Les jeux web3 soulèvent d’importantes questions réglementaires et d’intenses discussions - toujours en cours - qui pourraient aboutir sur l’introduction en droit français du régime des jeux à objet numérique monétisable (« JONUM »).
Les jeux web3 fonctionnent majoritairement sur un modèle de play-to-earn [2] et intègrent à la fois des caractéristiques propres aux jeux de loisirs (gaming) et aux jeux d’argent (gambling). Il s’agit principalement de jeux pour lesquels la participation est conditionnée à la possession d’objets numériques (ex : les NFT du jeu). Le gagnant est récompensé par de nouveaux objets de jeu, qui peuvent ensuite être revendus sur la plateforme de l’éditeur du jeu ou sur une marketplace tierce.
Si les risques qu’ils présentent sont en réalité mal connus, un consensus émerge pour réclamer une réglementation :
- d’un côté, les éditeurs de jeux web3 dénoncent le flou réglementaire qui ouvre la porte à l’application de régimes inadaptés ;
- de l’autre, certains régulateurs considèrent que ces jeux présentent des risques pour les consommateurs justifiant un encadrement strict. La crainte existe que ces jeux servent de passerelle pour échapper aux régimes applicables, notamment aux opérateurs de jeux d’argent et de hasard.
Finalement, c’est le risque d’application de la réglementation relative aux jeux d’argent et de hasard aux jeux web3 qui justifie l’éventuelle introduction de la réglementation JONUM.
Un cadre existant incertain et prohibitif.
Une réglementation ancienne fondée sur un principe de prohibition.
Les jeux web3 ont pour particularité, par rapport à un jeu vidéo, de conditionner l’accès au jeu à la détention d’un NFT [3] et de récompenser les joueurs avec ces mêmes NFTs ou des tokens, le plus souvent monétisables. C’est pour cette raison que l’Autorité nationale des jeux (ANJ) vise le secteur en s’appuyant sur la réglementation des jeux d’argent et de hasard (JAH).
Fondée sur des impératifs de protection de l’ordre public et social, cette réglementation vise un équilibre entre la limitation du volume d’offre de jeu et la constitution d’un circuit contrôlé d’offre légale. À ce titre, les jeux d’argent et de hasard définis comme « toutes opérations offertes au public (...) pour faire naître l’espérance d’un gain qui serait dû, même partiellement, au hasard et pour lesquelles un sacrifice financier est exigé de la part des participants » sont, par principe, interdits.
Pour lutter contre le développement du jeu illégal, la loi a progressivement organisé des exceptions (jeux de cercle, paris sportifs et paris hippiques) à ce principe de prohibition.
Elles sont cependant très encadrées, à l’image du monopole octroyé à la Française des Jeux pour les loteries et les paris sportifs en points de vente, ainsi qu’au PMU sur les courses hippiques. Cela n’interdit pas à ces acteurs de développer parallèlement des jeux web3 : Stables [4] et Ultimate numbers [5].
Les autres opérateurs de jeux (poker, paris sportifs en ligne, etc.) doivent être agréés par l’ANJ selon une procédure stricte [6] et mettre en œuvre de lourdes obligations : exigences techniques, certifications, prévention du jeu pathologique et protection des mineurs, lutte contre la fraude et contre le blanchiment de capitaux.
Un cadre inadapté aux nouvelles pratiques du web3.
Sacrifice financier, hasard et gain : telles sont les trois conditions cumulatives d’application de la réglementation relative aux JAH.
