En août 2023 la Belgique est devenu le premier pays européen à se doter d’une loi contre le féminicide. L’Amérique Latine et l’Espagne avaient longtemps conservé le statut de pionnières dans le domaine de la lutte contre les violences faites aux femmes et contre le féminicide en particulier. Aujourd’hui, ce phénomène criminel se rappelle à nous comme crime de haine protéiforme après le pogrom commis par les terroristes du Hamas sur la population civile israélienne le samedi 7 octobre 2023.
Torturées et tuées parce que femmes, juives et israéliennes, les femmes et les filles qui ont trouvé la mort ce jour-là ont été victimes d’une barbarie presqu’innommable.
Le besoin de nommer et de faire reconnaître auprès des instances internationales ces crimes abominables est ressenti et exprimé par la société civile française, montrant que la communauté reste solidement ancrée dans les valeurs républicaines. Le féminicide de masse est le syntagme proposé par la société civile française et qui souligne le caractère collectif de ce crime appartenant à la catégorie de la violence de genre ; dans le cas du massacre des kibboutz d’Israël, ce terme-concept nécessite une caractérisation plus précise le reliant directement au champ sémantique du génocide.
Féminicide, une histoire d’émotions.
Le féminicide est un crime contre les femmes qui fait partie de la typologie de la violence de genre (gender-based violence), phénomène qui n’appartient pas seulement au domaine des droits de l’homme mais aussi aux domaines de la politique, du journalisme, de l’anthropologie de l’histoire, de la psychologie, de la sociologie, de la jurilinguistique, etc.
Dans un article intitulé « Féminicide : à l’origine d’un mot pour mieux prévenir les drames » [1] publié le 2 juin 2021 dans The Conversation, les historiens Lydie Bodiou et Frédéric Chauvaud retracent, à travers l’étude d’articles de presse, l’évolution du concept d’assassinat de femmes et du terme « féminicide » en français, entré dans Le Petit Robert en 2015 pour devenir mot de l’année en 2019, après avoir été employé pour la première fois au XIXe siècle dans Le Monde illustré, avec un sens tout différent, à savoir pour parler de la domination de la femme qui met la corde au cou de l’homme. Quant à la forme femmicide, elle apparaît en français comme un néologisme burlesque au XVIIe siècle, dans la pièce Jodelet le duelliste de Scarron [2].
Pour se détacher du sensationnalisme et de l’euphémisation [3] représentés par des syntagmes comme crime passionnel, drame conjugal, employés par les médias à partir du XIXe siècle [4], l’anthropologue Marcela Lagarde y de Los Ríos de l’Universidade Nacional Autónoma de México emploie pour la première fois en espagnol le terme feminicídio en 1998 [5] s’inspirant de la chercheuse féministe sud-africaine Diana Russell en 1992 [6], qui avait donné une existence politique au terme femicide, mot-valise obtenu par la contraction des mots anglais female et homicide, employé par l’auteure Carol Orlock dans les années 1970 [7], pour aboutir en 1976 à la création du Tribunal international des crimes contre les femmes. A la fin des années 1990 ce terme est utilisé dans d’autres régions du monde aussi (Amérique Latine, notamment). L’ouvrage Femicide : The Politics of Woman Killing (1992) [8] , qui contient des analyses dans le domaine de la violence contre les femmes réalisées par plusieurs chercheuses appartenant à des disciplines variées, a été dirigé conjointement par Jill Radford, criminologue britannique, et Diana Russel, la sociologue américaine.
En anglais, comme dans le portugais du Brésil, en passant par le syntagme français crime passionnel, l’expression des émotions et plus particulièrement celle du sentiment de haine, est centrale dans la définition de ce concept juridique (« hate killings » ou « crimes de ódio extremo e específico contra mulheres », des crimes de haine extrême et spécifiques contre les femmes) [9].
