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[Dossier du Village] La RSE, levier stratégique des cabinets d’avocats. Interview d’Alexandre Vuchot.
Parution : mardi 14 juin 2022
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« Les engagements RSE sont vraiment devenus une réalité et cela a dépassé largement le cadre du washing ». Une perception d’Alexandre Vuchot, co-managing partner France de Bird & Bird, qui sonne comme une bonne nouvelle pour le monde des avocats. Il nous explique comment la politique RSE se déploie aujourd’hui au sein de ce cabinet nativement construit sur l’égalité homme-femme.

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Village de la Justice : On entend encore parfois que les avocats n’ont pas besoin de formaliser une politique RSE au sein des cabinets, puisque « c’est dans leur ADN ». Partagez-vous ce constat ?

Alexandre Vuchot : C’est vrai que l’on confond souvent les deux, parce qu’effectivement, il y a dans la mission de l’avocat, l’idée d’être tourné vers les autres, de rendre justice, etc. et qu’il y a traditionnellement chez les avocats, des politiques de pro bono. C’est en cela que l’on peut considérer que nous avons un rôle social ou sociétal faisant partie de notre ADN. Mais le cadre de la RSE est bien plus large, avec ses dimensions sociale, sociétale et environnementale.

Si l’on évoque les sujets d’égalité hommes-femmes ou d’empreinte environnementale par exemple, cela n’a absolument rien à voir avec l’ADN de la profession d’avocat ! Ce sont donc deux choses différentes. Et si l’on peut imaginer, légitimement, que l’origine de la mission sociétale de l’avocat se retrouve dans son ADN, en revanche, dans sa forme, l’engagement RSE s’exprime aujourd’hui de façon extrêmement diverse et dépasse le simple cadre de nos prestations et de notre assistance juridique. Il est plus largement question de gouvernance et de gestion de l’humain, au sein des structures, avec nos clients, nos fournisseurs, etc.

Peut-on avoir une vraie politique soucieuse de l’environnement au sein des cabinets, sans tomber dans le greenwashing ?

A. V. : Je pense que oui ! Mais tout dépend probablement de l’objectif que l’on se fixe : dire qu’on va changer le monde et qu’il sera vert grâce aux avocats, c’est peut-être aller très (trop) loin ! En revanche, on peut avoir des petits gestes et des grands gestes. Des petits gestes, ce que nous faisons chez Bird, comme la plupart de nos concurrents je pense, c’est essayer de trouver des fournisseurs plus « verts », c’est la réduction de papier, la mise en place du tri, la suppression des poubelles individuelles, le remplacement du plastique, etc. Tous ces petits gestes du quotidien qui réduisent un petit peu l’empreinte environnementale chaque jour.

« Dire qu’on va changer le monde et qu’il sera vert grâce aux avocats, c’est peut-être aller très (trop) loin ! »

Par ailleurs, dans une dimension un peu plus stratégique, même s’il n’est pas évident de la quantifier, on observe aussi aujourd’hui une certaine pression de la part de nos clients, américains notamment, exigeants dans nos appels d’offres, de voir les efforts faits en ce qui concerne la politique de voyage et de réunion. Nous l’avions déjà vu en matière d’égalité hommes-femmes ; depuis un an ou deux, nous trouvons les mêmes exigences en matière environnementale. Ce n’était pas forcément un pré-requis, mais lorsque nous avons changé de locaux il y a deux ans, nous étions contents de voir que le bâtiment avait tous les labels et les solutions « écofriendly », qui contribuent à réduire notre empreinte et qui nous aident même à remplir des critères attendus de nos clients.

Tout cela nous pousse à nous interroger : comme tout acteur économique, nous utilisons des serveurs, des téléphones, etc.. Nous savions que le numérique est extrêmement pollueur, mais nous n’avions pas forcément imaginé que nous avions une empreinte CO2 importante, même si je ne pense pas que les avocats soient les plus gros pollueurs de la planète. Mais c’est à notre échelle - et je crois que c’est surtout cela qu’il faut dire - qu’il faut faire quelque chose maintenant pour limiter notre impact environnemental non seulement au sein de notre organisation mais également avec nos clients.

Est-ce que cela répond à une attente particulière au sein de votre cabinet ? Ressent-on ce souci de la RSE, au moment des recrutements ?

A. V. : Pour ne parler que de l’environnement, chacun, chez soi, comme au bureau, a envie de réduire des déchets. C’est un peu anecdotique, mais je vois de très nombreux collaborateurs qui aujourd’hui ont leur totebag pour aller acheter leur déjeuner, ne prennent plus les couverts jetables offerts, vont dans des restaurants qui sont dans cette optique-là, etc. Les collaborateurs et collaboratrices sont extrêmement demandeurs, notamment les plus jeunes. Il nous semble normal que l’organisation se mette en cohérence avec cette attente, dans la mesure où c’est compatible avec nos objectifs, et que le cabinet les accompagne dans ces petits gestes du quotidien. Ce n’est pas du greenwashing, dans la mesure où il y a une vraie intention, une vraie volonté citoyenne ; c’est prendre le parti que c’est chaque petite action au quotidien qui fait que, au bout du compte, il peut y avoir des grands changements.

