Enchaîné [2] par ses créanciers qui pouvaient théoriquement le dépecer [3] et se partager les morceaux dans l’Antiquité, affublé d’un bonnet vert [4] et publiquement humilié au Moyen Âge puis emprisonné dès sa déclaration de faillite en 1807 [5], le droit s’est pendant plusieurs millénaires montré très répressif envers celui qui ne payait pas. Les sanctions n’atteignaient pas seulement le corps du débiteur, mais aussi ce qu’il représentait socialement.
Exposé au risque de perdre son statut d’homme libre à l’époque romaine [6], jugé indigne d’être citoyen à la Révolution puis exclu de toutes les professions publiques [7], le droit orchestre son ostracisation personnelle. Cette volonté de paralyser le défaillant ne disparaît totalement des textes qu’en 2019 puisqu’il faut attendre la loi PACTE pour que les procédures préventives ou collectives ne constituent plus un cas d’inéligibilité à condition que la procédure soit close lors du scrutin [8]. Ajoutons à cela que la défaillance constitue depuis les premiers échanges commerciaux jusqu’à nos jours, une atteinte à la réputation.
Les institutions se sont longtemps attachées à marquer et à humilier celui qui par son abstention, même innocente, n’avait pas respecté sa parole dans le but affiché de supprimer totalement la défaillance en marginalisant le défaillant. Il semble alors parfaitement logique que le débiteur en difficulté préfère la fuite et la dissimulation puisqu’il est toujours, sans aucun égard aux circonstances, présumé coupable au niveau institutionnel.
Aujourd’hui, le droit de la faillite s’est métamorphosé pour devenir le droit des entreprises en difficulté. Le législateur ne se borne plus à tolérer la défaillance, il l’accompagne afin de diminuer la dureté des conséquences économiques de l’insolvabilité. Les traitements juridiques proposés sont nombreux, ils peuvent intervenir avant la cessation de paiement, être confidentiels et parfois même effacer les dettes. Malgré tout, les entrepreneurs tentent souvent, par tous les moyens, de dissimuler leur situation. Les conséquences humaines d’un échec financier, la honte, la souffrance et la peur se maintiennent, car à travers le caractère éminemment évolutif du droit de la faillite on peut observer la constance de l’infamie qui l’accompagne. La présomption de culpabilité du débiteur et l’exclusion que génère la défaillance sont ancrées dans les esprits lorsque le législateur tente par tout moyen de les supprimer des textes. La raison de cette permanence est simple, elle s’enracine aux confins de notre civilisation et prend le nom de stigmatisation.
Depuis le rapport européen consacré à "Surmonter les stigmates de l’échec" [9] dans le but de promouvoir une politique de la seconde chance, la stigmatisation est devenue l’ennemi numéro 1 de l’esprit d’entreprise. Quelles que soient les mesures mises en place pour « encourager un environnement favorable à l’initiative et au développement des entreprises » [10], légistes et politiciens se heurtent à un obstacle psychologique qui semble insurmontable : la peur de l’échec [11]. Une crainte légitime qui trouverait son origine dans ce que les institutions européennes ont qualifié de « stigmatisation sociale de la faillite » [12].
Lorsque l’Europe cherche à surmonter les stigmates de la faillite, la France tente de les supprimer. Ce problème économique et social se trouve actuellement au cœur des débats parlementaires français afin d’aider les entrepreneurs à « rebondir plus facilement, en permettant à leur entreprise d’être liquidée et redressée plus rapidement, de manière peu coûteuse et non stigmatisante » [13]. Il s’agit sans aucun doute d’une notion clef pour atteindre les objectifs législatifs et politiques de renouvellement de la culture entrepreneuriale européenne.
Malgré cet intérêt croissant, la stigmatisation résiste encore et toujours au législateur. On l’accuse de tous les maux, sans jamais la définir. Plutôt que de céder au pessimisme, il faut s’interroger sur les raisons de cette paralysie. Cela implique en premier lieu de se demander contre quoi l’on se bat. Ce frein à l’esprit d’entreprise chez les Européens a ainsi été identifié clairement sans pour autant être réellement théorisé. Or la stigmatisation n’est pas une notion juridique, ni même économique, mais un concept sociologique particulièrement complexe qui, si l’on s’y intéresse, permet de trouver les angles d’attaques adéquats pour enfin rendre le combat équitable.
La première étape de ce travail consiste à rechercher les origines de la stigmatisation dans le but affiché d’en trouver la source et de la tarir. Pourquoi le fait de ne pas payer ses dettes est-il intrinsèquement infamant, même lorsque la raison de cette abstention est parfaitement excusable et que la défaillance est innocente ? La réponse la plus évidente à cette question réside dans le tort causé aux créanciers qui n’obtiendront pas leur dû. Même sans culpabilité du débiteur il y a des dommages pour ceux qu’il ne rembourse pas. Pourtant le droit connait des cas de responsabilité sans fautes, impliquant une réparation du dommage sans que cela soit stigmatisant.
Comprendre les origines de la marque apposée au failli impose donc une étude plus complexe, à l’orée de la sociologie, de l’histoire et du droit. Un travail néanmoins plus que jamais nécessaire dans la perspective d’agir efficacement afin de faciliter le traitement de l’entreprise, le rebond de l’entrepreneur et surtout pour apporter une réponse adéquate à la souffrance que ressentent les chefs d’entreprises en difficulté. Ils sont encore trop nombreux à préférer s’en remettre au jugement dernier plutôt qu’à celui du tribunal de commerce. Dans une perspective résolument pragmatique, l’étude des stigmates de la faillite permettra de proposer « nouvelle approche en matière de défaillance et d’insolvabilité des entreprises » [14].