La terminologie employée par Diane Russel est plus précise et nuancée en anglais (« female » à la place de « women » dans la définition « the killing of females by males because they are female » ou l’assassinat des femmes par des hommes parce qu’elles sont femmes) car elle inclut non seulement les femmes mais aussi les filles et les bébés de sexe féminin. Cette nuance est perdue en français, ainsi que dans les autres langues romanes [10].
En outre, les termes femicide et feminicide, utilisés en anglais soit comme des synonymes, soit comme des termes différents et complémentaires [11], sont au cœur d’un désaccord entre Diana Russel et Marcela Lagarde et alimentent un débat entre les féministes dans plusieurs pays de l’Amérique latine. L’anthropologue mexicaine a rajouté le concept d’impunité, c’est-à-dire l’absence de protection de la part de l’État qui ne garantit pas la sécurité aux femmes et aux filles, à la définition du terme anglais femicide donnée par Diana Russel, tout en considérant feminicidio/feminicide comme étant une création conceptuelle différente et non pas une simple traduction. Diana Russel rejette la variante anglaise feminicide parce qu’il peut engendrer des confusions et parce qu’il est plus difficile à prononcer [12].
De nombreuses recherches sont en cours sur le thème du féminicide dans plusieurs langues et dans plusieurs domaines de spécialité (genre, droit, droits de l’homme, sciences politiques, économie, linguistique appliquée, etc.)
D’un point de vue psycho-affectif, le français féminicide, l’anglais femicide, l’italien femminicidio, les portugais femicídio et feminicídio, l’espagnol feminicidio, les roumains feminicid, femicid, ne sont pas neutres d’un point de vue émotionnel et connotatif. Ils sont les produits de l’expression d’émotions collectives, elles-mêmes formées dans le temps par tant de réactions émotionnelles individuelles cristallisées dans des actions concrètes (manifestations, ouvrages, associations, projets de loi, lois, etc.) qui ont été engagées contre des phénomènes sociaux qui mettent en danger le vivre-ensemble. Leur origine est qualifiable comme le résultat de jugements de valeur portés sur des actes répréhensibles ; leur existence continue d’être soumise à l’empire des émotions publiques, car ils ne cessent d’être les sujets des débats politiques et juridiques. Leur transformation même dans des termes-concepts juridiques est une affaire d’émotions publiques et politiques, vu les commentaires des juristes, des politiciens, des journalistes, des activistes dans le domaine des droits de l’homme.
En octobre 2023, suite au pogrom commis par les terroristes du Hamas sur la population israélienne, et tout particulièrement sur les femmes et les enfants, l’opinion publique et la société civile françaises horrifiées ont commencé à appeler à la reconnaissance et à l’utilisation du syntagme « féminicide de masse » pour décrire ces atrocités. Le terme avait été déjà utilisé en 1989 dans le journal Le Monde pour décrire l’assassinat de quatorze jeunes femmes à l’École polytechnique de Montréal par un homme qui haïssait les femmes [13]. En 2022, lors de la publication de l’ouvrage Féminicides - Une histoire mondiale [14] qu’elle a dirigé, l’historienne Christelle Taraud affirmait que le féminicide est un crime de masse.
Le 10 novembre 2023 des personnalités publiques (écrivains, personnalités politiques, artistes, universitaires) signaient une tribune publiée dans le journal Libération et intitulée « Pour la reconnaissance d’un féminicide de masse en Israël le 7 octobre » : « A l’initiative de l’association Paroles de femmes, nous lançons un appel aux féministes et sympathisants de notre cause pour que les féminicides soient reconnus dans les massacres de femmes perpétrés le 7 octobre en Israël. Il est important que ce terme, souvent utilisé par la presse pour qualifier les meurtres de femmes par leur conjoint ou ex-conjoint, soit reconnu auprès de toutes les ONG internationales (Amnesty International, ONU Femmes…) pour ce qui s’apparente à un féminicide de masse. C’est ce féminicide de masse que nous devons regarder en face, sans le lier au conflit israélo-palestinien. Nous savons que c’est difficile. Mais nous nous devons de le faire pour que les femmes ne soient plus les premières victimes des guerres et des conflits armés, et pour que leurs visages ne soient jamais oubliés » [15].