« Je dirais donc plutôt que si on ne le faisait pas, on nous le reprocherait. »

Plus largement sur la RSE, ce serait sans doute aller trop loin que de dire que l’on entend aujourd’hui « je vais rejoindre tel cabinet parce qu’il fait telle ou telle chose ». Donc je dirais non, pas au moment du recrutement. En revanche, au quotidien, lorsqu’ils et elles sont déjà là, on constate clairement cette envie que l’on s’engage et que l’on s’améliore. Je dirais donc plutôt que si on ne le faisait pas, on nous le reprocherait. C’est probablement aussi ce qui explique, en matière de recrutement, une certaine déperdition des talents au sein des cabinets d’avocats vers l’entreprise. Cela concerne, en général, des personnes que vous avez formées pendant cinq, six ou sept ans, qui sont donc vraiment des acteurs, les forces vives des cabinets. Et cela ne concerne pas seulement les avocats d’ailleurs.

Avoir une politique RSE cohérente et mise en pratique permet de répondre à celles et ceux qui sont peut-être aujourd’hui moins carriéristes, mais veulent avant tout trouver du sens – ou plus de sens – dans leurs actions. L’association et la rémunération ne sont plus les principaux moteurs ; si certain(e)s restent sur ce modèle-là, il y a aujourd’hui une frange très large qui, effectivement, s’attend à autre chose. Je dirais que c’est une attente citoyenne des collaborateurs, de voir leur entreprise simplement conforme aux valeurs qu’elle défend.

Que diriez-vous sur l’égalité hommes-femmes ?

A. V. : Nous avons été pionniers sur le secteur. Vous le savez probablement, le cabinet a été créé par des femmes et il a, de fait, toujours été acquis qu’il devait y avoir une égalité hommes-femmes chez nous ; il n’y a jamais eu de plafond de verre. Nous avons aussi une culture à laquelle nous tenons et que nous cherchons à maintenir, c’est une recherche de parité dans les recrutements des collaborateurs et collaboratrices.

Cela passe également par la promotion des carrières des femmes, pour laquelle nous nous adossons aux programmes développés par le cabinet au niveau international sur l’accompagnement des femmes. Le Women’s development programm s’adresse à toutes les femmes qui ont entre 5 et 10 ans d’expérience afin de les accompagner dans le questionnement qu’elles peuvent avoir du type qu’est-ce que je veux faire, continuer, être associée, à quel rythme, etc.
C’est un programme d’accompagnement, de réflexion et de networking au sein du cabinet, pour échanger sur les problèmes auxquels sont davantage confrontées les femmes. Cela permet notamment de porter l’idée qu’il n’y a pas de date à laquelle elles doivent être associées, qu’elles peuvent prendre leur temps (autrement dit, ce n’est pas parce que l’on n’est pas associée à 30 ou 35 ans, que c’est fini !), avoir une progression personnalisée, que l’on peut se mettre un peu en pause ou en retrait, sans que cela retarde un projet d’association, etc.
Tout ceci aide à faire le bon choix, au sens de celui qui correspond le mieux aux aspirations de chacune, au fur et à mesure des échanges avec des coachs, des réunions sur des sujets en particulier, etc. Et le retour de celles qui y participent ou y ont participé confortent le principe même de ce réseau d’entraide au féminin.

Nous avons donc des initiatives que l’on formalise, en plus du fait que l’on a un environnement qui est totalement respectueux de l’égalité hommes-femmes. Et je crois que c’est parfaitement ressenti par les collaborateurs et certainement par les collaboratrices, surtout les plus seniors lorsqu’elles nous rejoignent et apprécient de (re)trouver un environnement accueillant.

Très concrètement, comment gérez-vous les absences pour congé maternité/paternité ou pour congé parental ? Il faut en effet assurer la continuité de l’activité et le traitement des dossiers...
Est-ce que vous répartissez sur d’autres avocats du cabinet ? Est-ce que vous recrutez en temporaire, en contrats courts, en transition ?

A. V. : Vous partez de l’idée qu’il y a une interruption ; pour nous, intuitivement, en tout cas pour ce qui est des congés maternité/paternité, ce n’est pas réellement un arrêt, c’est plutôt une organisation un petit peu différente à mettre en place pour quelques mois. Mais il est vrai que toutes les femmes collaboratrices et associées en France qui ont eu des enfants ne se sont jamais arrêtées pour de très longues périodes, nous n’avons pas (encore) été confrontés à des situations où tout s’arrêterait pour deux ans par exemple.

