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Bientôt des décisions de justice faciles à comprendre ? Explications avec Stéphane Wegner, Magistrat.
Parution : jeudi 17 août 2023
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Mais pourquoi les décisions de Justice sont-elles aussi complexes et difficiles à comprendre ? Pourquoi utiliser un vocabulaire si technique et souvent abscons ? Avouons-le, beaucoup d’entre-nous (si ce n’est tous) nous nous sommes posé un jour la question.
C’est en s’intéressant à cette problématique réelle, que la Rédaction du Village de la Justice a eu la belle opportunité de rencontrer Stéphane Wegner, Magistrat administratif, Vice-président du Tribunal administratif de Grenoble qui dans son quotidien professionnel met en pratique le langage juridique clair auprès des justiciables. Il en est un fervent défenseur et diffuseur !
Ces dernières années, il y a une réflexion sur ce sujet de la part des juridictions et des professionnels y œuvrant pour faire évoluer le langage judiciaire vers une forme intelligible par toutes et tous. Retour de terrain avec Stéphane Wegner.

Quelles sont vos motivations à utiliser professionnellement le langage juridique clair et de favoriser la simplification des décisions de justice ?

Stéphane Wegner : « J’ai été plusieurs années juge dans un petit tribunal d’instance en zone rurale, dans lequel la dimension humaine était très présente, puisque je revoyais certaines personnes régulièrement au fil des contentieux. J’ai pu ainsi voir très concrètement les difficultés qu’elles avaient à comprendre mes décisions. C’était d’autant plus dommage que ces décisions pouvaient avoir des conséquences très importantes pour leur vie quotidienne : expulsion de leur logement, condamnations à payer à une banque des sommes parfois importantes dont elles n’avaient pas le premier centime, etc.

"J’avais le sentiment que certaines décisions que je rendais ne servaient à rien parce que, non comprises (...)"

Les conséquences de cette incompréhension pouvaient même devenir humainement dramatiques : par exemple, si un locataire ne comprend pas qu’il doit payer sa dette de loyer en versant tant par mois pendant telle période, il va se retrouver à la rue alors qu’il aurait pu rester dans son logement s’il avait apuré sa dette comme cela lui était demandé. Ou bien s’il ne paye pas sa dette suivant les mensualités fixées par le jugement, par incompréhension des dates et des montants qui lui sont imposés, il devra subir une saisie sur ses rémunérations ou sur ses biens, avec toutes les conséquences que cela entraine.

J’avais parfois le sentiment que certaines décisions que je rendais ne servaient à rien parce que, non comprises, elles n’étaient pas exécutées par celui qui aurait pu en bénéficier.

On me dit parfois : c’est le travail de l’avocat d’expliquer la décision à son client, le juge n’a pas à s’en préoccuper. Mais beaucoup de personnes n’ont pas d’avocat, surtout dans les contentieux du quotidien. De plus, lorsqu’ils en ont un, il est souvent débordé et a rarement le temps d’expliquer précisément le contenu du jugement et surtout ses implications, qui peuvent parfois se révéler plusieurs mois ou années plus tard. Certains justiciables appellent ou viennent au greffe de la juridiction pour se faire expliquer la décision. Encore faut-il que le greffier ait le temps pour cela et, de toute façon, lui non plus ne pourra pas forcément expliquer toutes les conséquences à attendre ou à tirer du jugement. Celui-ci devrait donc se suffire à lui-même pour son lecteur, qui ne devrait pas avoir besoin d’un interprète.

À l’époque, je suis resté avec cette insatisfaction car je ne connaissais pas les outils extraordinaires que sont le langage clair – pour le grand public - et le français facile à lire et à comprendre (dit FALC) – pour un public qui connaît des difficultés de compréhension encore plus importantes ».

Comment votre démarche est-elle perçue par vos collègues ? Avez-vous fait des adeptes ? Est-elle soutenue et suivie au sein de votre juridiction ?

« Pour l’instant c’est une démarche trop récente pour avoir un effet, d’autant plus que je la mène à titre individuel. Certains collègues ont trouvé l’idée intéressante, notamment pour les particuliers.

Plus largement, je pense que le langage clair est utile pour tous, même les juristes. Dans mon travail de juge, j’aimerais beaucoup lire des mémoires écrits en langage clair, que je pourrais appréhender plus rapidement et plus sûrement, sans devoir me demander ce qu’a bien pu vouloir dire exactement son auteur. Et quand je fais une recherche de jurisprudences, j’adorerais les comprendre toujours à la première lecture, alors que je suis obligé, parfois, de les relire à plusieurs reprises pour être sûr d’avoir bien compris ».