Le besoin de nommer s’imposait pour lutter contre la barbarie, le besoin d’ordre juridique était ressenti pour mettre fin au chaos déchaîné par la haine meurtrière. Le mot redécouvrait son essence vitale.
Le féminicide : du droit international aux droits nationaux.
L’ONU [16] et l’OMS [17] reconnaissent la réalité des assassinats de femmes, ainsi que le terme-concept, tout en utilisant les deux termes féminicide et fémicide de manière différente, comme synonymes pour ce qui est de l’ONU, alors que l’OMS emploie le terme fémicide en français et le terme femicidio en espagnol. L’Union européenne et l’Organisation des Nations Unies sont à l’origine d’une nouvelle initiative mondiale intitulée l’Initiative Spotlight [18] et qui vise à éliminer toutes les formes de violence à l’égard des femmes et des filles. La Proposition de Directive du Parlement européen et du Conseil sur la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (Strasbourg, 8.3.2022) ne définit pas le féminicide [19].
La Proposition de résolution sur l’organisation d’états généraux européens contre les féminicides B9-0088/2022 du Parlement européen du 1.2.2022 [20] , déposée par Stefania Zambelli, constate l’absence de définition unique du féminicide dans l’UE.
Dans les Conclusions de l’Avocat Général M. Jean Richard de La Tour présentées le 20 avril 2023 [21], document émanant de la Cour de justice de l’Union européenne, le terme « féminicide » est employé entre guillemets et décrit comme appartenant du langage courant. La presse européenne parle d’une guerre silencieuse contre les femmes ainsi que de l’incapacité des gouvernements européens de gérer ce phénomène, en l’absence de législation dédiée ou de reconnaissance de l’existence de ce fléau [22].
A Bruxelles, une avancée importante a été enregistrée cet été. Le 31 août 2023 la Belgique a adopté la loi contre les féminicides [23], étant le premier pays européen à se doter de cette arme législative dans la lutte contre les violences extrêmes faites aux femmes. A la fin du mois de juin 2023 le Parlement belge avait adopté une loi-cadre pour lutter contre les féminicides. La loi « Stop féminicide » a été portée par Marie-Colline Leroy, secrétaire d’État à l’Égalité des genres et Sarah Schlitz, ancienne secrétaire d’État à l’Égalité des genres, qui affirmait : “Cette loi est une révolution : nous allons enfin compter officiellement les féminicides, étudier plus en détails ce fléau, et mettre en place plusieurs outils complémentaires pour éradiquer ce phénomène, et sauver des vies. Trop souvent des victimes auraient pu être évitées parce que l’évaluation des risques n’a pas été faite. Avec cette loi nous y remédions. Je la dédie à toutes ces femmes qui ont perdu la vie sous les coups d’un homme. Aujourd’hui encore, on ne naît pas femme mais on en meurt” [24].
Le 29 octobre 2022 le gouvernement belge avait transmis au Parlement un projet de loi-cadre pour la protection des femmes contre le phénomène du féminicide, qui donnait une définition juridique à ce concept. Ce projet avait été porté par la secrétaire d’État à l’Égalité des genres, à l’Egalité des chances et à la Diversité [25].
Les discours des autorités, de l’exécutif, du législatif, du judiciaire avaient changé grâce à cette évolution du droit pénal belge, qui était une conséquence de l’évolution des mentalités dans la société belge. L’auteure du projet de loi n’employait que le terme féminicide dans son discours, sur son site web comme dans les interviews accordés [26]. La députée remarquait la présence du terme féminicide dans le Code pénal d’Espagne et d’Italie en Europe, ainsi que son absence juridique en Belgique et son absence lexicographique dans « la plupart des dictionnaires » [27].
Dans sa note sur l’Avant-projet de loi sur la prévention et la lutte contre les féminicides et les homicides fondés sur le genre approuvée par la commission d’avis et d’enquête réunie (CAER) le 8 septembre 2022 le Conseil supérieur de la Justice en Belgique avait estimé que le terme féminicide, tel qu’il était entendu dans le projet de loi, possédait un « sens large » tout en le considérant « un terme très utile pour aboutir à une conscientisation de la société au sujet de cette problématique plutôt que comme un instrument de la législation pénale » [28].