Au regard de ces critères, des doutes subsistent concernant deux d’entre eux :
- la nécessité de posséder un NFT pour participer au jeu doit-elle être qualifiée de sacrifice financier ? En cas de réponse positive, comme le prône l’ANJ, l’interdiction de ces jeux s’impose. En revanche, le fait que les NFTs ne puissent pas être perdus lors du jeu présente une différence majeure avec les habituelles mises de jeu. Au-delà de l’argument juridique, cette absence de perte de l’objet donnant accès au jeu réduit, si ce n’est écarte, le risque financier pour le joueur ;
- pouvoir gagner des objets numériques, à savoir des NFTs ou des tokens émis exclusivement par l’éditeur, sans que celui-ci en permette la monétisation depuis son service, doit-il être considéré comme une espérance de gain ? Si la réponse à cette question semble pouvoir être positive, le comportement particulièrement addictif de remises successives (comme dans un casino ou des paris sportifs) est réduit, si ce n’est inexistant.
Par ailleurs, les agréments ANJ, dont le niveau de complexité est conforme aux risques des jeux d’argent traditionnels, ne sont pas adaptés au fonctionnement des jeux web3 : absence de mise, fiscalité spéciale, complexité technologique, etc.
En conséquence, l’application de la réglementation actuelle aboutit à une interdiction de facto, disproportionnée face aux risques identifiés, au détriment des consommateurs et des éditeurs de jeu français, alors que notre pays est l’un des leaders mondiaux.
C’est dans ce contexte que le régime JONUM pourrait voir le jour.
Les contours de la réglementation JONUM.
Concilier innovation et protection.
Le Projet de loi visant à sécuriser et réguler l’espace numérique présenté au Conseil des ministres le 10 mai 2023 propose au Gouvernement de « définir ou préciser, y compris en recourant à l’expérimentation, le régime, les objectifs et les modalités de l’encadrement, de la régulation et du contrôle des jeux comportant l’achat, l’usage ou le gain d’objets numériques monétisables, de manière à prévenir les risques d’atteinte à l’ordre public, protéger la santé et les mineurs » (art. 15). Ainsi, ce projet de loi vise à créer un régime spécifique aux « jeux à objets numériques monétisables » (JONUM) en introduisant une exception à la prohibition des jeux d’argent sous certaines conditions.
Le nouveau régime sera défini par voie d’ordonnance qui fixera les jeux autorisés, les modalités de régulation et de contrôle. Si les dispositions définitives du régime sont encore inconnues, il est possible d’identifier certaines lignes directrices.
Le champ d’application.
Sur le plan fonctionnel, le régime devrait s’appliquer aux jeux dont la principale caractéristique consiste en la distribution de récompenses exclusivement sous la forme d’objets de jeu numériques monétisables créés par l’entreprise. Ces objets ne devront pas être monétisés par l’entreprise, ni par une société agissant de concert avec elle. En l’état des discussions, la faculté que les objets puissent être monétisés par un tiers (ex : une plateforme d’échange, voire une marketplace fournie par l’opérateur) semble possible, conformément à la logique du web3 où l’utilisateur est propriétaire de ses objets numériques.
Sur le plan territorial, il s’appliquera aux opérateurs de jeux établis en France ou dirigeant leurs activités vers le territoire français. Les critères de rattachement précis ne sont pas encore déterminés, mais pourront s’appuyer sur le régime applicable aux jeux d’argent (simple accès par un utilisateur français) ou sur des critères plus souples inspirés du droit financier ou de la consommation (faisceau d’indices permettant de qualifier un targeting).
Ce champ d’application, actuellement en discussion, est susceptible d’être précisé ou modifié.
Un régime allégé.
Les JONUM seraient soumis à un nouveau cadre spécifique dont les premières grandes lignes paraissent être les suivantes.
S’agissant du régime, les entreprises commercialisant des JONUM auront une obligation de déclaration préalable auprès de l’ANJ afin d’être inscrit sur une liste blanche L’autorité disposerait alors d’un droit d’opposition à la commercialisation du jeu si elle estime que les conditions applicables ne sont pas respectées. Cette condition appelle deux remarques : d’une part, le tropisme vers l’ANJ qui est le premier régulateur à s’être officiellement intéressé à ce secteur et, d’autre part, la mise à l’écart d’un régime d’autorisation - plus contraignant - qui préside aux autres agréments ANJ. Il vise à ne pas faire peser sur ce secteur jeune et innovant, des contraintes réglementaires trop lourdes.