Habituellement en cas de congé maternité/paternité, pour assurer la continuité, c’est plutôt un report qui se fait sur les autres collaborateurs ou un(e) associé(e) de son équipe qui va suppléer. Il nous est arrivé, aussi, de faire des recrutements plutôt de profils très juniors pour étoffer des équipes étant à un moment un peu « en surchauffe ». Mais nous ne remplaçons pas la personne qui est partie. Nous neutralisons toutes les périodes d’absence dans le calcul des bonus et autres. On réajuste les objectifs, donc il n’y a donc pas d’impact négatif sur l’évolution, les augmentations ou le calcul de bonus.

« Au quotidien, nous comprenons parfaitement le rythme de la jeune maman ou du jeune papa. »

Au quotidien ensuite, nous comprenons parfaitement le rythme de la jeune maman ou du jeune papa : nous nous adaptons d’autant plus facilement à ces « contraintes », que chez nous, même si ce n’est pas très habituel, nous n’avons pas une culture du zèle horaire , ce qui fait qu’a priori, il est possible de mener une vie professionnelle et un projet de maternité/paternité. C’est plus la profession d’avocat elle-même, avec des urgences, des délais, etc., qu’il n’est pas toujours facile de gérer dans une journée de travail de 9 h à 17 h. Mais, ce n’est alors plus une question de maternité/paternité, que celle de réussir à mener une vie personnelle et familiale, tout en exerçant une profession très exigeante.

Votre politique RSE est évolutive. Comment vous êtes-vous organisés en interne ?

A. V. : Nous avons mis en place un comité RSE, qui est une instance un peu informelle dans laquelle tout le monde peut venir et qui se réunit tous les mois. Actuellement, il regroupe une quarantaine de personnes, donc on mesure bien l’intérêt !

« Nous avons mis en place un comité RSE, qui est une instance un peu informelle dans laquelle tout le monde peut venir. »

Cela permet de discuter des actions en cours, en sollicitant de l’aide (pro bono, aide financière, etc.) pour une cause ou un projet que l’on soutient. Il y a tout un agenda, parfois pour présenter des associations, les résultats de ce que l’on fait, l’avancement des projets, etc. Et puis cela permet aussi de recueillir de nouvelles idées. C’est dans ce cadre-là, par exemple, que nous avons discuté de notre rapprochement de l’association Droit comme un H, puisque nous souhaitions nous engager davantage sur le terrain du handicap et de l’inclusion.

C’est aussi, par exemple, dans ce cadre que les discussions sur la possibilité, pour les collaborateurs, d’intégrer, dans les objectifs d’heures facturables, un certain nombre d’heures d’actions de pro bono. Nous avions, il y a quelques années, prévu timidement une dizaine d’heures sur l’année et nous réfléchissons à nouveau à la quantification adéquate et où placer le bon curseur.

La RSE une démarche volontaire, puisque les normes ne sont pas juridiquement contraignantes. Faudrait-il selon vous imposer davantage ou cela doit-il rester une question de gouvernance interne, propre à chaque cabinet donc ?

A. V. : À titre personnel, je ne suis pas favorable à la norme et aux obligations – même si c’est un peu paradoxal pour un juriste ! –, parce que nous en avons déjà beaucoup et je pense que lorsque les choses sont contraintes, ce n’est pas forcément le meilleur choix ou ça ne donne pas forcément les meilleurs résultats.

Mais ça dépend probablement de la typologie du cabinet. Si vous regardez la plupart des cabinets dits « d’affaires », ils se sont complètement emparés du sujet, parce que c’est d’actualité, que cela répond, comme nous l’avons dit, à une attente de leurs clients, qu’ils ont les moyens d’y consacrer du temps et que cela devient un élément concurrentiel, y compris dans les recrutements. Pour attirer les talents, si l’on revient sur le sujet de l’égalité homme-femme, il ne faut pas oublier que près de deux tiers des étudiants en droit sont des femmes. Donc de ne pas adresser quelque chose, en tout cas de se préoccuper de savoir quelles sont leurs préoccupations, c’est à mon avis une erreur. C’est une quasi-obligation et je pense qu’il n’y a pas un cabinet structuré en France qui ne se soit pas posé cette question et n’ait pas développé son programme et ses actions.

C’est en revanche et malheureusement, plus compliqué à gérer pour les petites structures. Et c’est aussi là que l’on mesure l’importance des efforts déployés par l’Ordre pour protéger les collaboratrices, avec des lignes d’alerte et la sanction de comportements déviants, voire complètement délirants.

Quoi qu’il en soit, je pense que pour nous, comme pour beaucoup de cabinets, les engagements RSE sont vraiment devenus une réalité et cela a dépassé largement le cadre du washing.

Propos recueillis par A. Dorange Rédaction du Village de la Justice