En France, l’article 221-4 du Code pénal sanctionne de réclusion criminelle à perpétuité le meurtre commis « à raison de l’orientation ou identité sexuelle de la victime », rien n’étant prévu dans le droit pénal français en ce qui concerne les meurtres commis en raison du sexe de la victime [29].
Ce fait est déploré par les militants pour la protection des femmes qui dénoncent une invisibilisation de la spécificité des homicides sexistes, même si dans le vocabulaire français de la violence contre les femmes ce terme est entré depuis le 16 septembre 2014, lorsque la Commission générale de terminologie et de néologie a publié un avis dans le Journal officiel [30] ajoutant le terme de « féminicide » au vocabulaire du droit et des sciences humaines.
Le discours médiatique suisse emploie le terme féminicide [31], dans des contextes statistiques [32] ou des contextes qui mettent en avant la spécificité de ce crime, notamment les droits de l’homme, la discrimination, la violence.
Ce terme n’est pas un terme politique ni juridique en Suisse [33], les organisations de la société civile l’utilisent dans leur discours sans faire appel au terme fémicide.
Une interpellation intitulée « Éradiquer le féminicide en Suisse » avait été déposée devant le Conseil des États le 3 juin 2020, à travers laquelle la question était posée au Conseil des États au sujet de l’emploi de ce terme dans le langage diplomatique et médiatique, tout en affirmant le danger de banalisation du meurtre des femmes représenté par l’usage du syntagme crime passionnel : « Le Conseil fédéral entend-il encourager l’usage du terme "féminicide" dans le langage diplomatique et médiatique, afin d’éviter que le meurtre des femmes ne soit banalisé est réduit à un simple "crime passionnel " ? » [34].
En roumain, le terme anglais femicide n’a pas été le seul à être adopté sous la forme femicid, cette langue latine fortement influencée par le français préférant emprunter aussi le terme féminicide, qui a donné le nom commun feminicid. Les deux termes, qui n’existent pas dans le Code pénal roumain, sont employés par les médias ou dans les traductions littéraires, avec ou sans guillemets, tout en étant assortis d’expressions qui les clarifient. L’emploi du néologisme femicid remonte à 2012 lorsqu’il est retrouvé à quatre reprises dans la version roumaine de l’Avis Comité économique et social européen concernant l’éradication de la violence domestique contre les femmes du 18 septembre 2012 [35], texte officiel émanant d’une institution de l’Union européenne. La majorité des articles de presse en Roumanie montrent une préférence pour le terme feminicid emprunté au français, même si le terme femicid d’origine anglaise est aussi utilisé ; la plupart des sujets des articles qui traitent du féminicide sont des traductions ou des résumés d’articles présentant des crimes de féminicide dans des pays autres que la Roumanie (Mexique, Turquie, Italie, France, Iran, Argentine, etc.).
Les juristes italiens s’intéressent au moment de l’entrée de ce terme dans la langue italienne [36], qui est situé en 2005 [37] par Barbara Spinelli dans son article de l’Encyclopédie italienne de 2015, et qui remarque la différence entre les deux termes, femmicidio et femminicidio, ainsi que la variation graphique femicidio et femmicidio, basée sur la différence indiquée par les chercheurs et les chercheuses hispanophones. Ni femmicidio ni femminicidio ne figurent dans le Code pénal italien [38].
En février 2023 il a été institué une commission parlementaire d’enquête sur le féminicide [39] à travers la loi 12 du 9 février 2023. Le 23 novembre 2023 l’Institut Français à Rome et la Casa Internazionale delle Donne organisent une conférence intitulée « Violenze e femminicidi » à laquelle participent des chercheuses françaises et italiennes.
