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Fluctuation des prix et avenir des contrats, l’imprévision du droit algérien. Par Samir Boukider, Avocat.
Parution : mercredi 7 juin 2023
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La pénurie des matériaux de construction, pendant et après l’ère covid-19, a en premier temps incité les fournisseurs principaux à profiter de l’occasion pour revoir leurs tarifs. Pire encore, depuis février 2022, un autre évènement, celui du conflit militaire russo-ukrainien, a en définitive entériné cette tendance d’accroissement des prix, dans la mesure où ces derniers n’ont pas été revus à la baisse depuis, commençant par le gaz, impliquant des augmentations en cascade, où presque aucun produit ne sera épargné.

Cette étude examinera un sujet relatif à l’altération fondamentale de l’économie des conditions du contrat, suite à l’interférence imprévue d’évènement(s) extérieur(s), avec un accent particulier sur les contrats de construction du droit privé, par opposition, aux contrats de marchés publics.

1. Effet relatif des contrats :

Le corollaire de cette situation est pénalisant, et appelle donc les dirigeants des entreprises de construction à la prudence quant aux choix à prendre pour mieux discerner ces relations contractuelles dans ce nouveau périmètre. Du moment qu’on s’aperçoit que cette compréhension passe inéluctablement par résoudre une question préalable, laquelle s’attache profondément au principe de l’effet relatif des contrats.

Il est communément admis que chaque contrat est cloisonné « ring-fenced » et ne peut pas produire d’effets à l’encontre d’une tierce personne ou un autre contrat. Et pourtant, la complexité des opérations de construction, la spécialisation technique requise de chaque intervenant dans la réalisation du projet et la parcellisation des tâches suggèrent qu’une extension des effets de la relation contractuelle, en dehors de son territoire, devrait être acceptée, et au besoin, imposée.

Pour tempérer la rigidité de ce principe et répondre aux besoins pressants des opérateurs, plusieurs notions ont connu naissance. Sans être pour autant exhaustif, quelques notions, très sommaires méritent d’être citées : l’accessoire et la cause.

Certes, les arguments servant de base pour atténuer les limites du principe sont, d’ores et déjà, abondants, ainsi il y a une forte voix, parmi les praticiens, afin d’accompagner le développement des affaires par soutenir même qu’en présence de pluralité de contrats, du point de vue économique, sont interdépendants dans la mesure où la finalité de cette pluralité est de réaliser une même opération.

En vrai, l’importance du débat réside aussi ailleurs, lorsqu’il prendra une autre dimension aussitôt nous examinerons la question délicate de l’immuabilité ou non du contrat.

2. Autonomie de la volonté face aux aléas du terrain :

L’analyse des arguments auxquels les entreprises voudraient se prévaloir, à l’occasion de rétablir l’équilibre économique, une fois rompu et donner une chance aux contrats d’en faire sortir les effets préalablement établis, devient un exercice agaçant pour celles-ci. Autrement dit, la résonnance en cas d’échec de la situation, la partie lésée pouvant être acculé à la ruine, cas d’exécution de groupe des contrats.

En cas de déséquilibre, lorsqu’il s’agit d’opérations complexes, la première réaction consisterait à vérifier le contrat principal concerné. Toutefois, même les contrats à propos desquels les parties ont reconnu avoir assez renforcé leurs relations contractuelles contre les chocs, en se référant à des mécanismes d’adaptation sur mesure, n’étaient pas totalement à l’abri. En effet, les parties pendant les pourparlers y compris les opérateurs avérés, ne pouvaient pas prédire tous les scénarios auxquels le contrat aura pu faire face une fois en vigueur. Raison pour laquelle nous soutenons que le principe de l’autonomie de la volonté, ayant certainement un accueil universel et nonobstant sa consécration dans le Code civil algérien [1], reste exposé à la fragilité devant la réalité économique des contrats sur le terrain.

Si l’idée derrière l’autonomie de la volonté des parties a le mérite d’inculquer la force obligatoire au contrat, et que, ces dernières sont seules garantes de protéger leur intérêts du risque des fluctuations intempestives. Bien que cette attribution ait une assise juridique enracinée. Cependant, il est préférable de retenir une réflexion juridique impure, qui tient compte du contexte général du développement des relations. Car, il ne faut pas perdre de vue que celles-ci sont souvent soumises à de fortes contraintes d’ordre financière ou économique. Ceci dit, la susceptibilité de la transformation du risque acceptait à celui aurait émergé après la conclusion du contrat est inapproprié et dont l’écart parfois fut important que prévu.

Il semble donc assez clair que lorsqu’il s’agit des contrats dont l’exécution n’est pas concomitante avec la formation du contrat, ce principe chargé d’assurer le rythme adéquat au fur et à mesure à la progression de la relation contractuelle sur le terrain, ainsi qu’apurer toutes ses obligations jusqu’à la fin du contrat demeure incertain.

