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Avocats et notaires : une responsabilité de moins en moins subsidiaire ? Par Alexandre Jeleznov, Avocat.
Parution : mercredi 8 juin 2022
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Depuis plusieurs décennies, la cour de cassation rappelle invariablement que la responsabilité civile du professionnel du droit n’est pas subsidiaire. Mais si ce principe paraît définitivement acquis en jurisprudence, son application connaît des évolutions.

Lorsqu’un avocat ou notaire exerce ses fonctions professionnelles, la victime qui entend rechercher sa responsabilité doit établir qu’un acte ou omission constitue une faute, au regard des règles de droit en vigueur.

Puis il lui appartient de démontrer que cette faute a causé un dommage, et enfin, de déterminer l’étendue exacte de ce dommage.

Nous avons déjà abordé ces sujets et certaines des difficultés qu’ils suscitent dans le cadre d’autres publications :
- "Faute et responsabilité civile de l’avocat et du notaire : quel préjudice est indemnisable ?"
- "Faute et responsabilité de l’avocat et du notaire : quels critères pour l’évaluation de la perte d’une chance ?"

Lorsque les conditions de la responsabilité sont satisfaites, la victime du dommage n’a parfois d’autre choix que de poursuivre le professionnel fautif afin d’être indemnisée.

Mais il arrive aussi que d’autres options soient envisageables pour parvenir à un résultat analogue : engager une nouvelle instance contre le même débiteur, poursuivre une tierce partie, ou encore faire jouer une garantie, entre autres exemples.

En pareils cas, l’on peut légitimement se demander si le plaignant ne doit pas épuiser toutes les voies de droit à sa disposition avant d’inquiéter le professionnel fautif, notamment afin de justifier du caractère définitif et de l’étendue de son préjudice.

En d’autres termes, se pose la question de savoir si la responsabilité du professionnel du droit est concurrente ou seulement subsidiaire, en présence d’autres recours possibles.

La cour de cassation a coupé court à ce débat dès les années 1980, tant s’agissant du notaire [1] que de l’avocat [2], en érigeant en principe la non-subsidiarité de leur responsabilité.

Par la suite, elle a adopté une formule inlassablement répétée au fil de ses décisions :

« Mais attendu qu’est certain le dommage subi par une personne par l’effet de la faute d’un professionnel, alors même que la victime disposerait, contre un tiers, d’une action consécutive à la situation dommageable née de cette faute et propre à assurer la réparation du préjudice… »

L’étape suivante a consisté en un assouplissement de cette position sur la question de la certitude du préjudice invoqué par le plaignant.

A ce titre, le contentieux des sûretés a procuré des illustrations intéressantes.

Ainsi, la cour de cassation a - dans un premier temps - jugé que lorsqu’un notaire faisait perdre un droit de suite au créancier titulaire d’une sûreté, celui-ci ne justifiait pas d’un préjudice certain tant qu’il pouvait encore poursuivre l’acquéreur de l’immeuble grevé [3] :

« Attendu qu’après avoir constaté que M. Y... disposait, en vertu de sa créance hypothécaire, du droit de suite sur le lot vendu, l’arrêt attaqué, pour faire droit à sa demande dirigée contre le notaire, considère que son exercice ne présente qu’un caractère théorique dans la mesure où il n’aboutirait qu’à créer de nouvelles victimes ;

Attendu qu’en se déterminant par de tels motifs alors que M. Y..., qui pouvait obtenir la reconnaissance de sa créance en exerçant son droit de suite contre l’acquéreur de l’immeuble, ne justifiait pas d’un préjudice certain, la cour d’appel a violé les textes susvisés ; »

Mais dans un second temps, un revirement est intervenu, qui a pris la forme d’un arrêt de la 1ère chambre civile du 27/02/2013, n°12-16891 :

« Qu’en statuant ainsi, alors que la SEEM, disposant contre l’acquéreur, pour le recouvrement de sa créance, d’un droit de suite, lequel constitue, non une voie de droit qui ne serait que la conséquence de la situation dommageable imputée à la faute du notaire, mais un effet attaché à l’hypothèque, ne justifiait pas d’un préjudice certain, la cour d’appel a violé les textes susvisés ; »

Cette solution a depuis lors été réaffirmée [4].