S’agissant des autres obligations, certaines devraient être communes à tous les JONUM, et d’autres seraient spécifiques en fonction du type de jeu. En l’état des réflexions, les obligations communes pourraient se regrouper autour de quatre piliers :
- La protection des mineurs : les JONUM seront interdits aux mineurs. Il sera donc nécessaire de mettre en place une procédure d’inscription et de vérification d’identité similaire à celle déjà en place pour les jeux agréés par l’ANJ (poker, paris sportifs et hippiques en ligne). Cette condition ne fait l’objet d’aucun débat.
- La lutte contre l’addiction : les publicités seront encadrées et devront comprendre des mentions obligatoires (messages de mise en garde). Il est possible que les jeux doivent également intégrer des régulateurs automatiques de dépenses et de temps de jeu.
- La lutte contre le blanchiment de capitaux : cette condition est la moins évidente en des risques de blanchiment par nature plus faible que présentent les JONUM.. Pour rappel, ce régime ne s’applique qu’à une trentaine de professions pour l’ensemble de l’économie. En revanche, des risques de blanchiment existent sur les plateformes tierces (également visées par la mise à jour du règlement MiCA [7]) ainsi que sur les échanges d’actifs numériques contre de la monnaie fiat (application du régime PSAN [8]).
- La transparence : les acteurs pourraient avoir à divulguer des informations relatives aux logiciels de jeux et aux mécanismes de hasard, publier un règlement de jeu et archiver les données de jeu en temps réel.
Des obligations spécifiques pourraient s’appliquer en plus aux jeux basés sur des compétitions sportives, tel que :
- Le suivi d’une liste imposée : il serait interdit de proposer des JONUM sur des supports (compétitions, résultats) autres que ceux autorisés dans la « liste sport » [9] (PDF) de l’ANJ.
- Le contrôle des résultats : les opérateurs pourraient avoir l’obligation de faire porter les jeux sur un résultat officiel annoncé par l’organisateur ou sur des données produites par un tiers indépendant de l’éditeur de jeu (ex : sportradar, optasports).
- Le contrôle des délits de marché : il pourrait être interdit aux sportifs de jouer à un JONUM portant sur sa discipline sportive et de détenir une participation au sein d’une entreprise qui propose des jeux portant sur sa discipline.
Le calendrier.
Le nouveau régime pourrait intervenir vers la fin de l’année 2024 ou le début 2025. Le projet de loi a été déposé au Sénat le 10 mai 2023. Il est actuellement en discussion au Sénat (première lecture) et des rapporteurs vont être désignés.
Après la phase parlementaire, la loi sera votée puis publiée. Puis, une ordonnance pourra être prise dans les 4 mois de cette publication et devra être ratifiée dans les 3 mois suivants.
Que faire pour un jeu web3 ?
Les opérateurs doivent impérativement se préparer à assurer leur conformité réglementaire. En attendant l’adoption du régime JONUM, ils peuvent agir sur deux plans :
- mettre en place certaines obligations du régime de façon préventive (ex : protection des mineurs avec une vérification d’identité, transparence, etc.) ;
- se mettre préventivement en conformité complète avec le régime des JAH avant l’entrée en vigueur du régime JONUM. Pour cela, les acteurs peuvent jouer sur deux solutions : proposer uniquement des récompenses non monétisables pour écarter l’espérance de gain ou une voie d’entrée gratuite (« free to play ») pour jouer sur la notion de sacrifice financier. C’est la solution retenue par Sorare en novembre 2022 à l’issue d’un accord avec l’ANJ [10].
Cependant, cette seconde solution est soumise à condition : le canal gratuit et le canal payant doivent être équivalents et offrir les mêmes chances de gain.
Cet article décrit un régime qui est en cours d’élaboration. Par conséquent, les éléments détaillés ci-dessus sont susceptibles d’évoluer.