En France, la compétence de l’Autorité de la concurrence (ci-après « l’Autorité » ou « l’AdlC ») pour se prononcer sur une opération de concentration est déterminée par les seuils en chiffre d’affaires définis par l’article L.430-2 du Code de commerce. De même, au niveau européen, la compétence de la Commission européenne est déterminée par les seuils en chiffre d’affaires définis par l’article 1 du Règlement n°139/2004 du 20 janvier 2004 relatif au contrôle des concentrations entre entreprises.
Compte-tenu du caractère obligatoire et suspensif du contrôle des concentrations en France, comme en Europe, la définition de seuils de chiffre d’affaires offrait une certaine sécurité juridique aux entreprises dans l’appréciation de leurs obligations de notification d’une opération de concentration.
Cependant, les entreprises parties à une opération de concentration doivent également désormais prendre en compte dans leur analyse la nouvelle interprétation par la Commission européenne de l’article 22 du Règlement n°139/2004 qui permet aux autorités nationales de concurrence de lui renvoyer pour examen une opération de concentration alors même qu’elle ne franchit pas les seuils de compétence d’une autorité nationale (1), nouvelle compétence à laquelle la Commission vient de donner sa pleine mesure en infligeant à Illumina et GRAIL des sanctions inédites pour violation de l’effet suspensif du contrôle des concentrations (2).
1. La nouvelle interprétation de l’article 22 du Règlement n°139/2004 par la Commission européenne permet l’examen d’opérations de concentration sous les seuils de compétences des autorités de concurrence.
L’article 22 du Règlement n°139/2004 prévoit la possibilité pour une ou plusieurs autorités nationales de concurrence de demander à la Commission européenne d’examiner toute concentration, qui ne franchit pas les seuils de compétence de la Commission définis à l’article 1, mais qui affecte le commerce entre états membres et menace d’affecter de manière significative la concurrence sur le territoire du ou des états membres qui formulent cette demande de renvoi.
Si l’article 22 n’exige pas que l’autorité nationale qui formule la demande de renvoi à la Commission soit compétente en vertu de son droit national pour contrôler l’opération en cause, la Commission européenne avait néanmoins, jusqu’en 2020, toujours annoncé qu’elle n’accepterait un renvoi fondé sur cet article que dans l’hypothèse où l’opération en cause franchissait les seuils de notification au niveau national d’au moins un état membre.
Pour justifier cette analyse, la Commission se fondait « sur l’expérience selon laquelle ces opérations n’étaient généralement pas susceptibles d’avoir une incidence significative sur le marché intérieur » [1].
Le 11 septembre 2020, la Commission européenne a adopté une nouvelle interprétation de l’article 22 du Règlement n°139/2004 sur le renvoi de l’examen d’une opération de concentration à la Commission européenne par une autorité nationale de concurrence.
Désormais, la Commission accepte les renvois sur ce fondement même lorsque l’opération ne franchit pas les seuils de notification d’aucun état membre. Cette évolution correspond à un souhait des autorités de concurrence de contrôler les opérations prédatrices ou consolidantes sous les seuils dans certains secteurs, notamment le numérique et le pharmaceutique.
Le 15 septembre 2020, l’Autorité de la concurrence a salué cette évolution qu’elle avait appelée de ses vœux à plusieurs reprises [2].
En effet, le 20 octobre 2017, l’Autorité avait lancé une consultation publique afin de moderniser et simplifier le régime français du contrôle des concentrations, et avait envisagé à l’époque plusieurs hypothèses d’évolution avec notamment le renvoi à la Commission sur le fondement de l’article 22 du règlement n°139/2004 à la condition que cette dernière accepte de changer sa politique consistant à n’accepter que les renvois des autorités qui sont compétentes sur le fondement de leur droit interne [3].
De même, dans sa décision 20-D-01 du 16 janvier 2020, l’AdlC avait relevé que le système européen de contrôle des concentrations permettait aux autorités de concurrence nationales de renvoyer des opérations à la Commission européenne, sur le fondement de l’article 22 du règlement n°139/2004, même lorsqu’elles sont sous les seuils nationaux de notification obligatoire : « cette clause de renvoi trouve, en principe, à s’appliquer alors même que l’opération de concentration concernée ne serait pas soumise à une notification obligatoire dans l’état membre à l’initiative du renvoi » [4].
L’évolution annoncée par la Commission avait donc été largement encouragée par l’Autorité française depuis plusieurs années.