La société civile et les médias hispanophones [40] ont joint leurs forces dans la lutte contre l’assassinat des femmes, ce phénomène ayant été à l’origine d’une prolifération de syntagmes juridiques ou en train de devenir juridiques et désignant divers types de féminicide. L’association Feminicidio.net avait fait une proposition de création de nouveaux termes-concepts juridiques, à savoir le féminicide comme crime international, le féminicide comme génocide, le féminicide comme crime contre l’humanité et le féminicide comme crime de guerre [41].
L’Espagne mène la lutte dans l’Union européenne contre les violences faites aux femmes, notamment depuis la loi organique du 28 décembre 2004 qui instaure un cadre légal pour le combat contre les « violences machistes », syntagme consacré en Espagne. L’Espagne est aussi le premier pays européen à mettre en place un observatoire officiel et institutionnel du féminicide en 2022 [42].
Il n’existe pas de loi spécifique au sujet du féminicide dans le droit espagnol et les termes femicidio et feminicidio sont absents du texte de la loi organique du 28 décembre 2004.
La loi du féminicide votée au Mexique en 2007 [43] pose, dès son titre, l’accès des femmes à une vie libre de violence et emploie dans son texte le syntagme violencia feminicidia et le nom commun feminicidio, montrant la flexibilité morphologique du néologisme. Ce terme est lié à la responsabilité de l’État syntactiquement et contextuellement dans le texte de plusieurs articles de cette loi qui parlent de l’impunité de l’État, des actions gouvernementales d’urgence, du devoir de compensation de l’État. Le terme femicidio, emprunté à l’anglais, est présent dans le Diccionario panhispánico del español jurídico -DPEJ- de la Real Academia Española en tant que terme de droit pénal employé dans plusieurs pays hispanophones (Argentine, Chile, Ecuador, Panaman, Uruguay, Vénézuéla) [44].
Le DEJP enregistre le terme feminicidio également, avec un premier sens propre à l’espagnol de l’Ecuador, sans mentionner à quelle branche du droit ce terme appartient, et renvoyant vers femicidio ; le second sens fait référence à l’espagnol de Colombie, où ce terme appartient au droit pénal.
Les juristes espagnols admettent la synonymie contextuelle, occasionnelle de ces deux termes, dans les discours de doctrine et institutionnels, mais reconnaissent également les différences d’usage qui posent la nécessité de séparer ces deux termes-concepts complémentaires [45].
Les journalistes en Argentine se posent aussi la question de la différence entre les deux termes et s’appuient sur les paroles d’un expert historien pour apporter des éclaircissements dans ce domaine du droit pénal, tout en expliquant que l’Etat joue un rôle de créateur de conditions d’insécurité propices pour le développement du phénomène social qu’est le féminicide [46].
Dans d’autres payes d’Amérique latine, comme au Panama, le discours juridique utilise le terme femicidio pour désigner l’assassinat d’une femme, notamment dans la loi no.82 du 24 octobre 2013 [47], et les journalistes panaméens remarquent l’emploi juridique qui ne concorde pas avec les recommandations de la RAE, ainsi que l’usage distinctif fait par les organisations pour la défense des droits de l’homme et de la protection des femmes [48].
Dans l’espace lusophone, le nom commun femicídio figure parmi les mots de l’année 2020 élus par Priberam Informática et Lusa-Agência de Notícias de Portugal [49] ; un article lui est dédié par l’agence de presse portugaise qui n’utilise que ce terme. Le discours médiatique au Portugal emploie le terme femicídio [50], ainsi que le discours public du ministère de la justice portugais [51].
Il n’existe pas de loi spécifique contre le fémicide ou la féminicide au Portugal, mais le droit portugais possède une loi contre la violence domestique [52]. Le discours doctrinal fait la différence entre le terme femicídio employé au Portugal et le terme feminicídio utilisé au Brésil [53].
Les chercheurs portugais utilisent le terme femicídio dans le titre du séminaire Femicídio e direito(s) : diálogos entre Portugal e Brasil [54] qui a eu lieu le 2 mars 2022 à la Faculté d’économie de l’Université de Coimbra, et le terme feminicídio dans le texte de présentation de l’évènement.