3. Remède légal en cas d’instabilité :

Le climat instable dans lequel les contrats à long durée évoluent et les limites révélées par la pratique, quelle que soit la solution à donner à ce risque, il n’en demeure pas moins que la liberté contractuelle ne saurait être l’unique option pour gérer les situations d’imprévision. Sans aller plus loin on ne peut que se résigner à la solution provenant du droit positif qu’est cohérente avec les carences inhérentes aux contrats à long durée, et même nécessaire pour encadrer les situations de bouleversement contractuel.

Aux termes de l’article 107§3 du Code civil algérien :

« lorsque par suite d’événements exceptionnels, imprévisibles et ayant un caractère de généralité, l’exécution de l’obligation contractuelle, sans devenir impossible, devient excessivement onéreuse, de façon à menacer le débiteur d’une perte exorbitante, le juge peut, suivant les circonstances et après avoir pris en considération les intérêts des parties, réduire, dans une mesure raisonnable, obligation devenue excessive. Toute convention contraire est nulle ».

Comme cette théorie constitue une exception de taille au l’adage « pacta sunt servenda », selon lequel « les parties au contrat sont tenues par leurs engagements souscrits à la conclusion du contrat », le législateur soucieux des tentatives de corrections ponctuelles de déséquilibre (elles-mêmes source de précarité) a aussi exigé que sa mise en œuvre doit obéir à des critères exceptionnels.

4. Critères d’application de l’imprévision (unforeseeability) (Voir l’article Post Covid-19 analysis : Regulations measures adopted from Algerian employment law perspective) :

Il y a imprévision, lorsque l’évènement à l’origine du bouleversement contractuel doit être :

a) Survenu après la conclusion du contrat : Si cette condition s’en explique de soi, la Cour suprême algérienne a précisé dans un arrêt que, pour que l’imprévision soit prise en compte, l’évènement perturbateur doit aussi surgir dans les délais contractuels [2].

b) Imprévisible : S’étend à l’inexistence ou la méconnaissance légitime de l’évènement par les contractants à la date de la conclusion du contrat ou de la même manière que l’évènement échappant au contrôle raisonnable des parties et que l’on ne pouvait raisonnablement demander à ces dernières de prendre en considération à la date où elles ont conclu le contrat [3].

c) Général : C’est dire que l’évènement ne relève pas spécifiquement à la partie lésée, tels que le décès ou la faillite. Et qu’il n’est pas nécessaire s’étend à l’ensemble du pays, dès lors qu’il suffise que son impact soit ressenti par un certain nombre de personnes appartenant à un groupe ou une région.

Ainsi, la manière avec laquelle le législateur a encadré l’imprévision, rend rédhibitoire son utilisation en absence de l’un de ses critères. En conséquence, le juge saisi sur la base de l’article 107§3, doit vérifier scrupuleusement la présence de tous ces critères [4].

Enfin, l’évènement perturbateur ne devrait pas être attribué à la partie lésée et que le risque pareillement ne devrait pas être accepté par celle-ci (conditions générales découlant du droit des contrats).

Une fois réunis, le juge a tous les outils nécessaires pour limiter l’injustice dans l’exécution d’une obligation jugée onéreuse. Cette injustice doit être apprécie à l’aune des preuves tangibles présentées par la partie lésée :

(a) Tous les documents nécessaires, y compris comptables (factures, bons d’achats, situations des travaux…etc.), tableaux excel, montrant la quantification en numéraires et en pourcentage les variantes du surcoût provenant de l’augmentation anormal des prix, ainsi que les pertes déjà enregistrées qui pèsent sur le contrat.

(b) La thèse de la partie lésée devrait être aussi soutenue par les rapports d’expertises, dont le juge, avant de prononcer sur le fond, aura droit d’ordonner par une décision préliminaire, d’office ou à la demande des parties [5].

Au vu du caractère général de l’article 107§3, s’agissant les différends qui naissent à cause du changement des prix, cette disposition n’indique pas le seuil sur ce qu’il convient de considérer une obligation excessivement onéreuse. En revanche, elle laisse le soin d’en faire l’appréciation au juge, en fonction des circonstances particulières de chaque situation litigieuse (augmentation imprévisible et drastique des prix) et les intérêts des parties. De la sorte qu’une fluctuation banale du prix ou la simple aggravation des charges de l’entreprise en aucun cas serviront un subterfuge à une intervention du juge pour modifier l’obligation contractuelle.

Or, les questions qui se posent avec insistance, de quelles révisons parle-t-on ? A quel niveau la révision s’opère ? Ainsi, eu égard à la spécificité du contrat de construction, logiquement, la révision se bornera à la révision quantitative (par opposition à la révision qualitative), aux fins de rétablir l’équilibre et indemniser l’entreprise de construction des pertes dues à l’augmentation des prix de matériaux.