Et dès le 9 mars 2021, l’Autorité a renvoyé à la Commission l’examen de l’acquisition de la start-up GRAIL – active dans les tests sanguins de dépistage des cancers – par Illumina – active dans le séquençage génomique et l’étude des variations génétiques – pour 7,1 milliards $. A cette demande d’examen par la Commission se sont jointes d’autres autorités nationales de concurrence.
Par la suite, le 20 avril 2021, la Commission européenne a annoncé l’ouverture d’une procédure d’examen de l’opération et demandé à Illumina de lui notifier l’opération [5].
Cette compétence de la Commission européenne a évidemment été contestée par Illumina, mais a depuis été confirmée par un arrêt du Tribunal de l’UE en date du 13 juillet 2022 [6].
L’acquisition de GRAIL par Illumina devint ainsi la première affaire, et par conséquent le dossier emblématique, de la nouvelle interprétation par la Commission européenne de l’article 22 du Règlement n°139/2004.
2. La sanction inédite adoptée par la Commission européenne pour non-respect de l’effet suspensif du contrôle des concentrations.
Après l’ouverture d’une enquête approfondie sur l’opération le 22 juillet 2021, l’acquisition de GRAIL par Illumina a finalement été interdite par la Commission européenne le 6 septembre 2022 [7].
Rappelons qu’en application de l’article 7 du Règlement n°139/2004, les parties à une opération de concentration doivent en principe suspendre la réalisation de l’opération envisagée dans l’attente de la décision d’autorisation de la Commission.
Pourtant, sans attendre la décision de la Commission, Illumina a annoncé le 18 août 2021 qu’elle avait finalisé l’acquisition de GRAIL. Cette dernière avait notamment fusionné avec deux filiales d’Illumina.
Le 29 octobre 2021, la Commission avait adopté des mesures provisoires visant notamment à maintenir l’indépendance de GRAIL, et à exclure les échanges d’informations commerciales confidentielles entre les parties [8].
C’est dans ces circonstances, que la Commission européenne avait alors adressé le 19 juillet 2022 à Illumina et Grail une communication de griefs pour non-respect de l’effet suspensif du contrôle des concentrations [9].
Moins d’un an plus tard, le 12 juillet 2023, la Commission a annoncé avoir prononcé à l’égard d’Illumina une amende de 432 millions d’euros, et de GRAIL une amende symbolique de 1.000 euros pour non-respect de l’effet suspensif du contrôle des concentrations.
Dans son communiqué de presse, la Commission rappelle que l’effet suspensif du contrôle des concentrations constitue « une pierre angulaire du système européen de contrôle des concentrations » et qu’Illumina comme GRAIL « ont délibérément violé l’obligation de suspension » [10].
La décision de sanction n’est pas encore disponible, mais elle s’avère déjà inédite à plusieurs titres.
En premier lieu, c’est la première fois que la Commission européenne retient l’application du plafond de sanction en matière de non-respect de l’effet suspensif du contrôle des concentrations. C’est également la plus importante sanction prononcée jusqu’alors en Europe pour la réalisation anticipée d’une opération de concentration.
L’article 14 du Règlement n°139/2004 permet en effet à la Commission d’appliquer aux entreprises concernées par l’opération des décisions de sanction jusqu’à 10% du chiffre d’affaires mondial des entreprises en cause, soit 432 millions d’euros dans le cas d’Illumina.
Pour retenir l’application du plafond de sanction, la Commission relève qu’Illumina a pondéré stratégiquement le risque de se voir imposer une amende pour gun jumping avec le risque de devoir payer une forte indemnité de rupture à GRAIL, et qu’elle a également tenu compte des bénéfices tirés de la réalisation anticipée de l’opération.
En second lieu, c’est également la première fois que la Commission européenne applique une décision de sanction à la cible d’une opération de concentration.
La Commission indique que GRAIL avait parfaitement connaissance de l’effet suspensif obligatoire du contrôle des concentrations, mais qu’elle « a néanmoins joué un rôle actif dans l’infraction ». La Commission a finalement décidé d’adopter une amende d’un montant symbolique compte-tenu du fait que c’est la première fois qu’elle sanctionne une entreprise cible.
Cette décision de sanction des deux parties à l’opération constitue un véritable changement dans l’approche par les autorités de concurrence de la violation de l’effet suspensif du contrôle des concentrations.
La Commission a donc clairement choisi d’envoyer un signal fort au marché par l’application de ces sanctions inédites. Il appartient dès lors aux entreprises parties à un projet de concentration d’apprécier et de veiller scrupuleusement au respect de leurs obligations relatives au contrôle de cette opération par les autorités de concurrence non seulement sur la base des seuils de contrôle définis par les textes nationaux et européens mais également sur le fondement de l’article 22 du Règlement n°139/2004.