Au Brésil, le Dicionário Houaiss da língua portuguesa enregistre le nom commun feminicídio [55] en 2012 comme terme juridique, ainsi que l’adjectif et le nom d’agent masculin et féminin feminicida [56], qui est aussi un terme juridique.
Sur la plateforme brésilienne DireitoNet dédiée aux avocats et aux juristes, un article datant de 2020 explique la différence « peu connue » entre les deux termes [57] dans la section de droit pénal, observant que le terme femicídio est moins connu, étant un homicide commis contre une femme de manière générale, qui n’est pas ancré dans un préjugé quelconque, tout en expliquant que cette distinction est un sujet de débat. Le discours législatif brésilien utilise le terme feminicídio, grâce à la loi 13.104 de 2015 qui inclut le féminicide parmi les crimes de haine [58]. La chercheuse brésilienne Claudia Zavaglia place le début de l’usage du terme feminicídio au Brésil en 2008, une année après l’adoption de la loi du féminicide au Mexique ; avant le portugais brésilien avait utilisé le terme uxoricídio [59].
Aux États-Unis a été forgé le syntagme Black Femicide par Rosalind Page, une infirmière de l’Arkansas, fondatrice de Black Femicide US [60], afin de sensibiliser le public au sujet d’une « épidémie non-dite » [61] contre les femmes noires. Au Brésil le terme negricídio est employé pour désigner le féminicide contre la femme noire [62] alors que les lois en vigueur ne font pas mention de cette composante raciale qui motive la majorité des féminicides dans ce pays [63].
Le Conseil National de Justice parle du racisme et de la discrimination envers les femmes noires comme étant des facteurs motivant une partie des féminicides au Brésil [64] et la loi Maria da Penha [65] (Lei n. 11.340/2006, dont le nom est un hommage à la femme restée paraplégique suite aux violences extrêmes de son mari ; cette affaire a défrayé la chronique pendant les vingt ans du procès et a finalement fait l’objet d’une décision de la Cour des droits de l’homme qui a critiqué le gouvernement brésilien pour ne pas avoir pris des mesures efficaces pour prévenir les violences domestiques.) est considérée comme insuffisante pour assurer la protection de toutes les femmes brésiliennes.
En Israël la lutte contre le féminicide a mené à la création d’un Observatoire du Féminicide par Shalva Weil, professeure à l’Université Hébraïque de Jérusalem, et qui recense le nombre et les caractéristiques de ces crimes contre les femmes. En 2022 il a été constaté une augmentation de 50% des cas de féminicide par rapport à 2021, la moitié ayant eu lieu dans le secteur arabe/palestinien qui représente 21% de la population israélienne [66].
La presse a relayé l’inquiétude provoqué par cette recrudescence des violences extrêmes contre les femmes notamment au sein de la communauté arabe et dont les principales victimes des meurtres également caractérisés comme crimes « d’honneur » ont été les femmes arabes israéliennes [67].
En plus, les auteurs des assassinats des femmes arabes israéliennes parce qu’elles sont femmes restent libres la plupart du temps, faisant partie de la famille (époux ou autres hommes membres de leurs familles) [68]. La déconstruction du discours socio-juridique de la jurisprudence israélienne dans le domaine des féminicides a montré que les décisions de justice ont le pouvoir d’influencer la perception publique et orienter la compréhension des questions liées au genre ; lorsque l’assassinat de la femme est considéré comme ayant commis par un homme « raisonnable » qui, sous l’emprise de ses fortes émotions (« heat of passion »), est poussé à bout par les agissements de son (ex-) épouse (la doctrine de la provocation, propre au droit de la common law, étant encore en vigueur), le message transmis au public large est caractérisé par une invisibilisation de la gravité des faits [69].
Dans ce contexte, les assassinats des femmes et des filles lors du massacre génocidaire perpétré par les terroristes du Hamas sur la population israélienne le 7 octobre 2023 s’inscrivent dans la catégorie des féminicides car une partie importante des atrocités commises ont eu comme cibles les femmes parce qu’elles étaient femmes, juives et israéliennes [70].
