La Cour d’appel de Paris vient de rendre un arrêt (1) affirmant la compétence des tribunaux français pour connaître d’un litige ayant pour origine l’offre à la vente et la vente de produits prétendus contrefaisants depuis un site Internet domicilié aux Etats-Unis et rédigé en anglais.
Comme souvent dans ce type d’affaires, les faits étaient relativement simples.
Une société de création, de fabrication et de distribution de vêtements, titulaire de marques françaises et communautaires, estimait que ses marques étaient reproduites sans son autorisation sur le site Internet <www.ebay.com> ; . N’ayant pu obtenir à l’amiable la cessation des agissements reprochés, la société assigna en contrefaçon les sociétés EBAY Inc. (société de droit américain), EBAY Europe (société de droit luxembourgeois) et EBAY France (société de droit français) devant le Tribunal de grande instance de Paris.
Les sociétés EBAY tentèrent en vain d’obtenir du juge de la mise en état qu’il se déclarât incompétent (le cas échéant au profit des juridictions américaines), et c’est à l’encontre de son ordonnance rendue le 5 mai 2009 que les sociétés EBAY interjetèrent appel.
En matière délictuelle, l’article 46 du Code de procédure civile ouvre un choix au demandeur à l’action : il peut saisir la juridiction du lieu du domicile du défendeur, celle du lieu du fait dommageable ou bien celle du lieu où le dommage a été subi.
En ce qui concerne les actes de contrefaçon perpétrés sur des sites Internet, par hypothèse accessibles n’importe où dans le monde, la tentation est grande pour les titulaires de droits français de saisir les juridictions nationales au prétexte que le dommage serait réalisé en France.
Depuis plusieurs années, la Cour de cassation a donc jugé que la compétence des juridictions françaises ne devait être reconnue que lorsque le site Internet litigieux vise le public de France ou est destiné au public du territoire français (2).
Pour faire application de cette règle et justifier leur compétence territoriale, les juges du fond vont même plus loin et ont l’habitude de rechercher s’il existe un lien suffisant, substantiel ou significatif entre les faits allégués et le territoire français. Pour cela, ils constatent par exemple, souvent cumulativement, que le nom de domaine est d’extension française, ou que le site Internet ne filtre pas les internautes selon leur pays d’origine (ou n’exclut pas les internautes français), ou qu’il est rédigé en langue française, ou qu’il présente des prix en euros, ou qu’il décrit les produits selon la réglementation française, ou qu’il propose des livraisons en France…
L’intérêt de la décision de la Cour d’appel du 2 décembre 2009 réside précisément dans le fait que sans doute le plus important des critères traditionnellement pris en compte pour légitimer la compétence des tribunaux français, à savoir l’utilisation de la langue française, a été purement et simplement écarté.
Au contraire, les juges constatent que les annonces publiées sur le site litigieux sont bien rédigées en langue anglaise mais ils estiment que quiconque (donc le public français aussi) est à même de comprendre "quelques mots basiques en cette langue". Par ailleurs, ils relèvent que l’extension <.com> du nom de domaine ne permet pas d’établir un rattachement avec un public d’un pays déterminé.
Des décisions précédentes avaient déjà affirmé que l’usage de la langue anglaise sur un site Internet ne faisait pas obstacle, en soi, à la compétence des juges français mais elles ont généralement été rendues dans des affaires où le public visé par le site Internet litigieux était plus restreint et plus averti qu’en l’espèce (par exemple des professionnels d’un secteur d’activité) et surtout par les magistrats chargés d’apprécier les actes de contrefaçon, spécialistes de la propriété intellectuelle, tandis que la présente affaire était jugée par le Pôle 1 de la cour, spécialement dédié aux questions de procédure et de droit international privé.
Cette décision pourrait donc avoir d’importantes répercussions tant sont rares les sites Internet commerciaux proposant de filtrer les internautes selon leur pays d’origine, alors que dans le même temps, nombreux sont les sites Internet commerciaux destinés au grand public, en langue anglaise et rédigés dans une langue relativement "basique".
Les futurs développements de jurisprudence sur cette difficile question devront donc être attentivement examinés afin de savoir si cette décision demeurera isolée ou bien confirmera que les juges français cherchent à devenir des acteurs incontournables de la répression des agissements illicites sur Internet, en tous cas contre ceux commis sur les grands sites communautaires de vente en ligne (peut-être censés donner l’exemple).
Dans cette dernière hypothèse toutefois, il existe un véritable risque d’incitation des titulaires de droit au forum shopping, les juges français étant notoirement plus répressifs dans ce type d’affaire, que les juges américains par exemple.
Manuel ROCHE
Juriste
Cabinet WAGRET, Conseils en Propriété Industrielle
(1) CA Paris, Pôle 1, 2ème ch., 2 déc. 2009
(2) Respectivement Cass. Com., 11 jan. 2005, Pourvoi N°02-18381, arrêt "Hugo Boss" et Cass. Crim., 9 sept. 2008, Pourvoi N°07-87281