’un titre XIII puisqu’au terme d’un long processus lancé en 1988 elle s’est prononcée en décembre 2021, par un troisième référendum d’autodétermination, sur son accès ou non à sa pleine souveraineté et donc à son indépendance [1]. Quel que soit leur statut institutionnel, tous ces territoires ont en commun de partager les trois principes cardinaux de la République : Liberté – Égalité – Fraternité. Or, force est de constater que le principe d’Égalité est appliqué avec une géométrie très variable d’un territoire ultramarin à l’autre et parfois au sein d’un même territoire.

Par exemple, à Wallis-et-Futuna, les accusés sont défendus devant la cour d’assises par des non-avocats appelés citoyens-défenseurs. Cela évite à l’État d’engager des frais de transport et d’hébergement pour faire venir des avocats du barreau de Nouméa. Ce dernier est intervenu à plusieurs reprises pour recevoir une dotation à cet effet, sans aucune suite. Un tel système sera vilipendé dans l’Hexagone et jamais un membre de la Chancellerie ne penserait à mettre en place un tel système irrespectueux des droits de la défense et de la dignité humaine. Autre exemple, en Polynésie française, l’État a institué un système de dotation de frais de transport des avocats mais il est limité à un rayon de 1 000 kilomètres.

Or, la collectivité compte 118 îles, dont 67 sont habitées, sur une superficie de 4 167 km2. On a donc mis en place un système en trompe-l’œil inefficace qui ne permet pas d’assurer une assistance aux justiciables. Autre exemple, la Guyane dont la superficie est égale à celle de l’Autriche. Il n’y a aucun dispositif de prise en charge des frais de déplacement et encore moins d’hébergement. Les gardes à vue dans les communes isolées se font toujours sans avocat, faute de pouvoir s’y rendre au titre de la commission d’office. Il en est de même en ce qui concerne les audiences foraines dans des lieux isolés.

Dans d’autres territoires, le principe d’égalité est lui aussi variable suivant le lieu où le justiciable se trouve à un moment T. À cela s’ajoute la fracture numérique qui est une réalité en Outre-mer et plus singulièrement dans certains territoires. Le discours sur la numérisation n’y a aucun sens alors que les besoins primaires en matière d’accès au droit dans la dignité ne sont même pas respectés. »

Qu’en est-il des inégalités d’accès au droit ?

"La singularité des problématiques ultramarines exigerait que l’on crée une ligne budgétaire au niveau de l’Aide Juridictionnelle."

« C’est une problématique récurrente qui vient du fait que l’État ne l’a jamais considéré comme une priorité en Outre-mer. Il n’y a pas de politique nationale d’accès au droit en faveur des Outre-mer alors même que les indicateurs que je vous ai donnés démontrent la nécessité d’en faire un axe prioritaire.

La singularité des problématiques ultramarines exigerait que l’on crée une ligne budgétaire au niveau de l’Aide Juridictionnelle avec des fléchages pour chaque territoire d’Outre-mer. De même, il y a une nécessité que soit mise en place une ligne budgétaire « frais de transport et hébergement pour l’Aide juridictionnelle en Outre-mer ». En effet, les distances sont sans aucune mesure avec celles de l’Hexagone.

La réalité, c’est que les justiciables ultramarins sont privés d’un accès normal à la justice au niveau de certains territoires parce qu’il n’existe aucune mesure d’accompagnement financier. Rendez-vous compte que c’est à l’avocat désigné d’assumer sur ses fonds propres le coût de son transport et parfois de son hébergement pour assurer la défense du justiciable démuni.

On ne peut pas demander aux avocats ultramarins d’assurer des charges qui ne sont pas les leurs et les justiciables d’Outre-mer n’ont pas à pâtir de la situation géographique de leur territoire pour se trouver exclus des droits fondamentaux. À ce titre, les accusés jugés à Wallis et Futuna ont le droit d’avoir pour défenseurs des avocats et non des personnes non qualifiées qui sont en réalité des pis-aller.

Un exemple édifiant peut être donné par la JIRS3 de Fort-de-France (Martinique) qui a dans son rayon d’action la Guadeloupe distante de 187 kilomètres mais également la Guyane qui est située à plus de 1 700 kilomètres de Fort-de-France, dans un bassin de vie amazonien totalement différent du bassin antillais. Imaginez-vous une juridiction qui aurait un rayon d’action qui dépasse celui du territoire hexagonal ? Cela n’existe pas. Pour vous faire un parallèle purement européen c’est comme si la JIRS de Marseille avait une compétence pour gérer Oslo en Norvège ou Athènes en Grèce ou encore Vilnius en Litanie. De tels éloignements de juridictions ne seraient pas envisagés et envisageables dans l’Hexagone car ils poseraient à l’évidence des problèmes au regard de l’opinion publique et des médias. Pour l’Outre-mer au contraire, cela ne pose de problèmes à personne alors qu’il y a une juridiction avec une compétence extraterritoriale qui met à mal les principes fondamentaux des droits de la défense pour des justiciables situés à plus de 1 700 kilomètres de sa base territoriale.

C’est ainsi que toutes les importantes affaires notamment de trafic de stupéfiants ou d’orpaillage se trouvent traitées à distance par des juges antillais qui n’ont aucune expérience du terrain guyanais. Cette gestion à plus de 1 700 kilomètres ne se fait pas sans porter atteinte aux droits des justiciables guyanais puisqu’ils doivent se débrouiller pour assurer une défense complexe à des milliers de kilomètres de leur lieu de vie.

Aux inégalités d’accès aux droits, s’ajoute l’ineptie même de Paris qui élabore des approches totalement déconnectées des bassins des territoires d’outre-mer avec un coût financier qu’engendrent de telles approches. Il aurait été en l’espèce plus efficace de créer une juridiction spécialisée en Guyane pour la gestion des trafics proprement amazoniens.

Des exemples d’atteintes aux droits de la défense et aux droits fondamentaux existent également ailleurs. Ce n’est pas cela l’État de droit et sur certains territoires on aurait tendance à constater que c’est plus le droit de l’État que l’État de droit qui s’y applique. On ne peut parler d’accès au droit lorsque l’on interdit aux acteurs de justice que sont les avocats de se rendre chez les personnes les plus démunies. Cela a un coût qu’il faut intégrer, sauf si la volonté est de ne pas donner un contenu concret et efficient à notre État de droit dans chaque territoire d’outre-Mer. »

Retrouvez l’interview dans son intégralité dans le n°8 de la revue Actus des Barreaux : "Justice et Injustices".

Interview de Patrick Lingibé, propos recueillis par Alain Baudin, Revue "Actus des Barreaux".

[1Le 12 décembre 2021, les habitants de la Nouvelle Calédonie ont à 96,49 % voté contre l’indépendance de leur territoire. Le scrutin, boycotté par les indépendantistes, a été marqué par un taux très faible de participation (43,9 %).