Les références à l’appartenance religieuse, ethnique et nationale contribuent à caractériser de manière encore plus spécifique ce type de féminicide qui apparaît ici comme faisant partie du génocide. La définition du génocide donnée dans le texte de l’article 2 de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948 explique : « Dans la présente Convention, le génocide s’entend de l’un quelconque des actes ci-après, commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel : a. meurtre de membres du groupe ; b. atteintes graves à l’intégrité physique ou mentale des membres du groupe ; c. soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ; d. mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ; e. transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe » [71].
L’élément matériel est conjugué à l’élément psychologique : « l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel » (idem). L’attaque des terroristes du Hamas a produit le meurtre de femmes, hommes et enfants appartenant au groupe « juif » et au groupe « israélien », a porté des atteintes graves à l’intégrité physique ou mentale de membres de ces deux groupes de par les tortures infligées, a comporté des mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe (comme la torture et l’assassinat des femmes enceintes [72]), a mené au transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe (de nombreux enfants sont actuellement détenus comme otages par les terroristes), le but de ces exactions étant la destruction d’Israël [73] et des juifs [74], donc la soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle.
Plus de la moitié des victimes tuées au festival de musique Nova étaient des femmes. Comme le montre Shalva Weil dans son article publié le 17 octobre 2023 dans le journal israélien The Jerusalem Post [75], le sadisme et la cruauté employés par les terroristes défient toute imagination et sont observables non seulement sur les corps mutilés des victimes mais aussi dans les vidéos [76] qu’ils ont eux-mêmes filmées pour montrer à quel point ils prenaient plaisir à torturer et à tuer des femmes, ou à souiller des cadavres de femmes, non seulement parce qu’elles étaient femmes, mais aussi parce qu’elles étaient juives [77].
Parmi les 240 otages [78] pris par les terroristes du Hamas il y a de nombreuses femmes de tous âges, ainsi que des enfants. 40 Français ont été tués lors des pogroms du 7 octobre [79], dont une partie étaient des femmes [80].
Les journalistes français débattent sur les plateaux de télévision du sort des otages femmes, afin de sensibiliser le public et la communauté internationale [81]. La presse internationale documente avec horreur le massacre, l’enlèvement en masse des otages, la barbarie de l’attaque, la tragédie des familles des victimes [82].
Les ONG internationaux comme Amnesty International appellent à la libération des otages civils détenus par le Hamas et aux traitements humains de toutes les personnes captives [83] car « La prise d’otages et l’enlèvement de civil·e·s sont interdits par le droit international et constituent des crimes de guerre. Les otages doivent être traités avec humanité et conformément au droit international, ils ne doivent pas être exhibés dans des vidéos publiées sur Internet ni forcés à faire des déclarations », a déclaré la secrétaire générale d’Amnesty International, Agnès Callamard (Amnesty International, 7 novembre 2023).
Le silence assourdissant d’ONU Femmes et d’autres organisations internationales et non-gouvernementales au sujet des femmes israéliennes victimes est observé avec stupeur et colère par les organisations militant pour les droits des femmes en Israël qui évoquent une double mesure, tout en luttant pour que les atrocités commises envers les femmes soient reconnues. L’unique déclaration publié par ONU Femmes, datée du 13 octobre 2023, ne fait aucune mention de l’attaque de l’organisation terroriste Hamas contre les femmes et les enfants israéliens lors du massacre du 7 octobre [84]. Ruth Halperin-Kaddari, experte en droit international et droit des femmes, professeure à la Faculté de Droit de l’Université Bar-Ilan et fondatrice du Rackman Center for the Advancement of the Status of Women, affirme que le féminicide de masse, la torture, les viols commis à l’encontre des femmes et des enfants ont représenté une partie importante de l’attaque du 7 octobre dirigée contre des personnes juives et contre Israël, ayant pour but de semer la terreur à travers l’utilisation des crimes contre les femmes comme armes de guerre [85].