En faisant proposition au juge d’éviter le recours à la révision qualitative, cette dernière a en réalité plusieurs bonnes raisons sur lesquelles peut s’y imposer. Pour ne pas tarder, nous ne citons qu’une seule, dès lors qu’on considère qu’elle vise davantage la sauvegarde des intérêts légitimes du maître d’ouvrage et plus important, l’ordre public interne de l’Etat. Prenant par exemple : un ouvrage en cours de construction, qui sera destiné à l’exploitation industrielle ; les exigences techniques de la règlementation en matières de sécurité et de conformité des ouvrages avec les standards de construction, constituent un fardeau règlementaire, qui est difficile, voire impossible, à évincer, pour que le juge ne puisse pas procéder à une révision qualitative.

En effet, l’interférence, quasi automatique, de la règlementation applicable a priori et a posteriori au control technique des ouvrages industriels, est tellement vague et inextricable, de par sa technicité, que le législateur ait assuré aux autorités publiques de tutelle la mission de création des organes sectoriels, dont le rôle consiste à l’élaboration des normes, chacun de son domaine de prédilection, et veiller à leur stricte application. En conséquence, le juge a tout l’intérêt à ne pas contrarier ces normes que nous pouvons qualifiées de lois de police et se limiter à la révision quantitative.

Reconnaissant les frontières élargi dans le domaine de la construction, rien n’empêche que ce raisonnement soit appliqué mutadis mutandis, à d’autres situations similaires (même à caractère international) chaque fois qu’elles interpellent l’ordre public algérien.

Dans le même contexte, le juge pourra aller plus loin dans sa démarche et prononcer la résiliation du contrat, selon l’article 561§3 du Code civil, si la situation de bouleversement persisterait après la révision de l’obligation onéreuse, soit par réduction quantitative des travaux, soit par augmentation du prix du contrat. Tout ce pouvoir discrétionnaire d’examiner le contrat de plus près ne devient efficace, sauf si l’imprévisibilité de l’évènement sur l’équilibre contractuel est une question de fait qui relève de l’appréciation souveraine des juges du fond qui en détermineront.

Il semble légitime d’indiquer que l’article 107§3 se distingue visiblement par rapport à d’autres systèmes juridiques, à l’instar du Code civil français, peu importe avant ou après sa modification, en 2016, avec l’introduction par l’article 1195 de l’imprévision, en deux points :

a) Selon le dernier alinéa de l’article 107§3, les parties ne peuvent pas y déroger et son contenu est d’ordre public « toute convention contraire est nulle », en comparaison avec l’article 1195 du Code civil français, qui a un caractère supplétif, et

b) Le juge algérien n’hésite pas à s’en mêler pour déterminer le devenir du contrat à chaque fois les circonstances lui en permettraient. Une parfaite illustration du l’adage « rebus sic stantibus », où son homologue français reste fidèle au « pacta sunt srevenda », si nous excluons, bien entendu, les contrats des marchés publics et les contrats internationaux régis par le droit administratif français et une loi étrangère respectivement.

Dans le même esprit comparatiste, la distinction entre contrats de droit privé et ceux de marchés publics est sans incidence, en droit algérien, avec une préférence aux entreprises privées, titulaires de marchés publics. En cas de bouleversement de l’économie du contrat dû à l’accroissement anormal des prix des matériaux, l’autorité publique par le biais des directives administratives obligent les parties de réadapter l’équilibre, sauf pour les cas nécessitant l’intervention du juge. Par contre, cette distinction est pertinente en droit français.

Conclusion :

Loin des tentatives de neutralisation ayant pris pour cible le principe de l’autonomie, qui malgré les carences observées, constitue sans aucun doute la plateforme irremplaçable pour la naissance des relations et au-delà. Ainsi, en cas de bouleversement du contrat, ce phénomène doit d’être isoler pour ne pas mettre toute la relation en péril et le traiter par un remède interne, car la pratique contractuelle est riche d’enseignement en la matière, le cas échéant, faire recours à un remède externe, qui est la loi.

Maître Boukider Samir (LL.M International Business Law - ULB Brussels) Avocat à la cour Barreau de Blida (Algérie) [->samirboukider@gmail.com]

[1Article 106 stipule : « Le contrat fait la loi des parties. Il ne peut être révoqué, ni modifié que de leur consentement mutuel ou pour les causes prévues par la loi ».

[2Arrêt de la chambre civile de la Cour suprême, n°324034 du 21/07/2007, La Revue de la Cour Suprême n°1-2007, page 211.

[3Arrêt de la chambre civile de la Cour suprême, n°99649 du 10/10/1993, la Revue Judiciaire n°1-1994, page 217.

[4Arrêt de la chambre civile de la Cour suprême n°191705, du 24/10/1999, la Revue Judiciaire n°2- 1999, page 95.

[5Articles 75 et 125 et suivants du Code des procédures civiles et administratives « mesures d’instructions » et « expertise » respectivement.