Dans une autre matière, l’on peut également citer un arrêt concernant la responsabilité d’un avocat [5], où la cour de cassation s’est livrée à une analyse semblable pour une victime ayant obtenu un jugement réputé contradictoire favorable, mais qui est ultérieurement devenu non-avenu, à défaut de signification dans un délai de 6 mois :

« Qu’en se déterminant ainsi, alors qu’est certain le dommage subi par une personne par l’effet de la faute d’un professionnel du droit, quand bien même la victime disposerait, contre un tiers, d’une action consécutive à la situation dommageable née de cette faute et propre à assurer la réparation du préjudice et que l’action que M. X... se voyait contraint d’exercer à nouveau contre son débiteur pour être rétabli dans son droit par suite de la situation dommageable créée par les fautes, non contestées, de son avocat, n’était pas de nature à priver la perte de chance invoquée de son caractère actuel et certain, la cour d’appel a violé le texte susvisé ; »

Il aurait pourtant été possible de juger en l’espèce que l’avocat n’avait fait perdre « que » du temps et des honoraires à son client, lequel pouvait encore apparemment exercer ses droits originels.

Mais telle n’a pas été la position adoptée par la haute juridiction, qui semble encline à simplifier la situation des victimes dans le dernier état de sa jurisprudence.

La tendance actuelle paraît donc pouvoir être résumée comme suit : dès lors qu’un professionnel du droit commet une faute qui place une personne dans une situation dommageable, cette personne peut le poursuivre sans risquer de se voir opposer l’existence d’autres droits ou voies de recours à l’encontre de tiers, quand bien même préexisteraient-ils à la faute considérée.

Pour autant, le principe de non-subsidiarité nous semble devoir être manié avec précaution.

Dans certains cas, il paraîtra en effet plus sûr, rapide et/ou profitable d’actionner le professionnel fautif et son assureur de responsabilité que d’engager d’autres recours potentiellement aléatoires.

Mais une telle stratégie n’aboutira bien souvent qu’à l’indemnisation de la perte d’une chance d’obtenir un avantage, et non à la prise en charge d’un préjudice direct et intégral.

La victime devra donc parfois faire un choix délicat entre deux alternatives, en fonction de multiples paramètres :
- soit poursuivre une voie de droit originelle afin de tenter d’obtenir 100 % de réparation contre un débiteur à la solvabilité quelquefois sujette à caution ;
- soit agir contre le professionnel du droit fautif et son assureur, au risque de ne percevoir qu’une fraction du quantum de son dommage, selon les circonstances de l’affaire.

En somme, le contentieux de la responsabilité civile des professions juridiques s’avère riche et complexe.

Pour le profane et même pour le juriste novice du sujet, la formulation d’une réclamation amiable ou judiciaire recèle bien des écueils, qui peuvent exposer le plaignant à des frais considérables, sans compter le temps et l’énergie investis.

En cas de litige, il est donc judicieux de consulter un avocat expérimenté en la matière et rompu à la communication avec les courtiers, assureurs et juges instruisant ce type de sinistres, pour apprécier l’opportunité d’un recours et éventuellement l’initier, dans les meilleures conditions.

Alexandre Jeleznov Avocat au Barreau de Bordeaux Verbateam Avocats https://www.verbateam.org/me-alexandre-jeleznov.htm

[1Cass. 1ère civ. 13/12/1988, n°87-13.355.

[2Cass. 1ère civ. 05/02/1991, n°89-13.528.

[3Cass. 1ère civ. 28/09/2004, n°02/11288.

[4Cass. 1ère civ. 08/11/2017 n°16-23197.

[5Cass. 1ère civ 19/12/2013 n°13-11807.