Selon vous, l’ensemble des juges (et donc des juridictions), qu’ils soient administratifs, consulaires ou de l’ordre judiciaire, devraient-ils se former et changer leur façon de s’exprimer ? Sont-ils prêts à évoluer ?

« Oui, pour moi il est évident que toutes les juridictions devraient passer au langage juridique clair. Sans oublier les avocats, notaires, commissaires de justice et tous les professionnels du droit. Tout le monde gagnerait à lire des écrits plus clairs.

Le mouvement a commencé dans certaines entreprises et administrations. Elles ont compris leur intérêt à ce que leurs clients, usagers, agents et partenaires comprennent bien et rapidement ce qui leur est proposé, conseillé ou imposé. Pour les administrations, je pense, par exemple, au département de l’Isère, qui s’est lancé dans un travail très intéressant de simplification des courriers adressés aux bénéficiaires du RSA.

Pour les juridictions, il y a un effort important effectué depuis quelques années : le Conseil d’État et l’ensemble des juridictions administratives sont passés au style direct et s’attachent à rendre leurs décisions plus compréhensibles. La Cour de cassation a également adopté le style direct et une technique de rédaction de ses arrêts plus facile à appréhender.

"Malheureusement, quand je lis certaines décisions récentes, je constate que les vieux réflexes reviennent parfois (...)

Malheureusement, quand je lis certaines décisions récentes, je constate que les vieux réflexes reviennent parfois et que l’on retrouve des phrases d’une longueur et d’une complexité telles qu’elles en deviennent totalement incompréhensibles à la première lecture - et même à la deuxième ».

Comment selon vous faudrait-il procéder pour favoriser la diffusion du langage clair ?

« Trois pistes simples pourraient utilement être explorées, sans demander aux juges de devenir des spécialistes du langage clair :
- faire des phrases courtes - 20 mots au maximum - et leur donner une structure simple : une subordonnée au plus, des sujets proches des verbes, pas de doubles négations, etc. ;
- utiliser des mots du langage courant et concrets et, lorsqu’un terme technique est indispensable, en donner l’explication ;
- aérer la mise en page et utiliser le visuel pour augmenter la lisibilité du texte, par exemple avec des listes à puces, des tableaux, des schémas, des frises temporelles, etc.

Cela permettrait, sans accroître le travail des juges, d’améliorer fortement la compréhension de leurs décisions ».

Quels sont les freins à la diffusion du langage clair au sein des juridictions ?

"Le coût en temps et en énergie de l’apprentissage de nouvelles règles d’écriture."

« Plusieurs facteurs entrent en jeu, pour les juges comme pour l’ensemble des juristes :
- un juriste, par définition, maîtrise le langage juridique, il baigne dedans, c’est son univers quotidien et il n’imagine souvent même pas qu’une autre personne puisse avoir du mal à le lire et le comprendre. Il ne voit donc pas nécessairement l’intérêt de changer de manière de s’exprimer.

- les juges ne savent pas qu’ils pourraient faire autrement. De ce fait, ils ont le sentiment qu’écrire clairement c’est nécessairement être approximatif, perdre en précision juridique et donc mal faire leur travail. D’où ma démarche qui cherche à montrer qu’on peut parfaitement concilier rigueur juridique et facilité de compréhension (NDLR : voir à ce sujet l’article : Dire le droit et (pourtant) être compris dans lequel S. Wegner donne un exemple de rédaction d’une décision de Justice en langage clair pour ses destinataires : les justiciables).

- le coût en temps et en énergie de l’apprentissage de nouvelles règles d’écriture. Dans des professions en grande tension comme celle des juges, il faut être très convaincu de l’intérêt à long terme d’un changement d’approche pour accepter cette contrepartie temporaire.

L’exemple de la Belgique montre qu’un changement réel et durable ne peut venir et s’installer que si une impulsion est donnée par les plus hautes autorités judiciaires et, surtout, maintenue sur le long terme ».

Voici quelques pistes pour se former au langage juridique clair :
- l’ouvrage Rédaction claire : 40 bonnes pratiques pour rédiger vite et bien de Anne Vervier (EdiPro, 2011) ;
- le guide Dire le droit et être compris — Comment rendre le langage judiciaire plus accessible de l’association syndicale des magistrats belges (éditions Anthemis – Bruxelles).

Interview de Stéphane Wegner réalisée par Marie Depay, Rédaction du Village de la Justice.