Conclusion : « Les droits humains sont les droits inaliénables de tous les êtres humains, sans distinction aucune, notamment de race, de sexe, de nationalité, d’origine ethnique, de langue, de religion ou de toute autre situation. Les droits humains incluent le droit à la vie et à la liberté. Ils impliquent que nul ne sera tenu en esclavage, que nul ne sera soumis à la torture » ONU [86].
Il y a trois ans, dans un article intitulé « Le féminicide, est-ce si nouveau ? » Lydie Bodiou et Frédéric Chauvaud soulignaient l’importance de la reconnaissance de ce phénomène : « Le féminicide ne se réduit pas à la seule dimension psychologique d’individus, il relève de phénomènes sociétaux dans lesquels les auteurs d’exaction ne sont pas inquiétés. L’introduire dans les législations, soit comme catégorie particulière, soit comme circonstance aggravante, permet de mettre un mot sur un crime. Les sociétés contemporaines ont longtemps banalisé les féminicides qui sont enfin en passe d’être reconnus comme des crimes à caractère sexiste. Le mot lui-même, en fonction des situations, des instances et associations, peut recouvrer les avortements sexués, les fœticides féminins, les crimes d’honneur, les infanticides de sélection, le meurtre par un parent proche (mari, compagnon, père, frère, cousin, etc.) pour des raisons affectives ou économiques (dot ou relations sexuelles avant mariage), sans bien sûr oublier le meurtre systématique en contexte armé, souvent précédé de violences sexuelles, déployé pour terroriser, humilier, anéantir jusque dans les mémoires une ethnie ou un peuple entier. Nommer, c’est reconnaître » [87]
La France avait appelé à la ratification par tous les États de la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (Convention d’Istanbul). En 2019 la France avait aussi contribué à l’adoption et à la mise en œuvre des résolutions « Femmes, paix et sécurité » du Conseil de sécurité de l’ONU qui appelaient les États à renforcer la protection des femmes pendant les conflits. Les droits des femmes représentent pour la France, ONU Femmes et le Mexique une grande cause mondiale à soutenir activement avant 2025 et 2030. La France avait également soutenu la création du Fonds pour les survivants de violences sexuelles dans les conflits, une initiative des prix Nobel Denis Mukwege et Nadia Murad.
Toujours en 2019, la France avait accueilli de nombreuses femmes yézidies et leurs enfants qui avait subi les violences de Daech. La politique extérieure française est, ainsi, solidement attachée à la protection des femmes et des filles à l’échelle mondiale : « Partout dans le monde, la France est résolument engagée dans la lutte contre toutes les formes de violences faites aux femmes et aux filles. Alors que l’égalité entre les femmes et les hommes a été déclarée grande cause du quinquennat, la France poursuit son travail de plaidoyer au sein des organisations internationales et mène des actions concrètes afin de lutter contre ce fléau partout dans le monde » [88].
Il y a, ainsi, de bonnes raisons d’espérer que le pays des Lumières et des droits de l’homme réussira à faire entendre sa voix dans le concert des nations et à œuvrer pour la protection des femmes et des filles israéliennes et juives contre la barbarie du féminicide, du génocide et des autres types de violences commis par les terroristes.
Note de l’auteur : La jurilinguistique affective est un domaine de recherche pluridisciplinaire qui appartient aux domaines de la linguistique appliquée et du droit et vise à identifier et à analyser les caractéristiques de l’environnement linguistique et extra-linguistique (socio-culturel, politique, psychologique, etc.) des actes de communication juridique, afin de mettre en lumière leurs motivations et leurs conséquences. La jurilinguistique affective propose une nouvelle approche d’investigation (unilingue ou multilingue) des termes et des discours juridiques qui s’adresse aux professionnels de la langue et du droit pour les aider dans leur travail au sein de nos sociétés structurées par l’affect et l’émotion. Les syntagmes "affective jurilinguistics" et "jurilinguistique affective" ont été créés et employés pour la première fois par moi-même en 2017.